Subsahariens à la tâche

Subsahariens à la tâche

Au début des années 2000, l’opinion marocaine découvrait que le Maroc serait devenu pour des migrants venus d’Afrique centrale, candidats au grand voyage vers l’Europe, une terre et une étape de transit. La presse locale hésitait entre la compassion pour la dureté des conditions de vie et de voyage de ces migrants, et le relais du mythe de l’invasion, développé par certains médias et hommes politiques en Europe. En 2005, un assaut désespéré lancé par quelques centaines de désespérés sur les grillage de Ceuta, largement couvert par les médias européens et maghrébins, achevait de consacrer le mythe du transit. Il y aurait donc au Maroc des milliers de Subsahariens, vivant dans les bois, en organisations autarciques, à la merci de réseaux (marocains) de passeurs mafieux, dans l’attente d’un passage vers l’Espagne, la plupart du temps au péril de leur vie.

Les subsahariens au Maroc, rien de nouveau !

Nous avons tous vu les images des noyés que la marée ramène sur les plages espagnoles, suivi ces reportages où de courageux journalistes font le voyage en patera, et certains d’entre nous se sont indignés avec les organisations militantes qui tentaient, souvent en vain, de venir en aide aux malheureux, tout en dénonçant les mauvais traitements dont ils faisaient l’objet et l’indignité de la position européenne en matière de migration. Il apparut cependant assez vite que cette réalité, si évidente qu’elle paraisse, constituait une fiction politique commode à plus d’un titre. Pour les pays européens d’abord, elle entérinait l’imaginaire d’une menace d’invasion justifiant tous les discours d’alerte et l’idée qu’une politique d’urgence était nécessaire aux frontières. Pour le Maroc, outre les bénéfices directement politiques tirés de l’association aux côtés des polices européennes dans le contrôle et la surveillance des frontières, on peut penser que cette hypervisibilité des Subsahariens venait très utilement rendre plus discrète cette part honteuse des migrations marocaines que formaient les «harragas», brûleurs de frontière.

Très vite donc, il apparut assez clairement que le transit des Subsahariens était un mythe qui masquait deux réalités «locales» : d’abord l’ancienneté des relations et des mobilités qui en découlaient, entre les régions de l’Afrique centrale et le Maghreb, le Maroc tout particulièrement. Sans remonter aux commerces caravaniers, ni même au rôle de la Tijania, confrérie musulmane née à Fès, essaimant en Afrique centrale, dès le 19ème siècle, il suffisait de rappeler les accords de partenariats privilégiés signés dès les années 60 entre le Maroc et le Sénégal, le Congo, la Guinée dans la circulation des étudiants. Ils sont aujourd’hui plus de cinq mille à venir de ces pays faire leurs études au Maroc, où certains restent d’ailleurs, leur diplôme d’ingénieur ou de médecin en poche, tandis que des étudiants marocains, chaque année plus nombreux, vont faire des études, de médecine notamment, au Sénégal. 

 

Les secteurs de la débrouille subsaharienne

Phénomène effectivement nouveau, l’apparition de mains-d’œuvre noires africaines sur certains segments du marché du travail marocain. Aujourd’hui on voit donc des Sénégalais, des Camerounais, des Maliens, Ivoiriens ou Ghanéens, embauchés comme vendeurs sur les joutias de Rabat, Fès, Marrakech ou Casablanca. Le cordonnier camerounais est  de nos jours un personnage familier de certains quartiers populaires de Rabat. On note un retour significatif des bonnes sénégalaises dans les familles de classes moyennes r’bati ; retour en effet, car c’était une longue tradition que la mobilité des bonnes dans les familles de la bourgeoisie marocaine dont certains membres ont migré au Sénégal ou en Côte d’Ivoire. Il existe maintenant une bourse informelle du travail à Takadoum (quartier populaire de Rabat où la présence de population africaine suffit aujourd’hui à faire nommer ce quartier de «noir» par les chauffeurs de taxi), spécialisée dans les ouvriers du bâtiment exclusivement subsahariens.

Tous les grands clubs de foot du royaume ont leur(s) joueurs(s) africain(s), comme la plupart des journaux francophones ont des journalistes africains. Mais c’est de loin dans les «call center» qu’ils sont les plus nombreux, jusqu’à représenter 30 à 40% des travailleurs de ces centres, dans certaines entreprises que nous avons visitées à Rabat et Casablanca5. Les boîtes de nuit, cabarets et bars de nuit à «ambiance africaine», assurée par des orchestres ivoiriens surtout, ont un grand succès et se développent, à Rabat, Casablanca ou Marrakech. Depuis trois ans maintenant que nous enquêtons sur ce phénomène, nous avons vu pour la première fois cette année, des vendeurs de produits alimentaires sénégalais et ivoiriens s’installer dans deux quartiers populaires de Rabat, signe évident, urbain et «tranquille» d’une population qui s’installe.

Ce phénomène est donc aujourd’hui au Maroc trop diffus et «banal» pour n’être que conjoncturel et occasionnel. Les Subsahariens, même si nombre d’entre eux rêvent d’Europe (comme pas mal de Marocains), sont donc désormais installés dans le paysage social des grandes villes marocaines, et nous sommes encore loin de comprendre toutes les dimensions de ce phénomène, toutes ses conséquences comme les transformations socio-économiques dont il est le signal. Il est loin d’être anodin en effet, le fait que des marchés du travail recourent à des mains-d’œuvre migrantes, et la chose mériterait encore de plus amples analyses, secteur par secteur, segment par segment.

Soulevons simplement quelques pistes et hypothèses. D’abord, il est indéniable que les migrants africains au Maroc entrent sur le marché du travail par le bas et si on peut le dire ainsi «par le milieu», chose assez rare dans les pays européens où les migrations sont toujours entrées par le bas des échelles professionnelles. Les Africains apparaissent en effet à la fois sur des segments de marché précarisés, tels la domesticité, les manœuvres du bâtiment, les petits métiers urbains, comme sur des segments qui requièrent qualification et spécialisation (techniciens informatiques, opérateurs des call center, personnels médicaux - médecins compris -, journalistes), avec d’ailleurs des populations qui ne se mélangent pas et pratiquent peu les solidarités communautaires.

Leçons d’une mutation du marché de l’emploi

De quels changements ces modes d’entrée sont-ils alors significatifs ? On peut développer deux exemples extrapolables avec prudence. Dans le bâtiment, le recours aux mains-d’œuvre subsahariennes concerne essentiellement de très petites entreprises concentrées sur les petits chantiers de construction ou de réparation. A cela une explication évidente : les grands chantiers de ces dernières années au Maroc (villes nouvelles, complexes touristiques, aménagement urbain) menés par les grandes entreprises du secteur ont certainement épuisé les réservoirs de main-d’œuvre marocaine qualifiée dans le secteur, obligeant les petites entreprises à chercher plus loin, hors des cercles de compétence, leurs employés. Or, comme des patrons nous l’ont expliqué, il s’offre aux patrons de ces TPE, deux solutions :

soit le recours aux parentés élargies, dans les zones rurales notamment, soit les Subsahariens. Ceux-là sont préférés, disent les patrons, pour leur «docilité». Une manière, sans doute brutale, d’énoncer un fait social : on ne commande pas à son «cousin», fût-il lointain, comme on commande à un ouvrier «étranger»6! Le recours à l’étranger ici permet de perpétuer les formes autoritaires, discrétionnaires de l’exercice du pouvoir patronal. Cette caractéristique peut d’ailleurs être généralisée, y compris sur les segments spécialisés où apparaissent les mains-d’œuvre subsahariennes. On peut en effet avancer que c’est en grande partie pour perpétuer un type de rapport de pouvoir, personnalisé, autoritaire et absolu, que certains patrons recrutent des travailleurs immigrés, ce qui signifie alors logiquement qu’une partie des jeunes marocains arrivant sur le marché du travail se montrent réticents, voire réfractaires, à ce type de rapports de pouvoir ! L’hypothèse demanderait à être vérifiée, elle nous a été inspirée par nos rencontres avec certains patrons.

Plus globalement sur les marchés du travail spécialisés à moyen ou haut niveau de compétence, le recours aux mains-d’œuvre étrangères ne signifie nullement qu’il n’y a pas de nationaux disponibles sur ces segments de marché. Il peut signifier ici que des logiques de précarisation et de «flexibilisation» sont en marche dans ces segments de marché, précarisation et flexibilité que les travailleurs marocains sont moins enclins à accepter ou capables de contourner pour d’autres types d’emplois, notamment dans le public pour les postes techniques. En clair, si dans la presse, dans l’informatique, dans les call center, y compris aussi dans l’enseignement privé, on voit arriver des travailleurs migrants, étrangers et en tant que tels moins «protégés» socialement, c’est d’abord parce que les conditions de travail, de rémunération et d’emploi dans ces secteurs se dégradent, au point que les nationaux, susceptibles d’accéder à d’autres segments de marché, notamment dans le public, les désertent. Mais soyons plus précis encore : le recours aux travailleurs immigrés est, dans bien des cas, une stratégie patronale pour justement dégrader ou affaiblir les conditions de travail dans un secteur donné ; c’est à cela souvent par le passé, dans les sociétés occidentales, qu’ont servi les migrants.

 

1 Ce titre est celui d’un ouvrage en préparation sur les migrations subsahariennes au Maroc (Peraldi Michel, directeur, D’une Afrique à l’autre, migrants subsahariens au Maroc, Paris, Khartala, 2011), rendant compte d’un travail de recherche effectué en partenariat avec la CISS et financé par la Commission européenne.

2 Quelques données pour étayer ces arguments: en 2004, l’essentiel des flux migratoires vers l’Espagne était composé de Marocains, ils étaient alors plus de 474 000 à vivre en Espagne, et plus de 737 000 en 2009. Très loin devant les Subsahariens qui, toutes nationalités confondues, comptaient 300 000 personnes en Espagne en 2009, soit 3% du total des étrangers résidant en Espagne à cette date (source OCDE/CARIM). Si on comptait en 2006 le chiffre record de 31 678 personnes arrivées sur les îles Canaries, ce chiffre tombait à quelques centaines pour l’année 2010. Rien donc d’une marée humaine, même dans les années record. Sur ce thème de nombreux travaux, voir pour le plus récent la dernière livraison de «Hommes et Migrations», n° 1286-1286, juillet 2010 sur «Les migrations subsahariennes»

3 Avec ce pays en particulier, les accords incluent également l’échange de travailleurs

4 On compte un peu plus d’un millier d’étudiants marocains inscrits à l’université de médecine de Dakar

5 Le secteur représente aujourd’hui au Maroc 250 entreprises, et un peu plus de 250 000 salariés

6 «Je ne peux pas refuser une pause à un ouvrier marocain qui prétend aller faire la prière, même si je sais que c’est pour aller fumer une cigarette», dit assez lucidement un patron. L’Africain, lui, va travailler toute sa journée sans pause, d’autant plus qu’il sait n’avoir aucun moyen de faire valoir son droit !