Sois mince et tais-toi !

Sois mince et tais-toi !

Auteur : Mona Chollet

Elles avaient conquis chèrement leur indépendance économique et la maîtrise de leur fécondité. Les femmes font aujourd’hui face à un violent retour de bâton. « L’ordre social s’est reconstitué spontanément en construisant autour d’elles une prison immatérielle », relève Mona Chollet, journaliste au Monde diplomatique. Obsession de la minceur, frénésie de régimes, banalisation de la chirurgie esthétique… l’image de la féminité qui est matraquée par la culture populaire est terrifiante. D’abord parce qu’elle promeut « comme un fait de nature » un partage archaïque des rôles : à l’homme la rationalité et l’efficacité productrice, à la femme la sensualité et la frénésie consumériste. Mais surtout parce que « l’omniprésence de modèles inatteignables enferme nombre de femmes dans la haine d’elles-mêmes, dans des spirales ruineuses et destructrices où elles laissent une quantité d’énergie exorbitante ». Cette autodévalorisation permanente du corps, source d’anxiété voire de graves pathologies comme l’anorexie, condamne les femmes « à ne pas savoir exister autrement que par la séduction », les enferme « dans un état de subordination permanente », et les empêche de travailler à la conquête d’autres avancées dans la lutte contre les violences, les inégalités au travail, etc.

Mona Chollet n’appuie pas seulement sa démonstration sur des enquêtes sociologiques ou des témoignages, comme ceux, poignants, du mannequin anorexique Portia de Rossi. Elle analyse la culture féminine populaire, véhiculée par les séries télévisées, les blogs et la presse féminine – vecteur elle-même de discours publicitaires. Leur efficacité repose sur la « relation affective, ludique, aux représentations qu’ils proposent », insiste-t-elle. La presse féminine est la seule « à prendre au sérieux une certaine culture féminine », celle qui s’est forgé ses codes, au fil des siècles, comme dans tous les groupes dominés (prolétariat, esclaves). Mais surtout, la collusion entre les industries de la mode, de la publicité, des médias et du divertissement leur donne des « moyens de persuasion clandestine » redoutables (« puissance de feu économique, habileté culturelle et multiplicité des relais »). L’heure est à l’envahissement de tous les domaines de la vie par une logique consumériste. Or le besoin légitime d’évasion après le temps de participation sociale n’est pris en charge que par cette culture de masse, qui y apporte une seule réponse : l’injonction d’acheter. Mona Chollet souligne le cynisme de cette machine qui, en période de crise économique et de dureté des relations sociales – dureté qui touche d’abord les femmes, plus exposées au temps partiel subi, aux représailles suivant les grossesses, au chômage et à la précarité –, propose un repli sur la sphère privée, repli totalement irréaliste qui « nie purement et simplement le monde commun ». Ce discours n’apprend pas aux femmes comment faire face aux violences de l’époque, mais comment s’y soumettre, en contournant avec perversité leur intelligence et en jouant sur des peurs profondes (ne pas ou plus être aimée, vieillir, ne pas correspondre aux attentes extérieures). Il est une négation de la subjectivité féminine et des différentes manières d’être femme.

 

Bras d’honneur aux femmes

« L’inégalité des rôles esthétiques entre hommes et femmes » dans la société, rarement évoqué, a de graves conséquences. « Les hommes peuvent espérer qu’on rende hommage à leur physique avenant sans pour autant qu’on les oblitère en tant que personnes, ce à quoi une femme s’expose constamment », note Mona Chollet. Les femmes, elles, font face à une tyrannie de l’apparence et doivent se conformer à des clichés aussi mièvres qu’acrobatiques : être active et séductrice (au prix d’emplois du temps infernaux), être mince tout en incarnant l’idéal maternel… D’autant qu’elles se sont aventurées sur des terrains jusqu’alors réservés aux hommes : « elles semblent devoir compenser le déséquilibre ainsi créé en restreignant la place que leur corps occupe dans l’espace ». La fixation sur la minceur des femmes n’est pas une obsession de la beauté mais de « l’obéissance féminine ». Les suicides de mannequins usées et abusées par un monde inhumain, les décès liés à la chirurgie esthétique, pour laquelle les femmes s’endettent ? On en parle très peu. Peu de voix s’élèvent contre cette vision du corps féminin comme un amas de morceaux isolés, dont l’examen, sous une lumière crue et permanente, prescrit la réfection à prix d’or. Or, remarque l’auteure, « si les femmes se laissaient moins facilement persuader de leur indignité physique, le marché de la chirurgie esthétique, aujourd’hui en croissance exponentielle, s’effondrerait, et les médecins retourneraient soigner « les oreillons et les hémorroïdes, maladies que la publicité est impuissante à exacerber » ». Et de citer Fatema Mernissi, qui, ne trouvant pas de vêtement à sa taille dans un magasin aux Etats-Unis, rétorque à la vendeuse qu’il serait préférable d’adapter les habits aux femmes, et non les femmes aux habits.

Cette récupération commerciale du souci de l’apparence est le vecteur d’un véritable « racisme social ». « Ce souci exclusif de ses loisirs, de son bien-être et de son plaisir revêt une nette dimension de classe. Il constitue un bras d’honneur plus ou moins franc adressé à la plèbe par une élite privilégiée qui évolue dans un monde à part, une bulle luxueuse, et qui ne veut rien savoir du cloaque où grouille la populace ». Une élite de people, qui malgré son népotisme et son culte de la lignée, suscite respect et envie. Mona Chollet déplore cette image d’un « monde résigné, qui a fait son deuil des espoirs de progrès social. Un monde qui se perd dans la contemplation rêveuse des bien-nés, n’ambitionnant plus rien d’autre que de parvenir à imiter leur mode de vie en reproduisant leurs habitudes de consommation ». Au racisme social, s’ajoute le racisme tout court : malgré les proclamations du goût pour le métissage, la mondialisation s’avère une nouvelle vague d’impérialisme. Face aux couvertures de magazines peuplées de figures blanches et blondes, « on peine à trouver quelque part une démonstration convaincante de ce multilatéralisme » : ces industries ont une « force d’eugénisme banalisé ». A nous de refuser cette injonction à être une « femme-objet », pour être, tout simplement.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Beauté fatale, les nouveaux visages d’une aliénation féminine

Zones, 240 p., 18 €