Si loin de la réalité

Si loin de la réalité

Auteur : Charles Saint-Prot, Frédéric Rouvillois

 

Pourquoi le Maroc est-il resté en marge des tourments des révolutions arabes ? C’est à cette question qu’a essayé de répondre une quinzaine d’universitaires, chercheurs en différentes disciplines, sous la houlette de Charles Saint-Prot et Frédéric Rouvillois.  Pour parler de cette « exception marocaine », chacun y est allé de son argument, de sa théorie, cherchant souvent dans l’histoire, l’origine de cette stabilité. Les chercheurs nous renvoient jusqu’à la genèse du Royaume et les volontés réformatrices de Mohamed V et de son successeur feu Hassan II.

Mais parfois à  force de s’éloigner dans le temps on en oubli le présent, la realpolitik d’aujourd’hui, la rue et ses revendications. C’est justement un des reproches qu’on pourrait faire à ce livre.

Selon les auteurs de cet ouvrage, ce qui semble différencier le Maroc des autres oligarchies arabes, c’est la monarchie alaouite, son histoire avec le peuple, sa stabilité économique, son statut avancé avec l’Europe, la position géopolitique du Maroc, son enracinement dans l’Afrique et  le poids des confréries religieuses.

La religion, parlons-en ! Pour Charles Saint-Prot, « Les adeptes des confréries sont donc fort nombreux et leur influence est considérable dans la mesure où leur action constitue un facteur  déterminant des grands équilibres du pays. Elles participent à l’encadrement spirituel, et parfois social». Toujours selon cette même étude, ce sont ces confréries, leur ancrage dans la société et leur message de paix qui continue de faire barrière à l’Islam politique au Maroc.

Au-delà de ce rempart  religieux et de son rôle de modérateur dans la société, les chercheurs nous parlent de réformes profondes entamées au Maroc : séparation équilibrée des pouvoirs, de démocratie pluraliste et libérale, de démocratie citoyenne et participative …et oublient d’évoquer toutes les atteintes aux libertés. (Emprisonnement de rappeurs ou de bloggeurs pour ne citer que ceux là) et toute une frange marginalisée qui est bien loin de tout processus démocratique.

On  tombe vite dans la caricature d’un pays idéal qui a su faire taire tous ses démons.   

Frédéric Rouvillois, Professeur agrégé de droit public à l’Université Paris-Descartes et membre du Centre Maurice Hauriou, écrivain et politologue, explique quant à lui, dans une analyse- au départ pertinente -, que le consensus est plus une composante d’une monarchie que d’une république « Le consensus paraît plus aussi indispensable à une monarchie qu’à une république démocratique (…) dans une monarchie, le rapport entre pouvoir, consensus et légitimité est plus complexe, car la légitimité, du moins dans les monarchies modernes, n’est pas une légitimité à priori, dépendant de l’origine du pouvoir, mais une légitimité a postériori, liée, d’abord, à la capacité de réaliser le bien commun ».  L’analyste fait, par contre, l’impasse sur les événements qui ont conduit au consensus et à la nouvelle constitution, minimisant jusqu’à réduire, les revendications de la rue et le rôle de la société civile. Quant aux réformes, on s’est contenté, dans ce livre, de les citer sans se soucier de leur application.

 

Théories et autres déceptions

Autre grande déception de ce livre, la contribution signée : Zeina El Tibi sous le titre généreusement ambitieux : L’évolution de la condition de la femme. La Présidente déléguée de l’Observatoire d’études géopolitiques, chercheur, essayiste et enseignante à l’Université  ouverte de Catalogne, nous explique le saut extraordinaire du Maroc en matière d’égalités des droits. « La troisième étape a été le renforcement de la place des femmes en politique et dans les affaires publiques. Des progrès conséquents ont été effectués en matière de représentativité des femmes dans la sphère politique. Cette implication politique a été jugée indispensable pour donner corps à une égalité juridique … ». A moins que l’on vive sur une autre planète, il serait difficile de croire en ce vœu pieux !  

Dans sa conclusion Zeina El Tibi n’hésite pas à parler de « l’amélioration constante du statut de la femme marocaine, tendant désormais vers l’égalité ». La chercheuse devrait peut être rentrer au Maroc pour vivre cette égalité au quotidien et voir à quel point les femmes sont présentes dans la vie politique du pays. La lecture de cette contribution rend perplexe. Un discours rompu à toute réalité à l’heure où une seule femme siège au gouvernement marocain. 

Mais nous n’en sommes pas à un oubli près. La stabilité économique est aussi un des arguments qui étaye la théorie de l’exception marocaine. Selon l’économiste Henri-Louis Védie, la crise financière qui a démarré aux Etats Unis et qui s’est vite propagée dans toute l’Europe n’a pas pu traverser les frontières du Royaume. L’intégration limitée du système financier marocain dans le système financier global serait favorable à son économie. « La politique macro-économique du Maroc se caractérise bien par différents  leviers, supports lui permettant d’être souvent à contre-courant de la situation nationale et internationale. C’est cela aussi l’exception marocaine. Et c’est ce qui fait de son économie une économie résiliente à la crise », conclut-il. En réalité, les investissements ainsi que le tourisme ont pris un sérieux coup de frein et les exportations ont baissé sensiblement à cause de la crise ! Dans son analyse, l’auteure fait également l’impasse sur les différentes fragilités économiques du pays : un Etat qui vit au-dessus de ses moyens, le taux de chômage qui se creuse,  panne industrielle, une caisse de compensation épuisée, des finances publiques malmenées…

Au final, cet ouvrage qui coûte 190 DH  censé nous éclairer et apporter des réponses à nos incompréhensions ne fait que les exacerber.  

 

L’exception marocaine

Sous la direction de Charles Saint-Prot et Frédéric Rouvillois

282 p. 190 DH.

 

Par : Amira-Géhanne Khalfallah