Que cache le taux d'inflation ?

L’inflation est maîtrisée ». C’est ce qu’affirment, depuis deux décennies, les autorités monétaires du pays. A première vue, et si l’on s’en tient aux chiffres annoncés, cette affirmation semble justifiée. Alors qu’à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingts, à la veille de la mise en place du Plan d’ajustement structurel (PAS), le Maroc enregistrait un taux d’inflation à deux chiffres, celui-ci n’a qu’exceptionnellement dépassé les 3%, au cours de ces dix dernières années. Quant au taux prévu pour 2008, il n’est que de 2% !

Et pourtant, la question de l’inflation a rarement fait l’actualité autant qu’aujourd’hui : hausse des prix, manifestations contre la cherté de la vie, mesures d’urgence du gouvernement pour tenter d’enrayer la hausse… A ces événements s’ajoutent un certain nombre de réformes, en matière de politique monétaire, dont notamment la décision de Bank Al Maghrib d’opter pour une politique de ciblage de l’inflation, en remplacement de la politique de ciblage de la croissance des agrégats monétaires, menée jusqu’à présent. Cette dernière consiste à agir sur l’évolution de la masse monétaire, par le biais des taux directeurs et des opérations d’Open Market (achat et vente de bons du Trésor). Mais dans un contexte de libéralisation progressive du compte capital et d’ouverture des marchés à l’international, il devient de plus en plus difficile de contrôler les entrées et sorties de capitaux et donc d’agir sur les flux monétaires,  d’où la nécessité d’anticiper les évolutions, en prenant en compte l’ensemble des facteurs en rapport avec l’inflation, et non pas uniquement le volume et la vitesse de circulation de la monnaie.

 

Un projet de révision de l’ICV    

Le ciblage de l’inflation consiste à se fixer un objectif à atteindre en matière d’inflation. La Banque centrale s’efforce de faire correspondre le taux d’inflation à un taux cible ou à une fourchette de taux cibles, déterminés à l’avance. Les décisions de politique monétaire seront ainsi prises en fonction de ce taux ou de cette fourchette de taux. L’un des principaux avantages du ciblage est qu’il permet d’accroître la confiance des investisseurs et des opérateurs économiques dans la stabilité des prix. Mais le ciblage de l’inflation suppose, au préalable, une certaine indépendance de la Banque centrale vis-à-vis du pouvoir politique, son action ne devant, en aucun cas, être dictée par des considérations budgétaires. C’est ce qui explique pourquoi le choix de Bank Al Maghrib, pour le ciblage de l’inflation, fait suite à l’entrée en vigueur des nouveaux statuts de la Banque centrale, qui lui confèrent davantage d’autonomie dans l’élaboration et la conduite de la politique monétaire, avec pour mission de veiller à la stabilité des prix.

Le choix du ciblage de l’inflation intervient également après la mise en place, par Bank Al Maghrib, d’un nouvel indice de mesure de l’inflation : l’indice d’inflation sous-jacente. Cet indice, qui devrait servir au ciblage, est censé refléter l’évolution des prix, en dehors de toute fluctuation temporaire. L’indice d’inflation sous-jacente exclut par conséquent du calcul de l’inflation le prix des carburants et des denrées alimentaires de base. Ce qui n’est pas sans poser un certain nombre de questions quant à l’opportunité de l’utilisation de cet indice, eu égard à l’importance des denrées alimentaires de base dans la vie quotidienne de la grande majorité des Marocains, et à l’impact du coût de ces denrées sur le taux d’inflation.

A ces mesures, en matière de politique monétaire, s’ajoute le projet de révision, par le Haut commissariat au plan (HCP), de l’Indice du coût de la vie (ICV) dont l’évolution permet de calculer le taux d’inflation. Le projet en question prévoit le changement de nom de l’indice qui devrait s’appeler l’IPC (Indice des prix à la consommation). Il prévoit également un élargissement du panier de l’indice, qui devrait avoir pour base l’année 2006 et tenir compte de l’évolution des habitudes de consommation de la population. Plus d’une centaine de nouveaux produits seront, à ce titre, ajoutés au panier. Il s’agit, entre autres, de produits alimentaires (dinde, ananas, fraises; etc.), de boissons (jus de pêche, verveine, bière, vin…), de produits électroniques (Internet, micro-ordinateur, téléphone portable, parabole…), etc. Le projet prévoit enfin, un élargissement des enquêtes de consommation qui devraient  concerner 17 villes et cibler la totalité de la population urbaine.

L’ensemble des réformes énoncées s’inscrit dans le cadre de la mise en conformité du pays aux normes et usages en vigueur, à l’échelle internationale. Elles vont dans le sens des recommandations d’organismes tels que le FMI et la Banque mondiale, l’objectif recherché étant d’améliorer l’attractivité du Maroc auprès des investisseurs étrangers et de renforcer sa crédibilité sur les marchés financiers internationaux. Mais la question la plus importante demeure de savoir à quoi correspondent les taux d’inflation annoncés. Dans quelle mesure ces taux reflètent-ils la réalité de l’inflation ? Et surtout, comment celle-ci est-elle ressentie par la population ?

 

L’ICV, un indicateur très partiel

L’inflation est calculée mensuellement à partir de l’Indice du coût de la vie (ICV). Cet indice mesure l’évolution des prix, sur la base d’un échantillon de 385 produits et 768 sous-produits qui constituent « le panier de la ménagère ». A chaque produit et sous-produit du panier est associé un coefficient de pondération, correspondant à son poids dans la consommation des ménages. Ce sont les produits alimentaires qui représentent la part la plus importante du panier, avec un coefficient de pondération de 45,15%.

L’ICV est établi à partir d’enquêtes menées par le HCP au sein de 11 villes du royaume et portant sur les habitudes de consommation de cinq catégories socio-professionnelles, représentant la «population modeste», soit environ 70% de la population urbaine marocaine. La base de l’indice est 1989. Mais l’ICV n’est pas le seul indice de mesure de variation des prix au Maroc. Il y a également l’IPP (Indice des prix à la production industrielle, énergétique et minière) qui indique l’évolution des prix de produits au stade de leur production, ainsi que l’IPG (Indice des prix de gros) qui mesure l’évolution des prix de gros des produits agricoles. Dans ce cas, l’ICV est-il l’instrument adéquat pour mesurer l’inflation ?

En réalité, l’ICV est davantage un indice d’évolution des prix à la consommation qu’un indicateur d’inflation, car il ne reflète pas réellement l’écart inflationniste. Celui-ci est défini comme « la différence entre la valeur totale des achats effectués au cours de l’année N et évalués au prix de la même année, et la valeur totale des biens et services vendus durant l’année N et évalués au prix de l’année N-1 ». L’écart inflationniste serait, en fait, beaucoup mieux révélé par un autre instrument, le «déflateur du PIB». Cet instrument, qui permet de corriger le Produit intérieur brut des effets de l’inflation, mesure, en effet, le prix actuel de l’ensemble des biens et services produits sur le territoire, par rapport à une année de référence. Mais le déflateur du PIB est généralement peu utilisé, même dans les pays développés, comme instrument de mesure de l’inflation. Car, bien qu’il reflète celle-ci de manière beaucoup plus réelle, il est peu connu du public et surtout ne peut être calculé régulièrement, ce qui pose un problème de suivi.

Si l’ICV ne reflète pas la réalité de l’écart inflationniste, il n’indique que très partiellement l’évolution des prix à la consommation. En effet, la base de l’indice est 1989 ; ce qui signifie que l’ICV est calculé à partir de produits consommés par la population, au cours de l’année 1989. Or, il va sans dire que les habitudes de consommation de la population ont évolué, depuis cette date. En outre, le nombre de villes choisies pour le calcul de l’ICV, à savoir 11, est trop limité pour servir de référence, à l’échelle nationale. Car chacun sait que, dans le climat de spéculation anarchique qui règne dans le pays, les prix peuvent varier très différemment, d’une ville à l’autre. Enfin, l’ICV ne prend pas en compte l’ensemble de la population urbaine. Ce qui en fait, somme toute, un indice très limité de variation des prix à la consommation.

Mais ce qui rend l’ICV encore plus insignifiant, c’est qu’il ne tient pas compte de la population rurale, soit près de 45% de la population marocaine. Les habitudes de consommation de cette population sont, en effet, sensiblement différentes de celles de la population urbaine, les denrées alimentaires de base y représentant une part beaucoup plus importante dans les dépenses. Or, contrairement à certains produits dont les prix ont enregistré une baisse, au cours de ces dernières années, les coûts des denrées alimentaires de première nécessité n’ont cessé d’augmenter. La population rurale est, par conséquent, la première à souffrir de ces augmentations, qui entraînent une réduction importante de son pouvoir d’achat et un accroissement de la pauvreté au sein du pays. C’est donc cette population qui ressent le plus fortement les effets de l’inflation. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les manifestations de ces derniers mois contre l’augmentation du coût de la vie étaient surtout le fait de localités rurales.

Ce « décalage » entre les taux d’inflation annoncés et l’inflation telle qu’elle est ressentie dans sa dure réalité par une grande partie de la population, n’est pas sans provoquer un certain malaise chez les responsables, toujours prompts à monter au créneau pour se vanter de leurs efforts en matière de «transparence». C’est dans ce malaise qu’il faut sans doute voir l’origine du projet de réforme de l’ICV. Mais il ne faut surtout pas s’attendre à ce que le futur indice apporte des changements notoires au niveau des taux d’inflation. Si l’IPC refléte probablement mieux que l’ICV l’évolution des prix à la consommation, le fossé entre les taux d’inflation officiels et l’inflation ressentie par la population restera considérable. Mais qu’en est-il des efforts mis en œuvre, depuis le début des années quatre-vingts, pour maîtriser l’inflation ?

 

Pas de causalité entre maitrise de l’inflation et croissance économique

Les mesures prises, durant la période du PAS, pour limiter l’accroissement de la masse monétaire, dont notamment le plafonnement des crédits, ainsi que les efforts considérables déployés par Bank Al Maghrib après la fin de cette période pour éponger la surliquidité, ont abouti à une certaine maîtrise de l’inflation et contribué au maintien des équilibres macroéconomiques. Il n’empêche que malgré ces réalisations, la croissance escomptée n’a pas été au rendez-vous. Bien qu’elle existe, elle reste instable et trop faible pour permettre de lutter efficacement contre la pauvreté et d’assurer au pays un véritable développement économique.  

Si la stabilité des prix peut dans certains cas se révéler intéressante, il n’existe pas, contrairement à ce qu’ont longtemps laissé croire certains économistes, de rapport de cause à effet entre maîtrise de l’inflation et croissance économique. Dans le cas du Maroc, la stabilité des prix apparaît être une condition nécessaire, mais non suffisante à la croissance économique. La maîtrise de l’inflation et, plus généralement, le maintien des équilibres macro-économiques sont seuls capables de donner confiance aux investisseurs en la stabilité du pays, et d’éviter à celui-ci de se retrouver dans une situation similaire à celle qui a conduit à la mise en place du PAS. Mais alors, qu’est-ce qui explique l’absence de forte croissance ? N’est-elle pas due, en premier lieu, à la faiblesse des investissements nationaux, notamment dans les secteurs à forte valeur ajoutée ? Question épineuse et complexe, mais ô combien intéressante !

 

Les indices d’évolution des prix

L’évolution des prix, au Maroc, est calculée par le HCP, à partir de l’Indice du coût de la vie (ICV), de l’Indice des prix à la production industrielle, énergétique et minière (IPP) et de l’Indice des prix de gros (IPG) :

L’ICV calcule mensuellement la variation des prix à la consommation. Il est établi à partir d’enquêtes menées au sein de 11 villes du royaume (Rabat, Casablanca, Kenitra, Fès, Meknès, Marrakech, Oujda, Agadir, Tétouan, Tanger et Laâyoune).

Les enquêtes menées portent sur les habitudes de consommation de cinq catégories socioprofessionnelles, qui représentent environ 70% de la population urbaine. Les catégories recensées sont les cadres moyens, les commerçants, les indépendants non agricoles, les employés dans les bureaux et services et les ouvriers non agricoles.

-L’IPP mesure trimestriellement l’évolution des prix des produits à leur stade de production, c’est-à-dire avant leur introduction dans le circuit commercial. Le panier de l’IPP est composé de 301 produits et 521 sous-produits. L’indice a pour base 1997.

-L’IPG permet, quant à lui, de suivre l’évolution des prix de gros des produits agricoles sur le marché national. Cet indice n’est plus publié.

 

Le ciblage de l’inflation

Le ciblage de l’inflation est un cadre de politique monétaire permettant à la Banque centrale d’assurer un faible taux d’inflation. Le ciblage consiste en la détermination d’une cible d’inflation à atteindre, dans un délai fixé à l’avance. Il permet ainsi de publier les prévisions d’inflation et d’adopter, par anticipation, les mesures qui s’imposent

pour maîtriser les prix. Mais le ciblage de l’inflation nécessite de la Banque centrale un minimum d’indépendance, ainsi que la mise en place d’un dispositif approprié d’analyse et de prévision. Le plus souvent, le ciblage est basé sur un indice d’inflation sous-jacente, qui exclut du calcul de l’inflation des produits tels que l’énergie et les produits alimentaires, dont les prix sont sujets à de fréquentes variations.

Le ciblage suppose aussi de choisir entre un taux cible ponctuel et une zone cible (la cible se situe alors dans une fourchette de taux). C’est cette dernière option qui est généralement choisie par les banques centrales, compte tenu du risque de manquer le taux cible, du fait des difficultés inhérentes à la prévision de l’inflation. A l’heure actuelle, de nombreux pays appliquent la politique de ciblage de l’inflation. Parmi eux notamment, le Canada, l’Australie, la Grande- Bretagne, la Suède, l’Afrique du Sud, le Brésil, le Chili, le Mexique, la République tchèque, la Pologne, etc.

S’il n’a pas été prouvé que l’efficacité du ciblage est universelle, il n’empêche que les pays qui l’ont adopté ont enregistré des résultats prometteurs. Les analystes restent toutefois prudents, car l’ensemble de ces pays a bénéficié d’une conjoncture internationale peu inflationniste. Or, il ne serait possible de juger pleinement de l’efficacité du ciblage, qu’en cas de poussée inflationniste à l’échelle de la planète. Quoi qu’il en soit, on remarque que c’est dans les pays où la Banque centrale est indépendante que l’inflation est la mieux maîtrisée.