Quand les anciennes colonies perdent la mémoire

Quand les anciennes colonies perdent la mémoire

Auteur : Benjamin Stora

C’est toujours à travers une écriture hybride et fluide que Benjamin Stora nous livre l’Histoire. L’historien-voyageur, entame une série de déplacements en Algérie, Maroc et Viêt Nam de 1995 à 2002 et nous livre une histoire vivante, toujours en mouvement.

Il a choisi ces trois pays qui ont en commun, l’héritage de la colonisation française.

Dans son écriture basculant tour à tour entre intime et images publiques, Benjamin Stora nous donne à lire l’histoire autrement.  

En 1998, le chercheur retourne en Algérie, cette terre qui l’a vu naître. Il y va pour voir et vivre le quotidien des Algériens dans ces années meurtries par le terrorisme. Une guerre complexe, comme toute guerre civile : « Le régime et les islamistes se déplacent sans cesse sur l’échiquier politique, modifiant leurs actions, changeant de programmes, de rôles. Dès lors, à qui se fier ? Et comment s’y reconnaître ? L’invisible de cette guerre vient aussi de son impossible identification à l’un ou l’autre des acteurs qui s’opposent férocement. Et comment trouver cette majorité silencieuse qui résiste au monde truqué qui l’entoure ».

Pourtant, cette Algérie désorientée -qui n’a toujours pas réglée ses comptes avec la colonisation française-  a trouvé son expression dans le cinéma. L’œil de l’historien se fait caméra et tente une rétrospection. Il analyse six films produits entre 1993 et 1998 pour suivre l’évolution du pays et essaye de cerner son histoire. Il commence par L’autre côté de la mer de Dominique Cabrera qui revient sur la guerre de libération 1945-1962 et le met en écho de Sous les pieds des femmes de Rachida Krim. Un film qui fait déplacer les lignes narratives et se réfère à cette première guerre. « Sous les pieds des femmes est à la fois une analyse critique de la guerre d’indépendance algérienne à l’aune de la tragédie contemporaine et un regard sur le statut des femmes dans le monde musulman », analyse l’auteur. On y retrouve aussi Nadir Moknèche  qui, lui, a choisi l’allégorie dans Le harem de Madame Osman (1998) « Nadir Moknèche s’est construit un monde en mélangeant souvenirs, fantasmes et images prélevées du réel. Un monde troué d’absences, celle des hommes partis à la guerre, dans les champs pétroliers ou en France, celle de l’Algérie réelle (le film a été tourné au Maroc), celle des engagements idéologiques, et celle du sang de la guerre ».

Pendant que la guerre tuait en Algérie, le Maroc vivait une transition politique importante.

De 1998 à 2001, Stora s’installe au royaume pour vivre cette période charnière, celle du passage du règne de Hassan II à celui de Mohammed VI. « On voyait apparaître une presse indépendante, animée par de jeunes journalistes, en particulier avec Le Journal et Assahifa. Qui commençaient jusque là à briser les tabous. On y trouvait des enquêtes sur les conditions de la mort de Mehdi Ben Barka en 1965, ou sur les circonstances de coup d’Etat fomenté par Oufkir au début des années 1970. Ces articles audacieux étaient autant de défis lancés à Driss Basri, dont les journaux réclamaient la démission. Donc, avant même la mort de Hassan II, les prémices d’une remise en cause existaient ».

C’est ce Maroc en mouvement que nous retrace Stora dans ce livre.

L’auteur va s’intéresser à la berbérité du pays à travers un personnage clé : Mohamed Chafik. « En écoutant Mohamed Chafik, dit-il, et en suivant son chemin politique, je vois mieux les ruptures et continuités de l’idéologie marocaine… ».

Malgré ses mouvements internes, sa jeunesse en éveil, le Maroc souffre selon l’historien de repli à cause de la fermeture de ses frontières,  avec l’Algérie, avec l’Europe, et à cause  du Polisario au Sud. Cette situation insulaire imprègne le quotidien des Marocains, cela se voit dans « le rapport des Marocains aux grandes familles. Cette véritable aristocratie est très difficile d’accès. Elle se comporte comme si elle possédait un savoir propre ». La surprise fut de taille pour l’historien qui venait souvent au Maroc mais qui a du y vivre pour se méfier du discours qu’on tenait en France « on parlait d’un pays aux larges horizons, carrefour stratégique de plusieurs civilisations, très ouvert au monde, accueillant de nombreux touristes et favorisant les échanges commerciaux comme la circulation des élites. Le contraire, en quelque sorte de l’Algérie, que je connaissais bien mieux. Ce n’est donc pas si vrai que cela… ».  

Comparer l’Algérie et le Maroc, c’est ce qu’il faut  absolument éviter, recommande-t-on à  l’historien !  Pourtant Stora va s’adonner à cet exercice non pas par provocation mais pour rappeler des faits, les liens  irréductibles  entre Algériens et Marocains et cette mémoire commune que l’on a voulu occulter.

Aujourd’hui dans le constantinois, on commémore tous les ans le 20 août « mais les jeunes, déplore-t-il, ne font pas le lien entre ce soulèvement et la déposition par les autorités coloniales françaises du sultan, le futur roi du Maroc, Mohamed V… »

La mémoire se perd, les idéologies ont la peau dure et continuent d’alimenter les conflits.  Pourtant « ce sont les mêmes jeunes que je vois à Alger ou à Casablanca, habillés de la même manière, chantant les mêmes chansons…et voulant partir, les uns comme les autres », compare  l’auteur.

Bien plus loin, le ViêtNam. Ce pays comme l’Algérie et le Maroc a connu les affres de la colonisation française et tout autant qu’eux, il ne se rappelle plus de son histoire. Toutefois, le cas du Viêt Nam demeure différent, cette perte de mémoire provient plutôt d’une guerre qui a duré quarante ans et qui a « « enlevé » beaucoup d’hommes. Ceux de mon âge sont rares. On voit surtout des femmes, de jeunes et des personnes âgées dans les ruelles……et la première question qui me vient est celle-ci : avec un tel trou générationnel, comment se transmet la mémoire, familiale ou étatique, dans ce pays », conclut Stora.  

La mémoire de Hanoi se construit peu à peu dans un imaginaire cinématographique déformant comme Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino, ou Platoon d’Oliver Stone en attendant que les Vietnamiens prennent possession de leur histoire.

 

Par : Amira Géhanne Khalfallah

 

Voyage en post colonies

Viêt Nam, Algérie, Maroc

Benjamin Stora

Editions Stock / 133 pages

230 DH