Qu’est-ce que le clientélisme ?

Qu’est-ce que le clientélisme ?

Auteur : Hélène Combes et Gabriel Vommaro

Hélène Combes et Gabriel Vommaro analysent les évolutions du concept de clientélisme et de ses différents usages, au carrefour du politique et de l’économie morale.

 

Une société démocratique, ce serait d’une part un « État légal-rationnel (selon la typologie wébérienne) », c’est-à-dire universel et anonyme, dépassant les formes de politiques « traditionnelles », et d’autre part, l’avènement de « l’individu-citoyen émancipé des rapports de dépendances et d’interconnaissance », bref, l’inverse de ce qu’on entend communément par clientélisme. Or, montrent Hélène Combes et Gabriel Vommaro, cette définition est bien trop schématique. Les deux chercheurs en sciences politiques se penchent sur la question de la relation entre les rapports personnels et les relations politiques et proposent une relecture riche et stimulante de la notion de clientélisme. Celle-ci, « au cœur de luttes de délégitimation » et « difficilement dissociable de sa portée morale », est au carrefour de nombreux travaux dans diverses disciplines : anthropologie, sociologie, sciences politiques, et même histoire.

Sociologie du clientélisme retrace l’histoire intellectuelle du concept, depuis les travaux d’anthropologues marxistes et évolutionnistes comme Éric Wolf ou George Foster dans les années 1940, jusqu’aux récentes études du vote bying. Ils rappellent que c’est d’abord dans les sociétés dites primitives qu’ont été étudiées les relations interpersonnelles, avant que les chercheurs ne se penchent sur les sociétés méditerranéennes (en Espagne, en Italie et en Grèce notamment), puis que la science politique ne s’approprie la notion de clientélisme dans les années 1970. Une des principales interrogations des chercheurs de l’époque était l’articulation entre clientélisme et modernisation : « Dans la littérature dominante, le clientélisme est simultanément considéré comme la conséquence et la cause du sous-développement. Une conséquence, car on le rencontre généralement dans des économies de subsistance où une minorité – les patrons – contrôlent des ressources vitales pour le plus grand nombre – les clients. Mais le clientélisme est aussi à l’origine du sous-développement car les patrons ont tout intérêt à maintenir le statu quo et utilisent ainsi leur pouvoir d’intermédiation pour faire obstacle au progrès. » La question du rapport à l’État et à l’administration publique a aussi été posée, ainsi que son corollaire : la corruption. Dans une certaine littérature scientifique autour du concept de clientélisme, résument Hélène Combes et Gabriel Vommaro, il y aurait donc d’une part des États centralisés, « favorisant l’accès méritocratique à l’appareil administratif », et de l’autre des États décentralisés où priment les relations personnalisées, « où l’appareil administratif n’arrive pas à s’implanter de manière homogène sur l’ensemble du territoire et où les élites locales « placent » leurs partisans dans l’administration. » Pas si simple, surtout aujourd’hui… Les auteurs rappellent que la notion de clientélisme a connu un nouvel essor dans les années 1980, à la faveur des programmes internationaux de lutte contre la pauvreté, qui mettaient en avant les notions de gouvernance et de transparence, et insistaient sur le rôle de la société civile dans l’empowerment des pauvres. Hélène Combes et Gabriel Vommaro regrettent, dans l’analyse de ces phénomènes, un certain « triomphe du modèle de l’homo oeconomicus » dès les années 1990, comme angle d’approche par trop limité.

 

Démultiplication de l’offre politique

 

Au contraire de ces lectures normatives, les deux auteurs adoptent une démarche comparatiste, dont le fil conducteur est l’existence de rapports politiques personnalisés, entre acteurs à ressources inégales, avec des échanges de biens, mais dans différents contextes (Japon, Italie, Argentine, Mexique, France, États-Unis) et à différents moments (transition démocratique, accès au suffrage universel, « vieilles démocraties » …). Dans un premier temps, ils reviennent sur le schéma relationnel entre patron ou boss – figure qui a inspiré de nombreux films –, client, et intermédiaire. Ils rappellent combien la figure de ce dernier est essentielle, mais aussi combien récente est l’attention portée à la parole du client. Longtemps perçus comme « des acteurs à faibles ressources, subissant des rapports de domination dont ils n’ont pas vraiment conscience – ou dont ils ont une conscience déformée par une « culture incivique » ou par un « familiarisme amoral » ». Ils notent également que souvent, les classes moyennes ne sont pas partie prenante des relations clientélaires et sont celles qui les dénoncent.

Le cœur du livre porte sur la perception du clientélisme. D’ailleurs, de nombreux encadrés font référence à des films, des romans et des séries, qui soulignent justement combien le phénomène a infusé dans la société et interpelé les artistes qui en ont reflété dans leurs œuvres la complexité. Au final, Hélène Combes et Gabriel Vommaro soulignent la nécessité d’envisager le clientélisme à la lumière de l’environnement social, économique et politique global. « La notion d’ « économie morale », empruntée à l’historien Edward P. Thompson, permet de comprendre comment s’organisent les principes de perception et d’appréciation émiques de ces phénomènes, et notamment de mettre au jour le sens de la justice qui les sous-tend. » D’autant que depuis les années 1980, l’heure est à la décentralisation administrative, ce qui a pour conséquence la multiplication des interlocuteurs, l’absence de monopole et donc la possibilité de mettre fin à la relation de clientèle pour en choisir une perçue comme plus avantageuse, donc la possibilité de négocier, ce qui nuance la notion de domination liée à celle de clientélisme. Celui-ci, concluent les auteurs, « existe dès l’instant où il est nommé, c’est-à-dire lorsque, dans une situation donnée de lutte politique et/ou d’expertise, certains répertoires et liens politiques sont perçus comme relevant de logiques d’échange inégal, mettant en jeu et en circulation des ressources réputationnelles » : il a donc une dimension performative. Pour mieux le cerner, il est donc essentiel d’abandonner des grilles de lectures normatives pour saisir la réalité dans toutes ses nuances.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Sociologie du clientélisme

Hélène Combes et Gabriel Vommaro

La Découverte, Repères, 128 p., 10 €