Pensée unique et totalitarisme du marché

Pensée unique et totalitarisme du marché

Auteur : Richard Brouillette

 

Tourné en 2008 et d’une totale actualité, le documentaire de Richard Brouillette démonte la préparation idéologique, par le néolibéralisme, au redéploiement de la concentration du capital et du colonialisme.

Une société privée, Channel One, fournit du matériel (ordinateurs, etc.) à des écoles américaines, ne demandant en contrepartie que la diffusion auprès des élèves d’émissions réalisées par elle – bien entendu entrecoupées de publicités. Sous couvert d’apprendre la nutrition, l’environnement, etc. (avec telle ou telle marque), des entreprises prennent les enfants pour une clientèle captive qu’elles livrent aux annonceurs. Cet exemple, un des nombreux évoqués dans L’encerclement, la démocratie dans les rets du néolibéralisme, est une illustration très claire du sens réel du néolibéralisme. Ce documentaire de Richard Brouillette interroge en effet les soubassements idéologiques de ce courant aujourd’hui hégémonique, qui est tout autant un programme économique et politique qu’un mouvement de pensée appuyé sur « un réseau planétaire de propagande ». Le réalisateur québécois confie avoir voulu faire un film « non pas sur la mondialisation de l’économie – comme il y en avait déjà plusieurs – mais plutôt sur la mondialisation d’un système de pensée ». Il lui a fallu douze ans de travail pour boucler cette fresque passionnante, racontée par treize chercheurs, journalistes et militants, parmi lesquels le linguiste américain Noam Chomsky, l’économiste français Bernard Maris, la cofondatrice d’ATTAC, Susan George, ou encore le sémiologue et éditorialiste Ignacio Ramonet. Ce dernier rappelle d’ailleurs la définition des régimes totalitaires, qui ont « vocation à régir tous les aspects d’une société » et remarque que la loi du marché, proposée comme solution unique à tout et qui s’est imposée comme pensée unique, relève de la même logique. Tous ces intervenants, qu’ils rappellent l’histoire de ce courant néolibéral dès les années 1920 – alors même que triomphaient, dans les démocraties comme dans les dictatures, les principes d’une économie planifiée –, qu’ils détaillent les points cruciaux de cette pensée ou se livrent à leur critique méthodique, se posent une même question : comment en est-on arrivé à cette hégémonie qui a conduit à une telle transformation du sens des activités humaines ?

 

« Socrate serait-il employable ? »

Sur ce sujet abondamment traité, l’apport le plus important du film (outre la clarté et l’efficacité de son récit) est la mise en lumière de la stratégie de prise de contrôle, par les tenants du néolibéralisme, des instances de formation de l’opinion. D’un côté l’école, dévoyée de système d’éducation en système de formation professionnelle. De l’autre les médias, imposant une « société où l’information était devenue reine, mais le développement de la connaissance révolu », remarque Richard Brouillette. Dans les années 1920, l’embryon néolibéral s’est formé autour d’une maison d’édition, la Librairie de Médicis, proche du patronat. Il y a eu ensuite, dans le sillage de la Société du Mont Pèlerin, les think tanks, dont la réussite a été de réunir à la fois des intellectuels, des patrons et des décideurs politiques. Think tanks qui rédigeaient programmes politiques, articles pour la presse, etc., jouissaient souvent du statut d’utilité publique permettant à leurs soutiens d’obtenir des abattements fiscaux, et qui, d’après la loi, n’avaient pas le droit d’exercer une action politique. Or, relève le réalisateur, aucun de ces groupes n’a jamais été ennuyé pour cette confusion… Leur efficacité a même influencé la réflexion d’Hitler sur la propagande.

En ce qui concerne l’école, elle est l’objet de toutes les attentions des néolibéraux depuis trente ans : marché rentable, elle permet de « s’emparer du cerveau des gens », insiste Normand Baillargeon, professeur en sciences de l’éducation à l’Université du Québec à Montréal. Plus question de former des citoyens capables de penser aux sujets politiques au-delà de leurs intérêts particuliers, en leur donnant une culture et un savoir : il s’agit de former des gens « employables » du point de vue des entreprises. Omar Aktouf, professeur de management à HEC Montréal, donne cette sombre explication du concept d’« employabilité » : « Au niveau supérieur, on forme des technocrates analysant des problèmes, à qui on fait croire qu’ils sont intelligents, alors que l’intelligence consiste à formuler des problèmes appelant des questions. On confond donc penser, et analyser et calculer sans états d’âme, donc sans ce qui fait l’humain. Au niveau intermédiaire, on forme des techniciens producteurs, serviteurs de machines automatisées, dépossédés de la supériorité de l’homme sur la machine. Et au niveau inférieur, on ne forme plus. 45 % de la main d’œuvre des multinationales est analphabète. Un employé sur 4 ne sait ni lire ni écrire, ne pense pas et défend le système qui les broie ». La notion même de « capital humain », s’inquiète Normand Baillargeon, permet d’appliquer les théories économiques à l’humain. Tous s’inquiètent de la perte de sens des activités intellectuelles et de la dictature de chiffres qui masquent autant qu’ils annoncent, par l’omission de données sociales, comme le seuil de pauvreté, l’accès aux soins, le niveau d’éducation, l’environnement…

Cette rhétorique a permis de propager la doctrine néolibérale et de la doter d’un « statut d’évidence ». Les médias la présentent comme un fait accompli, sans demander aux gens leur accord, comme quelque chose d’inéluctable. Naturalisation, donc dépolitisation qui « dissuade le citoyen de croire en son propre vote », s’indigne un chercheur. Le matraquage repose sur l’équivalence fallacieuse entre répétition et vérité, note Ignacio Ramonet, et produit une « anesthésie des consciences ».

Et les conséquences sont bien connues : le sapement de l’État social au profit du marché dans les démocraties occidentales, la violence néocoloniale ailleurs. L’enjeu du néolibéralisme est de permettre la concentration des richesses aux mains d’une minorité, par la persuasion, le jeu faussé des institutions internationales comme le FMI, la Banque mondiale, l’OMC et son Organisation de règlements des différents, ou par la force. En créant des « mosaïques de protectorats » où des banques centrales, comme en Bosnie Herzégovine, sont de simples bureaux d’émission sans possibilité de création monétaire et où les structures sont contrôlées par des étrangers. Donc au prix de la démocratie elle-même.

Le film, sorti en 2008, a reçu de nombreux prix, dont la mention spéciale du jury du Prix Amnesty International en 2009. Les récents développements, avec la crise en Europe et les révolutions arabes, montrent que sa démonstration, limpide et palpitante, est d’une brûlante actualité.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

L’encerclement : la démocratie dans les rets du néolibéralisme

Documentaire de Richard Brouillette

160 min., 2008, http://encerclement.info