Partenariats public-privé, entre favoritisme et risque de capture

Partenariats public-privé, entre favoritisme et risque de capture

Sur les vingt dernières années, le Maroc s’est engagé dans de nouvelles réformes néolibérales avec développement des infrastructures, mise en place d’institutions de régulation, lancement du concept des champions nationaux, inauguration des stratégies sectorielles, réformes sociales, etc. Les partenariats public-privés’inscrivent dans cette logique de développement. Ils ont pour objectif d’alléger les budgets publics tout en assurant l’efficience en termes de gestion de projets et de satisfaction du client/citoyen. Ils s’inscrivent d’ailleurs dans les recommandations faites par les organismes internationaux (OCDE, Banque mondiale). Ils sont devenus un phénomène planétaire auquel le Maroc n’échappe pas. Toutefois, la promesse d’efficience des partenariats public-privé n’est pas toujours tenue, principalement à cause des conditions d’attribution éloignée de la concurrence par le marché, facilitées par un contexte de chevauchement entre public et privé.
Partenariats public-privé : définition

Les partenariats public-privé (notés PPP par la suite) sont des ententes contractuelles par lesquelles le secteur public transfère au secteur privé tout ou partie des responsabilités de conception, de construction, de financement, d’exploitation et de maintenance d’une infrastructure économique ou sociale. Ils stipulent des résultats à atteindre pour améliorer les prestations de services publics. Ils mettent en exergue un partage réel de responsabilités, de risques, d’investissements et de bénéfices.

Les PPP peuvent prendre plusieurs formes. La plus courante est sans doute l’externalisation par les autorités politiques de certaines fonctions techniques jugées de soutien (ex. : collecte des déchets). Aux antipodes de l’externalisation, on distingue la concession qui implique pour un partenaire privé de construire ou d’acheter un actif pour son exploitation. Le gestionnaire étant le partenaire privé dans ce cas, celui-ci sera le responsable principal devant le citoyen. Entre la concession et l’externalisation se dresse une forme assez spéciale qui est l’affermage. Celui-ci se décline en deux variantes : soit les actifs construits par le partenaire privé sont loués à l’État et, dans ce cas, on parle d’une nette séparation entre les risques liés à la construction et ceux liés à l’exploitation ; soit les actifs sont construits par l’État et sont loués au partenaire privé qui en assure l’exploitation.

Historiquement, les PPP au Maroc remontent au début du XXe siècle. La gestion déléguée en représente une forme privilégiée. La montée en puissance des PPP à l’échelle nationale peut être justifiée par la conjugaison d’au moins trois facteurs : la fragilité des finances publiques, la remise en question du modèle technocratique de l’État et l’insatisfaction croissante des citoyens vis-à-vis de la qualité des services publics.

Si actuellement de nombreux pays, dont le nôtre, ont intégrés les PPP dans leurs politiques publiques respectives, il n’en est pas moins vrai que nombreux sont ceux qui critiquent les modalités d’attribution des contrats de PPP, leur contrôle et leur régulation. Dans le cas marocain, l’existence d’un effet de chevauchement entre public et privé les transforme souvent en un terrain propice aux ententes, au favoritisme et au risque de capture.

Partenariat public-privé et straddling : cas du Maroc

Les rapports public-privé au Marocsont complexes et constamment transitoires. Complexes, puisqu’il existe un chevauchement (straddling) entre le domaine public et le domaine privé, donnant lieu à une perméabilité des frontières entre le politique et l’économique. Constamment transitoires, puisque depuis l’Indépendance, le développement économique et politique au Maroc est passé par plusieurs phases d’évolution (nationalisation, marocanisation, privatisation), chacune définissant de nouveaux rapports de force politiques qui animent la relation public-privé.

L’État joue le rôle de promoteur de l’économie, de producteur et de garant des rapports marchands. Il est à la fois agent de médiation, de contrôle et d’autorité aussi bien au niveau des affaires économiques publiques que privées.Ces pratiques de chevauchement entre positions de pouvoir et d’accumulation économique interdisent de faire une distinction claire entre public et privé, État et marché, réseaux de pouvoir et réseaux d’accumulation, etc. (Hibou, 1998)1.

Ce flou de frontière entre le public et le privé s’étend au légal et illégal. Le politologue Mohamed Tozy (cité par Hibou, 1998) souligne que ce flou est un instrument de pouvoir largement utilisé dans les domaines des activités délictueuses et de la fiscalité, de même que le jeu sur ces deux critères de gouvernement qui coexistent sans être toujours compatibles : la légalité et l’allégeance.

La connivence entre hommes d’État et hommes d’affaires a donné lieu à un « capitalisme des copains » (Eric Gobe, 1997)2 rentable aux deux parties « du moins tant que l’acteur économique, acceptant sa subordination au politique, se sait protégé et entretenu par l’État » (Perrin, 2002)3 . Ce capitalisme est régi par des relations sociales basées sur le clientélisme politique et la corruption.Ces pratiques peuvent être perçues comme étant légitimes selon les référentiels historiques et culturels mobilisés (Hibou et Tozy, 2000)4. Elles se sont transformées en éléments centraux de la pérennité du système politique assurant la cohésion et la paix sociale pour l’État, et la rente pour les notables proches de l’État.

Les PPP au Maroc n’échappent pas à ce phénomène du chevauchement (straddling) entre le domaine public et le domaine privé. Les logiques de mobilisation de l’économique au service du politique, et du politique au service de l’économique, rattrapent les PPP. L’État met entre les mains du privé des projets importants de construction d’infrastructures, attribue des concessions aux ressources naturelles, délègue des services. Ces activités sont très profitables pour les entreprises privées. Par effet de chevauchement, les risques de corruption, de favoritisme et de captures deviennent très importants. Ils faussent le jeu de la concurrence.

Cas d’attribution des contrats de gestion déléguée : Lydec et El Guerdane

Nous présentons ici, pour analyse, deux cas de figures d’attribution des contrats de gestion déléguée au Maroc.

Dans le premier cas, l’attribution du contrat a fait l’objet d’une décision d’attribution directe par l’autorité publique. L’État a fait recours à des procédures d’exception permettant une offre négociée. C’est le cas de la Lydec « Lyonnaise Des Eaux De Casablanca », filiale du Groupe Français Suez Environnement, qui a conclu une « Convention de gestion déléguée du service de distribution d’électricité, du service de distribution d’eau potable et du service d’assainissement liquide à Casablanca ». Ce contrat de gestion déléguée, sur trente ans, l’un des plus importants en Afrique, est la première expérience de gestion déléguée des services publics au Maroc. Il concerne une agglomération d’environ 4,5 millions d’habitants. Le périmètre délégué concerne les communes urbaines de Casablanca, Mohammedia et AïnHarrouda.

Dans le deuxième cas, l’État a eu recours à un appel d’offres. Il s’agit du cas de El Guerdane. En 2004, il a été décidé de concéder au privé le projet d’irrigation « El Guerdane ». Le projet comprend la construction d’une adduction (90 km) et un réseau de distribution d’eau (300 km environ). Un appel d’offres international pour la réalisation de l’ouvrage a été lancé, mais seuls deux groupements marocains se sont fait concurrence pour l’emporter. Le premier groupement avait pour chef de file ONA. Il est constitué par : Omnium Nord-Africain (ONA), Caisse de Dépôt et de Gestion (CDG), Compagnie nationale d’aménagement du Bas-Rhône Languedoc (BRL), Inframan. Le deuxième groupement avait pour chef de file Holding-Ynna. Il englobe Holding-Ynna (HY), Dimatit et Société Nouvelle Travaux Maroc (SNTM). La société « Amensouss S.A », créée par le groupement ONA pour gérer ce projet, a été retenue pour la réalisation et la gestion des infrastructures d’irrigation du périmètre pendant une période de 30 ans. Le prix proposé a constitué l’élément clé pour octroyer le marché.

À partir de ces deux cas de figure, deux constats peuvent être faits :

  • Cas Lydec : l’attribution échappe complètement aux mécanismes concurrentiels.
  • Cas El Guerdane : l’attribution est basée uniquement sur les prix alors que dans le cadre des appels d’offres, le mécanisme concurrentiel du dialogue compétitif est censé conduire à un optimum, qui justement ne serait pas basé uniquement sur les prix.

Dans ces deux cas, l’attribution des contrats de PPP reste éloignée des conditions de la concurrence. Du moment où les attributions ne sont pas faites sur la base de critères d’évaluation impartiaux et multidimensionnels, encadrés par un barème pondéré, elles deviennent un terrain propice aux soupçons de favoritisme et de risque de capture.

Attribution des contrats de partenariats public-privé : entre favoritisme et risque de capture

Selon Campagnac et Deffontaines (2012)5le bon fonctionnement des PPP s’appuie sur les présupposés de la concurrence « pour le marché » – tout entière concentrée dans la phase cruciale d’attribution des contrats par la procédure très encadrée du dialogue compétitif – pour obtenir au moindre coût la meilleure performance de la commande publique.

L’appel d’offres, qui n’est autre qu’une mise aux enchères du droit de servir la demande, permet d’introduire la concurrence pour le marché. « De manière synthétique, la concurrence pour le marché, ou concurrence ex-ante, est perçue comme un moyen d’introduire des mécanismes de marché dans des secteurs ayant des caractéristiques de monopole naturel et, ce faisant, de soumettre les monopoleurs à des pressions concurrentielles, bénéfiques aux consommateurs/usagers en termes de prix et de qualité du service, ou encore en termes de réactivité des offreurs à la demande et d’information disponible » (Yvrande-Billon, 2008, p.98)6.

Dans le cadre des appels d’offres, au moins deux éléments peuvent être à l’origine du risque de capture, un émergent et l’autre délibéré

Le risque de capture émergent :

Nous revenons ici sur le cas El Guerdane. Le choix du prix comme critère d’attribution revient à la complexité du projet lui-même. L’agent public était incapable de définir des critères techniques d’attribution. Il ne pouvait donc pas comparer des offres incorporant des dimensions quantitatives (prix et coût) et qualitative (qualité du service, innovation). Le problème à ce niveau est celui des compétences. Le manque de compétences et de ressources, et la mauvaise connaissance des conditions d’exploitation par le partenaire public entravent de manière très significative l’attribution des contrats, leur contrôle et leur régulation par la suite.

Le risque de capture délibéré :

Le risque de capture délibéré est prémédité par l’agent public. Il est le résultat du pouvoir discrétionnaire de l’agent public en charge d’organiser le marché. La capture de l’agent public par un soumissionnaire résulte en général en un biais dans l’attribution du ou des marchés, une situation généralement qualifiée de favoritisme (Caillaud, 2008.)7. L’agent public fausse le jeu de la concurrence en manipulant l’appel d’offres (choix de la procédure d’attribution, choix des critères de qualification du soumissionnaire, choix des critères d’attribution, main sur les délais pour répondre à l’appel d’offre, main sur le rejet du résultat d’un appel d’offre, etc.). Il se peut même que l’agent arrête un critère de sélection d’ordre technique ou technologique, privilégiant ainsi une entreprise en particulier. La contrepartie pour l’agent public peut prendre plusieurs formes : financière, politique, professionnelle, etc.

Par ailleurs, l’agent public (donneur d’ordre) n’est pas toujours à l’origine du risque de capture. L’appel d’offres peut également se heurter aux ententes des entreprises candidates.

Quoi qu’il en soit, le favoritisme et la capture remettent en cause la performance du partenariat public privé. L’entreprise qui l’emporte n’est pas nécessairement la plus performante, que ce soit en termes de coût, de qualité, d’innovation ou de délai. Par conséquent, les PPP ne deviennent plus une solution pour alléger les dépenses publiques ; tout au contraire, c’est l’augmentation des dépenses qui se produit. La phase d’attribution des contrats, fondée sur des mécanismes de concurrence, fiables et transparents, est donc primordiale pour que la promesse d’efficacité des PPP soit tenue.

 

 

1.     Hibou, B. (1998). Retrait ou redéploiement de l’État ? Critique internationale, vol. 1, p. 151-168.

2.     Gobe, E. (1997). Égypte. Les hommes d’affaires et l’État dans le capitalisme de l’infitâh (1974-1994). Monde arabe Maghreb-Machrek, nº156, avril/juin.

3.     Perrin,  S. (2002). Les entrepreneurs marocains : Un nouveau rôle social et politique face au Makhzen ? Genève : Mémoire de diplôme d’études approfondies (DEA).

4.     Hibou, B., Tozy, M. (2000). Une lecture d’anthropologie politique de la corruption au Maroc : fondement historique d’une prise de liberté avec le droit. Revue Tiers Monde, tome 41, n°161. Corruption, libéralisation, démocratisation (sous la direction de Jean Cartier-Bresson), pp. 23-47.

5.     Campagnac, E., Deffontaines, G. (2012). Une analyse socio-économique critique des PPP. Revue d’économie industrielle, 140 | 4e trimestre.

6.     Yvrande-Billon, A. (2008). Concurrence et délégation de services publics ». [Quelques enseignements de la théorie des coûts de transaction]. Revue française d’économie, vol. 22, n°3, pp. 97-131.

7.     Caillaud, B. (2001). Ententes et capture dans l’attribution des marchés publics. Enchères et gestion publique, Rapport pour le Conseil d’Analyse Économique (CAE). Paris : éditions M.Mougeot et E.Cohen, La documentation française.

 

Bibliographie

·         Caillaud, B. (2001). Ententes et capture dans l’attribution des marchés publics. Enchères et gestion publique, Rapport pour le Conseil d’Analyse Économique (CAE). Paris : éditions M.Mougeot et E.Cohen, La documentation française.

·         Campagnac, E., Deffontaines, G. (2012). Une analyse socio-économique critique des PPP. Revue d’économie industrielle, 140 | 4e trimestre.

·         Gobe, E. (1997). Égypte. Les hommes d’affaires et l’État dans le capitalisme de l’infitâh (1974-1994). Monde arabe Maghreb-Machrek, nº156, avril/juin.

·         Hibou, B., Tozy, M. (2000). Une lecture d’anthropologie politique de la corruption au Maroc : fondement historique d’une prise de liberté avec le droit. Revue Tiers Monde, tome 41, n°161. Corruption, libéralisation, démocratisation (sous la direction de Jean Cartier-Bresson), pp. 23-47.

·         Hibou, B. (1998). Retrait ou redéploiement de l’État ? Critique internationale, vol. 1, p. 151-168.

·         Perrin,  S. (2002). Les entrepreneurs marocains : Un nouveau rôle social et politique face au Makhzen ? Genève : Mémoire de diplôme d’études approfondies (DEA).

·         Yvrande-Billon, A. (2008). Concurrence et délégation de services publics ». [Quelques enseignements de la théorie des coûts de transaction]. Revue française d’économie, vol. 22, n°3, pp. 97-131.