Paradigme de l'Etat rentier dans la région mena

Paradigme de l'Etat rentier dans la région mena

L’application du concept de rente aux économies de la région MENA est étroitement liée à la théorie de l’État rentier, élaborée dans les années 1960 par des économistes2 et dont se sont emparés des sociologues et des politistes pour donner un fondement économique à leurs constructions sur l’État dans la région3.

Pensée à l’origine pour caractériser l’État dans les pays exportateurs d’hydrocarbures, cette théorie a été étendue à l’ensemble des pays de la région4 et même au-delà. Ce dispositif, qui articule une théorie de la rente extérieure à une théorie de l’État, a connu un succès foudroyant, et rares sont aujourd’hui les productions en sciences humaines et sociales sur la région qui ne l’utilisent pas. Son application, élargie à l’économie et à la société, tant au plan macro que micro (on parle d’économie, de société, de population, de pays, d’entreprise, de comportements, d’entrepreneurs rentiers…) en a fait une clé explicative de la totalité des phénomènes économiques, sociaux, politiques dans les pays de la région MENA (Talahite, 2012).

Un concept relativement commode

Le dispositif s’appuie sur une notion rudimentaire de la rente, inspirée de la rente ricardienne, transposée ici dans l’espace international. Mais contrairement à la rente de la terre de David Ricardo, qui est prélevée sur le produit national, la rente des hydrocarbures est prélevée sur la valeur produite à l’échelle internationale. C’est un revenu extérieur pour l’État rentier5, ce qui en fait un État « d’allocation », opposé à l’État « de production », lequel tire ses revenus du surplus produit à l’intérieur du pays, à travers l’impôt. Alors que l’État « producteur » cherche à maximiser l’assiette fiscale par la croissance économique, l’État rentier, lui, peut perdurer sans développer le secteur productif (Beblawi, 1987). Disposant d’un revenu extérieur, il peut ne pas prélever d’impôts sur l’économie, ce qui a deux conséquences principales : d’une part, n’ayant pas besoin d’élargir l’assiette de l’impôt, il ne recherchera pas la croissance économique. Il lui suffira, pour garantir ses revenus, d’assurer l’activité du secteur extractif qui procure la rente extérieure. D’autre part, ne dépendant pas de l’impôt, il n’aura pas de compte à rendre à la population (accountability). On parle d’autonomie politique de l’État rentier, découlant de son autonomie fiscale. Enfin, la disponibilité de la rente lui permet de pratiquer une politique de distribution qui a pour effet de désamorcer toute revendication démocratique. Ce volet de la théorie de l’État rentier la raccorde aux analyses en termes de clientélisme et à la théorie segmentaire. On a ainsi une théorie qui explique à la fois l’absence de développement et l’absence de démocratie dans ces pays.

Un succès basé sur la simplicité du dispositif

Considérée comme « l’une des contributions majeures des études de la région du Moyen-Orient à la science politique » (Anderson, 1987), cette théorie s’est répandue surtout à partir du contrechoc pétrolier de 1985, lorsque la chute brutale des cours du pétrole a mis à nu les multiples dysfonctionnements observés dans ces économies, auparavant masqués précisément par la manne pétrolière (Talahite, 2006). Ce succès s’appuie largement sur la simplicité du dispositif, qui allie une définition sommaire de la rente, comme revenu extérieur, à la théorie de l’État néopatrimonial (Eisenstadt, 1973). Il s’explique aussi par le fait que cette théorie correspondait à un besoin, dans un contexte où les grilles d’analyse en vigueur pour étudier tant l’économie que l’État au MENA faisaient de moins en moins sens. On peut dire que le paradigme de l’État développeur, en porte-à-faux par rapport à la réalité des pays du MENA, et surtout des échecs répétés des projets de développement, a ainsi été remplacé par celui de l’État rentier. Avec cette théorie, on avait une cause unique expliquant cette situation. On avait un « coupable », la rente.

Cette théorie a pris l’exact contrepied du discours sur le développement, qui prônait la construction d’un système productif, d’une économie moderne sur la base des revenus des hydrocarbures, mettant en évidence le fait que celui-ci était devenu une coquille creuse : ce que l’on croyait être une production n’était que consommation, ce que l’on prenait pour un État moderne ne faisait que reproduire les vieux réflexes néopatrimoniaux ; autrement dit, l’on était dans l’univers du factice. Cette théorie s’attaquait au discours productiviste des régimes socialistes qui exaltait la production matérielle sur le mode soviétique, en montrant qu’en fait de production, il s’agissait en réalité d’une rente. Elle battait aussi en brèche les théories de la dépendance, du moins pour ce qui est des pays du MENA, en affirmant qu’en fait d’exploitation du Sud par le Nord, de la périphérie par le centre, c’était le contraire qui se passait, c’étaient ces pays qui vivaient sur le dos des autres, car ils ne produisaient rien et prélevaient une rente sur la valeur produite à l’échelle internationale. Elle amenait à focaliser l’attention sur les causes internes aux pays, au détriment des théories qui expliquaient le sous-développement par la division internationale du travail, l’échange inégal, les rapports de domination à l’échelle internationale. C’est pourquoi elle a connu un tel succès parmi les experts internationaux.

Si ce paradigme de la rente a été fécond, c’est qu’il a permis de sortir de celui l’État développeur et de toutes les illusions qu’il véhiculait. En libérant la pensée de ce carcan, il offrait un cadre nouveau pour décrire la réalité empirique et les problèmes vécus par ces pays. Il a ainsi servi à toute une génération de chercheurs en sciences humaines et sociales à sortir de la langue de bois qui s’était constituée autour du thème du développement, pour pouvoir décrire les dysfonctionnements de l’économie et de l’État qu’ils observaient.

Une théorie pauvre et réductrice

Cependant, cela n’a pas été plus loin. La théorie de l’État rentier n’a produit ni théorie de la rente des hydrocarbures ni théorie de l’État au MENA6, elle n’a pas fourni le cadre analytique qui aurait permis d’aller au-delà de la description et du constat. Sur ces deux versants, elle est restée pauvre et réductrice, ramenant la rente à une notion passe-partout au contenu imprécis (Talahite, 2012). Chez les économistes, elle est utilisée aussi bien dans un cadre théorique néoclassique ou néo-institutionnaliste que par des hétérodoxes, comme les régulationnistes, avec la notion de régime rentier.

Il est étonnant que cette théorie, qui prête pourtant largement le flanc, ait finalement peu fait l’objet de critiques approfondies. C’est peut-être précisément parce que, trop générale, trop diffuse et trop floue, elle n’offre finalement pas de prise. Nous avons montré (Talahite, 2006) les faiblesses de la notion de rente sur laquelle elle s’appuie, du fait notamment de la transposition dans l’espace international d’un concept forgé par Ricardo pour le strict espace national de la valeur (qu’il distinguait de la richesse) unifié par les hypothèses du marché concurrentiel (libre circulation des capitaux et de la main-d’œuvre), dans le cadre d’une théorie de la répartition du surplus à l’échelle de la nation7.

Dans la théorie de l’État rentier, il y a l’idée ricardienne que la rente est liée à la propriété. En effet, c’est en tant que propriétaire de la ressource que l’État perçoit une rente de l’extérieur. La rente de monopole n’y est prise en considération que dans la mesure où celle-ci résulte de l’action des États propriétaires, constitués au sein de l’OPEP8. Élaborée d’abord pour le cas de l’Iran9, cette théorie peut être vue comme une réaction à la nationalisation des hydrocarbures en 1950 par le premier ministre Mohamed Mossadegh10, puis en Algérie en 1971, suivie d’une vague de mesures de nationalisation ou de prise de contrôle en Irak, en Libye puis dans les pays du Golfe11. Il découle de cette construction que pour mettre fin à la rente, il faut dénationaliser le pétrole, ou du moins mettre la compagnie nationale en situation de stricte concurrence avec les autres.

Ainsi, la théorie du rentiérisme a surtout retenu de Ricardo son hostilité aux rentiers, qu’il considérait comme des parasites car ils prélevaient une partie de la valeur produite à l’échelle de la nation, sans y avoir contribué et, surtout, faisaient obstacle à l’unification de l’espace de la valeur autour du capital et du travail, soit à l’extension de la production capitaliste. Et c’est bien l’enjeu de la théorie de l’État rentier, lorsqu’elle transpose cette vision sur les États pétroliers du MENA. Dans cette optique, les compagnies pétrolières, étrangères ou nationales, à condition qu’elles fonctionnent dans un cadre strictement concurrentiel, ne sont pas considérées comme rentières.

Si la rente des hydrocarbures n’est pas une rente ricardienne, il faudrait parler de rentes au pluriel. Dans la théorie de l’état rentier, il y a potentiellement au moins deux théories de la rente : l’une pour les rentes générées dans l’espace international par la vente des hydrocarbures ; l’autre pour les rentes générées par la distribution du revenu des hydrocarbures dans l’espace national. Ces rentes sont différentes et renvoient à plusieurs théories de la rente. Cette distinction fait écho à celle opérée par Matsunaga (2000) entre « État rentier » et « État distributeur » : le premier est défini comme un « État qui tire une part substantielle de ses recettes de l’étranger, et ce, sous forme de rente », le second comme un « État dont la dépense représente une très large part du revenu national »« S’ils ne s’excluent pas l’un l’autre, leur logique est différente ».

En fait, le concept de rente, qui est peut-être l’un des plus complexes et des plus débattus que la science économique ait produit, a une pluralité de significations et de définitions. S’il a été utile pour faire avancer les débats sur la valeur tant dans le champ de la théorie de la valeur-travail (classique et marxiste) que dans celui de la théorie de l’échange (marginaliste et néoclassique)12, il n’a pas été possible de construire une théorie économique unifiée de la rente. Dès lors, la référence à la rente au singulier dans la théorie de l’État rentier, et son utilisation pour désigner globalement le revenu extérieur des hydrocarbures et sa distribution à l’intérieur, sous différentes formes, entretient la confusion.

D’ailleurs si la science politique emprunte largement à l’économie la notion de rente à travers la théorie de l’État rentier, l’économie elle-même n’y a recours que de manière modérée pour étudier les effets d’une abondance de ressources sur l’économie nationale, privilégiant généralement d’autres approches dans lesquelles ce concept n’est pas central, comme la théorie du DutchDisease.

Au-delà de l’État rentier, vers un nouveau paradigme ?

En donnant un fondement économique à la théorie du néopatrimonialisme, qui fait de l’État au MENA l’exact opposé de l’idéal-type de l’État moderne webérien, la théorie de l’État rentier a ainsi contribué à ressusciter la vieille vision occidentale qui va de Montesquieu (le despotisme asiatique) à Witfogel(le despotisme oriental), en passant par Marx (le mode de production asiatique) et Weber (le sultanisme). À travers la diffusion et la vulgarisation de cette théorie, notamment parmi les économistes, sont véhiculés des clichés orientalistes intériorisés par les élites technocratiques du MENA sous couvert d’un discours d’économie politique neutre et scientifique (Talahite, 2006).

Cette théorie accrédite l’idée d’une inutilité, voire du caractère néfaste de l’État au MENA. Poussée à l’extrême et étendue aux économies, aux sociétés, aux populations, en d’autres termes, à l’ensemble des pays, les conséquences de sa vulgarisation font froid dans le dos, au regard de ce qui se produit aujourd’hui dans la région : la destruction des États et, à la suite, des sociétés et des pays par le fait d’interventions étrangères directes ou d’ingérences indirectes, mais aussi de l’action des élites de ces pays nourries à la théorie du rentiérisme. Serait-on en train d’assister à une cynique application de la théorie de l’État rentier, de la même manière que l’hostilité à la classe des propriétaires fonciers a pu déboucher, dans des pays du socialisme réel, sur des politiques d’extermination de la paysannerie ?

Il est donc urgent de s’interroger sur les soubassements de ce schéma théorique, en montrant l’enfermement dans lequel il place la réflexion intellectuelle sur ces pays et l’urgence d’en sortir en allant vers une autre vision de l’histoire, de l’État, des institutions, bref, un nouveau paradigme.

 

1.     Middle East and North Africa.

2.     Mabro, 1969 et Mahdavi, 1970 (cités par Matsunaga, 2000).

3.     Ils s’en sont servis, écrit Matsunaga (2000), « pour expliquer des phénomènes comme la persistance de la domination patrimoniale(Luciani, 1987), l’autonomie de l’État et sa vulnérabilité (Skocpo, 1982, 1985), l’émergence d’une dynamique politique «fondée sur le culturel et l’idéologie» (Delacroix, 1980 ; Shambayati, 1994) ».

4.     En élargissant la rente à l’aide extérieure, aux revenus des travailleurs émigrés, etc. Ainsi, pour Beblawi (1990), tous les pays arabes sont rentiers, les non-pétroliers étant définis comme semi-rentiers.

5.     Voir Luciani 1987, 1988, 1994, 1995 ; Anderson, 1987 ; Najmabadi 1987, 1993 ; Crystal, 1994, 1995 (cités par Matsunaga, 2000).

6.     « En se focalisant sur les rentes extérieures et la dissociation des États d’allocation et de production qui en découle, le concept d’État rentier ne peut avoir un caractère historique. (..) [il] n’apporte pas de réponses satisfaisantes sur la nature de l’État et n’offre pas d’analyse historiquement fondée des relations entre État et société, hormis la prétendue capacité de l’État à coopter des groupes stratégiques » (Wils et Déléris, 2000).

7.     Mais il n’y a pas que la transposition de ce concept dans l’espace international qui pose problème, d’autres raisons font que la théorie ricardienne de la rente de la terre ne peut s’appliquer aux hydrocarbures (Talahite, 2006).

8.     Sa création en 1960 à Bagdad, à l’initiative du Shah d’Iran et du Venezuela, visait à pallier la baisse du prix du baril. À l’origine composée de l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Irak, le Koweït et le Venezuela, elle est rejointe par le Qatar (1961), l’Indonésie (1962, se retire en 2008), la Libye (1962), Abou Dhabi (1967) − qui formera avec six de ses voisins les Émirats arabes unis en 1971 −, l’Algérie (1969), le Nigeria (1971), l’Équateur (1973, se retire en 1992, revient en 2007), le Gabon (1975, se retire en 1996), l’Angola (2007).

9.     Plus ancien et alors principal producteur de pétrole au Moyen-Orient.

10.   Auparavant, le gouvernement ne percevait que des redevances de l’Anglo-IranianOilCompany devenue propriété de l’Amirauté britannique. Porté au pouvoir par un mouvement populaire, Mossadegh nationalise l’AIOC en 1950. Après sa destitution en 1953 par le Shah, un consortium international composé principalement de compagnies britanniques et américaines et secondairement françaises et hollandaises, est créé en 1954 pour gérer la production pétrolière de l’Iran.

11.   En 1973, le gouvernement saoudien acquiert 25% de l’Arabian American OilCompany (Aramco), passe à 60% en 1974 et au plein contrôle en 1980. En 1988, elle devient la SaudiArabianOilCompany.

12.               Chez les marginalistes et les néoclassiques, qui s’appuient sur une autre conception de la valeur, les rentes peuvent avoir différentes causes et interprétations et ne sont pas toujours considérées comme économiquement néfaste.

 

Bibliographie

·         Anderson, Lisa (1987). The State in the Middle East and NorthAfrica. Comparative Politicsvol. 20, n°1 (octobre).

·         Comparative Politicsvol. 20, n°1 (octobre).

·         Beblawi, H. and Luciani, G. (Eds.). The Rentier State, London-New York-Sidney: Croom-Helm.

·         Beblawi, Hazem (1990). The Rentier State in the Arab World. In G. Luciani (ed.), The Arab State. Los Angeles: University of CaliforniaPress, Berkeley, p. 84-98.

·         Eisenstadt, Shmuel (1973). TraditionalPatrimonialism and Modern Neopatrimonialism. Sage Publications Ltd.

·         Matsunaga, Yasuyuki (2000). L’État rentier est-il réfractaire à la démocratie ? Critique internationalevol. 8, n°8, 46-58.

·         Talahite, Fatiha (2012). La rente et l’État rentier recouvrent-ils toute la réalité de l’Algérie d’aujourd’hui ? Revue Tiers-Monde, n°210 (avril/juin).

·         Talahite, Fatiha (2006). Le concept de rente, pertinence et dérives. Problèmes économiques, n°2.908 : Que faire de la rente des pétrodollars ? (21 juin), 2-10.

Wils, Oliver et Sylvie Déléris (2000). Les relations États/sociétés dans les pays rentiers ou postrentiers. Revue Tiers MondeVol. 41, no. 163, Formes et mutation des économies rentières au Moyen-Orient, Égypte, Émirats arabes unis, Jordanie, Palestine, Yémen, Juillet-s