Milliards en fuite, manifeste pour une finance éthique
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Milliards en fuite, manifeste pour une finance éthique

Auteur : Éric et Alain Boquet et Pierre Gaumeton, préface d’Éric Vernier

La finance éthique en 10 leviers d’action

Alors que la Banque mondiale et le FMI viennent de tenir leur assemblée à Marrakech sans avancée pour l’Afrique, il est utile de relire le manifeste pour une finance éthique des frères Bocquet.

Ils ont remporté en janvier 2018 le prix éthique décerné par Anticor, association française de lutte contre la corruption, pour leur « combat pour l’égalité des citoyens devant l’impôt ». Éric et Alain Bocquet sont frères, ont été élus du parti communiste français et travaillent sur la question de la justice fiscale. Après Sans domicile fisc (Le Cherche midi, 2016), en collaboration avec le journaliste Pierre Gaumeton, ils font le bilan de l’ère post-covid dans Milliards en fuite, manifeste pour une finance éthique, paru en 2021.

La première partie de bilan sur les conséquences de la pandémie, qui a fait ruisseler l’argent vers le haut tandis que le prix le plus lourd, direct et indirect, a été payé par les plus fragiles. 3,9 millions de morts du coronavirus dans le monde, 183 millions de malades, 430 millions d’entreprises en danger dans le monde selon l’Organisation internationale du travail : un « potentiel tsunami de pauvreté », alertait l’expert du développement international Andy Summer, s’inquiétant d’une « crise dévastatrice et sans précédent ». D’autant que la pandémie a servi de prétexte à des licenciements, des mises au chômage partiel, des restructurations en vue de concentrer les profits des grands groupes mobilisant toutes les ressources de la finance afin de se soustraire à leurs obligations de redistribution, c’est-à-dire à l’impôt – y compris quand ils bénéficient de soutiens publics.

Or, clament les auteurs, « l’évasion fiscale est une délinquance délibérée. Elle totalise à son passif des millions de victimes. Délinquance délibérée, mais quand la justice intervient, pour éviter des procès coûteux et dévastateurs sur le plan de la renommée, les multinationales préfèrent passer par un arrangement préalable. Je négocie, s’il le faut, je signe un chèque, et basta, j’évite le coup de bambou d’une condamnation et du déshonneur. En définitive, je reste gagnant, et peu importe ce qu’il en coûte à la société. » Et de conclure : « Un sport de parasites ». Éric et Alain Bocquet appellent l’ampleur du phénomène : « L’ONG Tax Justice Network estimait en 2010 de 21 000 à 32 000 milliards de dollars la richesse privé e cachée ». Environ 8 % du PIB mondial, selon l’estimation de l’économiste français Gabriel Zucman. En cause, les « États parasites » qui abritent les paradis fiscaux. Les auteurs en appellent à une politique étatique volontaire pour garantir la solidarité, mettre fin à la marchandisation de la dette sur des marchés très opaques, repenser la notion de biens communs (comme les vaccins…). Et surtout pour refuser la naturalisation, notamment par les algorithmes, d’un mode de fonctionnement qui ne profite qu’à une oligarchie. « Nous refusons que les États se muent en vassaux de ces multinationales. […] Nous devons défendre notre libre arbitre et nos valeurs face à l’algorithme du libéralisme, destructeur d’humanité ; un libéralisme qui ne renvoie pas au concept de liberté universelle mais à la liberté de pouvoir d’une oligarchie et de ses vassaux. »

Responsabilité commune

Pour Éric et Alain Bocquet, il est essentiel que la finance et l’économie redeviennent l’affaire de tous pour qu’elles soient au service de tous. Tout le monde a ainsi la responsabilité de s’engager pour activer plusieurs leviers. Les auteurs en identifient dix.

  1. Créer une COP (conference of partie) fiscale, comme pour le climat, afin de redéfinir des règles, de fixer des normes et de les faire appliquer. Il s’agit d’aller plus loin que l’OCDE, dont la représentation est déséquilibrée en faveur des pays les plus riches.
  2. Créer une Organisation mondiale de la finance, sous l’égide de l’ONU et à la place de la Banque mondiale et du FMI, pour rompre avec une logique spéculative. Les auteurs rappellent le gouffre, en 2008, entre l’économie réelle (55 000 milliards de dollars) et les transactions financières (2 200 000 milliards de dollars). « Des chiffres qui mesurent la déconnexion croissante de la finance et de l’économie représentant des bulles spéculatives, autant de bombes à retardement. » Sans oublier l’explosion du « shadow banking », où les transactions financières ne sont pas soumises aux régulations bancaires. Cela supposerait une vraie réforme du système bancaire pour « autoriser les banques centrales à financer les États pour la relance économique » et « interdire toute transaction financière en direction des paradis fiscaux ».
  3. Mettre fin à la spéculation, réguler le commerce des matières premières énergétiques et industrielles, taxer les transactions financières, ce qui permettrait de dégager les 200 à 300 milliards de dollars par an nécessaires à éradiquer la faim et l’illettrisme. « Même le FMI l’avait souligné dans un rapport daté de 2011 ».
  4. Créer une infraction de blanchiment, en adaptant les logiciels de contrôle du secteur bancaire et en établissant des responsabilités visant directement les hauts dirigeants (« suspension des licences d’activités bancaires, amendes personnalités, peines de prison »). Le domaine des cryptomonnaies est aussi un enjeu.
  5. Bloquer les flux financiers vers les paradis fiscaux et interdire les « passeports dorés » complaisamment offerts à de riches investisseurs.
  6. Mettre fin à l’impunité fiscale, notamment en responsabilisant les cabinets de conseil, qui ne doivent pas cumuler un rôle d’audit et un rôle de conseil et devraient « rendre public un rapport d’activités détaillé pour chacun des pays où ils sont implantés ».
  7. Bâtir une fiscalité juste et démocratique, par une politique fiscale adaptée, reposant sur le « cadastre financier » préconisé par Gabriel Zucman pour établir une transparence, et sur la progressivité de l’impôt.
  8. Rompre avec l’austérité en dissolvant en partie la dette ou en la remboursant et en conditionnant l’octroi d’aides publiques aux entreprises « à l’arrêt des plans sociaux, à la mise en œuvre de contreparties sociales et environnementales [et] au non-versement de dividendes ».
  9. Rompre avec l’enseignement de l’orthodoxie financière libérale : « Le pluralisme doit être le symbole même des formations universitaires. Il convient de réintroduire ce qui fait la richesse et la portée universelle de l’enseignement, la diversité des approches et des analyses. »
  10. Se mobiliser, en tant que citoyen client d’une banque, pour réclamer un droit de regard sur les pratiques de celle-ci. Et donner un statut aux lanceurs d’alertes. Les auteurs proposent de s’inspirer de la mobilisation anti-mafia en Italie, mais aussi du refus citoyen des Islandais de supporter la dette et la faillite des banques après la crise de 2008.

Un livre plein d’optimisme.

 

Kenza Sefrioui

Milliards en fuite, manifeste pour une finance éthique

Éric et Alain Boquet et Pierre Gaumeton, préface d’Éric Vernier

Le Cherche midi, 224 p.,