Management : osez le jazz !

Management : osez le jazz !

Auteur : Frank J. Barrett, traduit de l’anglais par Evelyne Kuoh

Le jazz repose sur une forme d’organisation souple, ouverte et responsable qui peut être un modèle pour les entreprises innovantes.

Miles Davis, Duke Ellington, Sonny Rollins... Ces géants du jazz sont rarement cités dans les travaux sur l’entreprise et le management. Pour Frank J. Barrett, c’est un tort. Ce professeur en management et en comportement organisationnel en Californie est aussi pianiste de jazz. Et c’est avec sa sensibilité de musicien qu’il pense les questions de développement humain et organisationnel. Son livre naît du constat largement partagé que le monde du travail a changé. Au XXème siècle, l’organisation se faisait de façon rigoureuse. Aujourd’hui, il faut « accroître notre vision du leadership au-delà de ces modèles hiérarchiques, afin de mieux apprécier le pouvoir du relationnel ». Au XXIème siècle, « l’accent doit être mis sur les équipes plutôt que sur les individus, et l’on devrait encourager l’apprentissage et l’innovation en continu plutôt que le respect de plans préétablis ». Pour éclairer le monde de l’entreprise, l’auteur s’inspire d’exemples tirés du monde du jazz. Il entend ainsi « montrer comment certains de ces principes sont déjà mis en pratique dans de nombreuses entreprises ».

Premier principe : « bousculer les routines, maîtriser l’art de désapprendre ». Dans un environnement « de plus en plus chaotique et turbulent », les modèles de commandement et de contrôle sont dépassés et le management doit évoluer de l’art de la planification à celui de l’improvisation. Face aux crises, il faut savoir abandonner les routines pour répondre dans l’instant et « une trop grande confiance dans les schémas appris (pensée familière ou automatique) a tendance à limiter la prise de risque nécessaire au développement du génie créatif, de la même manière que trop de règles et de contrôles freinent l’interaction des idées ». Mais, précise Frank J. Barrett, improviser n’est pas le fait de génies autodidactes, c’est « un art très complexe, le résultat d’un apprentissage implacable et d’une imagination domptée », supposant des années de pratique et d’imprégnation de schémas.

Deuxième principe : « oser le chaos, dire oui à l’inconnu ». « Bien que les musiciens de jazz soient surtout connus pour leurs solos, le jazz est en définitive un processus permanent d’intégration par le groupe », insiste Frank J. Barrett : le dialogue et les échanges sont permanents et reposent sur le fait que « les musiciens se disent implicitement « oui » », acceptent le jeu du bricolage, se mettent dans un « état de totale réceptivité ». De même, un manager doit pouvoir « imaginer, suspendre le doute et faire un saut dans l’action, même s’il ne sait pas où ses choix vont le mener ».

 

Briser les carcans

Troisième principe : « expérimenter dans l’action, transformer les erreurs en apprentissages ». La logique est ici une « esthétique de l’imperfection », reposant sur « le courage de l’effort » et la « culture de l’erreur constructive ». Il s’agit de créer une « zone psychologique de confort » où les individus se sentent libres d’expérimenter pour apprendre, de prendre des risques en zone de sécurité, de s’engager dans l’action mais aussi d’évoquer leurs erreurs et d’y réfléchir.

Quatrième principe : « équilibrer liberté et contraintes, une structure minimale pour une autonomie maximale ». Le mot clef est ici « autonomie sous contrôle ». Les orchestres de jazz sont des systèmes « chaordiques », combinant ordre et chaos, créant « des carrefours de décision pour éviter de se laisser gouverner par des règles stériles, tout en optimisant la diversité [et] encourageant l’exploration et l’expérimentation ». Les organisations innovantes aussi. Comme dans les systèmes complexes décrits par les sciences physiques et la biologie, qu’une pensée linéaire ne peut appréhender et où l’action émerge en situation de déséquilibre, et non d’ordre, il faut donc une normalisation minimale pour garantir l’équilibre entre autonomie et interdépendance. Au modèle classique des trois R (Règle, Rôle, Responsabilité), Frank J. Barrett préfère celui de l’auto-organisation soutenue par des liens souples et non étouffants, adopté par les communautés comme Wikipédia.

Cinquième principe : «  improviser, partager les expériences ». Dans les jam sessions, « on apprend en faisant », en jouant, au hasard. Il faut reconnaître la richesse des pratiques, au-delà des fiches de postes conventionnelles, multiplier les collaborations selon le processus du crowdsourcing, comme l’a fait Linux, car « les grandes idées sont souvent générées dans des environnements favorables à la convivialité et à l’échange. »

Sixième principe : « le véritable accompagnement, alterner followership et leadership ». Au PDG rock star, considéré comme le créateur de la richesse de l’entreprise, le jazz oppose le leadership tournant et l’art du comping, reposant sur l’écoute généreuse, véritable source de créativité. Dans les entreprises, plaide Frank J. Barrett, « l’accompagnement – le fait d’aider les autres à réfléchir tout haut et à exprimer le meilleur d’eux-mêmes – devrait être un art plus souvent reconnu et récompensé », car il suppose de savoir défendre sa position en même temps que donner aux autres l’espace pour expérimenter.

Septième principe : « l’art de provoquer, insuffler l’envie de se dépasser ». Il s’agit d’encourager un état d’esprit créatif, en considérant que le confort de la compétence peut devenir un piège et en cultivant la réactivité et le dynamisme. Ainsi Miles Davis, en travaillant avec son quintet sur l’album Kind of Blue, a-t-il jeté à l’eau ses musiciens, leur faisant expérimenter leur vulnérabilité mais en les soutenant. « Le travail d’un leader est de créer la divergence, la dissonance qui va provoquer les gens et les faire sortir de leurs postures habituelles et de leurs schémas comportementaux répétitifs ». Pour Frank J. Barrett, les leaders doivent avoir la « capacité de discipliner leur imagination de façon à voir le potentiel d’un individu ou d’un groupe, même s’il ne s’est pas encore réalisé ».

Huitième principe : « maîtriser l’art du chaos ». En conclusion, Frank J. Barrett récapitule les étapes d’implantation d’une culture valorisant l’improvisation, en insistant sur le fait que le jazz est une source de responsabilité et de créativité. Frais et stimulant.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Jazz et leadership, osez l’improvisation !

Frank J. Barrett, traduit de l’anglais par Evelyne Kuoh

Diateino, 224 p., 19,90 €