Le boom des entreprises de la musique

Le boom des entreprises de la musique

Actuellement, le secteur de la musique au Maroc est en pleine restructuration et ébullition. Autour des Najat Aatabou, Bigg, Daoudi, Hoba-Hoba Spirit, Rouicha et H-Kayne… (icônes musicales marocaines toutes tendances confondues), gravitent des managers, producteurs, distributeurs, journalistes, organisateurs de festivals…. Différents acteurs de la gestion musicale qui, au côté ou au sein des entreprises de la musique, structurent désormais cet espace. Au cœur de leurs actions se trouvent la gestion de l’artiste, la production et la distribution de ses albums, l’organisation de ses concerts, la promotion de son image et… la défense de ses droits et intérêts, idéalement en tous cas. Aujourd’hui, au Maroc, ces entreprises qui évoluent dans un contexte nouveau, doivent redéfinir leur management. Les entreprises qui existaient, et les plus récentes, gèrent désormais les maillons successifs de la chaîne de l’industrie musicale et évoluent selon des règles différentes. Mondialisation, libéralisation, nouvelles technologies et ouverture politique du pays ont modifié cette économie naissante. La volonté des artistes, comme du public, de redéfinir et de se réapproprier une identité musicale marocaine, dans une société qui se questionne, participe de cette évolution. Quelles sont les manifestations de ces mutations ? Comment les entreprises de la musique y font-elles face ? Quelles en sont les conséquences sur leur mode de gestion ? Induisent-elles la création de nouvelles formes d’entreprises culturelles ? Quelles sont ces entreprises aujourd’hui ? Comment fonctionnent-elles et comment se portent-elles ? A quoi correspond, en fin de compte, l’ébullition musicale actuelle ?

MUTATIONS D’UN SECTEUR SUR LA DURÉE

Après la génération «Jil Jilala - Nass El Ghiwane» et son foisonnement, les entreprises de la musique (structures embryonnaires) ont dû faire face à une crise dans la création et la production musicale, à l’image d’une identité culturelle mise à mal. La chanson marocaine s’est caractérisée pendant de nombreuses années par l’imitation de modèles occidentaux ou orientaux. La création s’est inscrite dans des circuits où l’artiste et sa production n’avaient pas d’autre valeur que commerciale. La musique (populaire, chaâbi, amazigh, traditionnelle, moderne) était perçue comme un business, et gérée comme tel par ses producteurs et ses managers. «Dans l’industrie musicale populaire, les producteurs profitent beaucoup de l’artiste. Par exemple, lors des festivals traditionnels un groupe d’ahwash de 30 à 50 artistes peut toucher un cachet de 2000 dhs seulement ! En plus, comme ces artistes ne sont ni «9aryyne», ni «wa3yne», ils signent des contrats à vie», explique Foulane, artiste amazigh à cheval entre musique traditionnelle et nouvelle scène. Pendant des années, le rôle de l’entreprise consiste à enregistrer les artistes, produire leurs cassettes, et les écouler dans les circuits «Souks/ médinas/ boutiques». Dans le meilleur des cas, elle peut espérer bénéficier des relais médiatiques que sont les soirées télévisées (Les «saharates faniyates») et les ondes uniques de la radio RTM.

Dans les années 80 et 90, l’offre et la demande musicales s’équilibrent plus ou moins, les entreprises de la musique y répondent. A partir des années 2000, le CD, nouveau support de musique, fait son apparition, et chamboule l’ordre établi en provoquant le piratage qui oblige les entreprises à chercher de nouvelles ressources et à réorienter leurs activités. Trafics et magouilles prennent de l’ampleur dans les pratiques de cet univers de la musique qui reste essentiellement illégal.

Autres chamboulements qui impactent l’activité des entreprises de la musique : le bouillonnement médiatique, l’apparition d’internet et des NTIC, l’explosion des festivals et, aussi et surtout ,les nouvelles attentes du public avide d’un produit qui lui parle. L’ouverture politique du pays permet en effet l’apparition d’une nouvelle génération de supports écrits (Telquel, Le Journal, Al Jarida al oula, Nichane…), la libéralisation des ondes en 2006 puis en 2009, le développement d’Internet et des NTIC… De nouveaux canaux de communication sont à la disposition des entreprises musicales. On assiste dans la même période à l’évolution exponentielle de festivals, produits par des entreprises de services qui font leur apparition dans le circuit : les fameuses «boîtes de com’» et les professionnels de l’événementiel, grands gagnants de l’évolution du secteur musical. Ces événements changent la donne : ils révèlent de nouveaux artistes qui donnent un souffle à la création musicale et permettent au public de réinvestir l’espace public.

L’économie classique de la musique marocaine est court-circuitée, elle doit obligatoirement s’adapter et redéfinir de nouveaux modes de gestion et de management. D’autant plus que la nouvelle scène musicale partage avec son public l’envie et le besoin de se réapproprier la chanson marocaine et de redéfinir son identité musicale. Des entreprises de la musique sont créées, souvent par les artistes eux-mêmes, avec l’objectif de promouvoir la musique marocaine et les nouveaux talents. «Lof Music» par Oum, «Funky Noise» par DJ Key, ou encore «H-Kayne production» et «Don Bigg Family Productions», sont autant d’exemples d’artistes qui se prennent en main et font le pari de gérer eux-mêmes leurs productions, leurs distributions et finalement leur produit et leur image. Avec pour objectif aussi d’en  faire bénéficier d’autres artistes quand ils le peuvent.

UNE NOUVELLE VAGUE DE PROFESSIONNALISATION

«Le secteur de l’industrie musicale commence à émerger avec les nouveaux mouvements musicaux, les groupes professionnalisent le domaine» constate Bigg, qui vient de créer son propre label. Ces artistes ont fait le choix de mettre sur pied leur entreprise musicale, sur leurs propres fonds : un pari bien audacieux dans un secteur particulièrement sinistré, que le piratage et les lacunes législatives handicapent. Si ce constat est vrai de ladite nouvelle scène musicale marocaine, il est aussi valable pour des artistes de l’ancienne génération qui évoluaient jusque-là dans des circuits traditionnels : «Dans un secteur qui marche aussi peu, où les marges sont si petites et l’équilibre difficile, autant avoir sa propre structure», nous explique l’artiste amazigh Rouicha, également PDG depuis un an et demi de «Master 1 production». Cette tendance répond à la volonté des artistes et des nouveaux professionnels de la musique de se battre pour la reconnaissance de l’artiste et de s’adapter au contexte actuel du marché de la musique. Les activités de ces entreprises tournent essentiellement autour de deux axes :

le booking et la communication. Elles restent très précaires et ne parviennent à trouver un équilibre que par la diversification de leurs activités (ex. : Platinium Music - cf. encadré -), ou dans le cas des artistes-chefs d’entreprises culturelles  en sacrifiant le gain en argent au profit d’un gain en image : «Quand tu es artiste, tu peux sacrifier sur le financier car tu travailles ton image et ton existence, et le gain peut être en notoriété. On n’est plus dans des enjeux de rentabilité. On se bat pour la présence», explique Rouicha. Le CD, dont la non-rentabilité n’est plus à prouver, devient un élément de promotion et de marketing. L’enjeu n’est plus de gagner de l’argent par le CD mais de promouvoir l’image de l’artiste. Les sources traditionnelles de revenus de ces entreprises (vente de CD et de K7) sont dépassées et obligent à trouver d’autres activités.

Aujourd’hui, deux types de structures et de modes de gestion musicale se côtoient, même si des collaborations se mettent parfois en place («Fassiphone» distribue Oum, «Box Music» l’a fait pour Darga, et Platinium pour Aamouri Mbarek) et qu’un effort de modernisation est réalisé par les plus anciens. «Il fallait moderniser les choses. Pourquoi le consommateur marocain n’aurait-il pas droit à un CD aux normes européennes qui utilise les mêmes technologies ? Une nouvelle génération d’artistes, d’entrepreneurs et de public est là, et aimerait avoir un produit propre», explique Nabil, directeur commercial de Fassiphone. Autre nouvel élément dans cette donne, l’apparition récente d’un nouvel acteur, et non des moindres, amené à s’impliquer - enfin - dans la production musicale : l’Etat. En effet, le ministère de la culture a voté en janvier 2009 une loi qui crée un fonds de soutien à la production musicale. Longtemps absent du secteur musical, l’Etat ne soutenait la chanson marocaine que par les conservatoires, dont les moyens étaient limités, et où l’on n’enseignait que la musique classique (occidentale et orientale), ou par l’organisation de festivals de musique traditionnelle et d’arts populaires : «S’il n’a pas été facile de mettre en place une véritable politique de soutien directe à la production, il faut aujourd’hui aller directement vers les groupes de jeunes et mettre à leur disposition des fonds pour les aider à se produire», explique Mohamed Achaari (ministre de la culture de 1998à 2008).

Toutes ces mutations ne suffisent pourtant pas à répondre aux différents besoins nécessaires au bon fonctionnement des entreprises de la musique (et du secteur dans son ensemble). Si l’engouement qui entoure les festivals est réel - son rôle de vitrine touristique rempli -, et colmate les brèches, ces manifestations ne permettent pas pour autant la stabilité du secteur musical : «Bien que les festivals aient répondu à un besoin à court terme, il est urgent de passer à  des actions plus structurantes, qui s’inscrivent dans la  durée», s’impatiente Mehdi Benslim, directeur général de Clic Agency. Des besoins fondamentaux continuent de faire cruellement défaut : des infrastructures culturelles (salles de concerts, studios, locaux de répétitions) et une formation adaptée, des producteurs en nombre suffisant, des fonds injectés durablement, une réelle consommation du produit musical, un cadre législatif clair et en particulier la redéfinition du statut et des mesures concrètes et appliquées contre le piratage.  «Il faudrait des mesures et des vraies sanctions. C’est un problème qui ne peut être réglé qu’au niveau du parlement», réclame Rouicha. Même constat général pour Mehdi Benslim : «Il n’y a pas d’industrie musicale, car une industrie ne peut exister sans encadrement politique et législatif». Le modèle économique de l’industrie de la musique est certes en mutation et puise dans la diversité des musiques marocaines, mais reste embryonnaire. L’artiste et les professionnels n’en vivent toujours pas. Par ailleurs, ce modèle économique ne pourrait exister sans toute la dynamique culturelle identitaire et sociale actuelle. Modèle qui repose sur un public, certes avide d’expression et de divertissement, mais mauvais-consommateur, et sur des bailleurs qui financent ponctuellement des événements sans permettre de disposer de réels moyens à long terme… et qui répondent malheureusement trop souvent à d’autres considérations que celles du secteur musical.