La vie sociale des choses

La vie sociale des choses

Tandis que j’écris cet article, j’ai devant moi un tambourin de taille moyenne, fait d’un cercle rustique de bois peint grossièrement et percé de trous où s’intercalent des lames d’acier qui ont rouillé très vite. La peau tendue s’est relâchée, mais qu’importe. C’est le côté justement rustique qui m’avait attiré, quand j’avais acheté cet objet à Khouribga, et comme je n’ai aucune raison personnelle ou professionnelle de jouer du tambourin, j’en ai fait une sorte de vide-poches, posé devant mon ordinateur, lequel est un Mac. Car si je prête peu d’attention aux vêtements que je porte, aux cigarettes que je fume ou à la marque de la voiture dans laquelle je roule, c’est au contraire par mon Mac que j’ai parfois le sentiment d’appartenir à un univers culturel d’exception, vaguement tribal, un peu classant, avouons-le.

En réfléchissant à ces quelques lignes et lorsque j’interromps le cliquetis des touches, je triture nerveusement la bague que je porte à l’annulaire gauche et qui vient signaler mon statut matrimonial. Cette bague a bien été une marchandise, achetée (avec l’identique que porte ma fiancée) chez un bijoutier, mais elle est aujourd’hui très loin de ce statut de marchandise. C’est un symbole, plus même : une sorte de tatouage qui vient signifier le lien qui nous unit, mon épouse et moi, et qui bien sûr n’a rigoureusement plus aucune valeur d’échange, aussi inaliénable que le lien lui-même.

Ces quelques exemples pris sur ma table de travail (j’aurais pu ajouter ce petit globe affreux où de la neige tombe sur la Koutoubia mais que je regarde avec une infinie tendresse parce qu’il est le premier cadeau que m’a fait mon jeune garçon), ces quelques exemples donc, banals, pour éclairer l’idée qui est au centre de cet article : oui, les objets ont une vie sociale, aussi complexe et sinueuse parfois que la vie des gens, et il faut une démarche biographique pour en comprendre le sens. L’idée, empruntée à un livre fondateur passé inaperçu en France et dans les mondes francophones1 , n’est pas si évidente, notamment dans ses conséquences socio-économiques. Car si les objets ont une vie sociale, il faut alors penser que le statut de marchandise n’est qu’un moment de la vie des objets. Et, si des «choses» deviennent des marchandises, des marchandises peuvent tout aussi bien se transformer en objets sacrés inaliénables, symboles, traces mémorielles, marques identitaires ; ainsi en va-t-il de mon alliance, de mon globe à deux centimes, de mon Mac. Et s’il en est ainsi, nous ne vivons pas dans un univers aliénant de marchandises dont les formats et les utilités nous dominent, et pas davantage dans un univers dont le sens des choses est donné univoquement par les fonctions classantes des objets. Nous vivons au contraire dans un univers d’objets aux statuts différenciés, pris dans une tension entre d’un bord, l’absolue et radicale inaliénabilité des objets sacrés, et de l’autre la trivialité de marchandises parfaitement interchangeables, fugitives et porteuses d’aussi peu de sens et de force sensible que des allumettes. Entre le sacré et le jetable en somme.

Personne ici ne songe évidemment à nier cette évolution économique radicale par laquelle tout, ou presque, des univers d’objets qui nous entoure, est devenu le produit d’un rapport d’échange, et qu’un nombre assez considérable de ces objets ne tirent sa singularité, son sens, que de signifier socialement la position de celui qui les exhibe autant qu’il s’en sert. Pour le dire d’une autre manière, avec Naomi Klein, la grande industrie fordiste du siècle a réussi le tour de force génial (mais terriblement aliénant) de nous vendre à peu près tout ce dont nous avons besoin, sous un format standard et rigoureusement identique à des millions d’exemplaires, et de nous faire croire pourtant que, les exhibant, nous sommes des êtres uniques. C’est bien ce tour de force, ce mirage, qui sont au cœur du siècle dont on dira peut-être un jour qu’il est le siècle des «marques». Sans doute serions-nous  enclins aujourd’hui à penser que ces formatages ne sont qu’un moment de la vie des objets, dans une histoire qui, si l’on prend la peine d’en construire les péripéties, révèle d’autres fonctions sociales et d’autres rapports sociaux rendus silencieux par le vacarme de la marchandise.

Lesquels donc ? Leur variété par définition, est sinon infinie du moins très étendue. D’abord cette première banalité : même lorsqu’ils ne sont que marchandises, bien des objets qui nous entourent peuvent vivre plusieurs vies successives et se transformer radicalement. Ces voitures allemandes par exemple qui, sorties d’usines où chaque geste est millimétré, produits de processus de production plus sophistiqués que jamais dans l’industrie lourde, symboles ici de réussite sociale, de confort protecteur, deviennent au Maroc ces taxis collectifs, souvent bancals, poussiéreux, suant des hoquets de fumée noire, dérivant sous la pluie et chargées de transporter tous ceux qui ne peuvent se payer un autre moyen de transport, dans des conditions de radicale promiscuité, dangerosité et d’inconfort. Tout s’inverse ici dans cette deuxième vie des Mercédès : symbole d’aisance, sinon de richesse, elles sont l’attribut de précarité, celle des chauffeurs qui les conduisent, routiers de parcours répétés inlassablement. Symbole de sécurité, elles se font dangereuses ici, enfin produit d’une machine industrielle au sommet de la sophistication, managériale et technique, elles sont ici le produit d’un bricolage approximatif qui les transforme inlassablement jusqu’à ce qu’elle ne soit plus que l’apparence d’elle-même.

Et ce cas au Maroc n’est pas unique,  que l’on pense au travail des ateliers d’Afrique centrale, où le moindre tas européen de ferraille agonisant peut retrouver vie, plusieurs vies. Rappelons-le d’ailleurs au passage, la seule compagnie italienne spécialisée, expédie par le seul port d’Anvers sur le seul port de Cotonou, au Bénin, 400 000 véhicules chaque année. Combien alors de Baltimore, de Hambourg, de Marseille ou de Barcelone ? Ce sont donc des millions de véhicules qui trouvent ainsi nouvelle vie, et permettent alors de désengorger le marché européen. Sans trop allonger la liste de ces objets qui, comme les chats, vivent plusieurs vies, tout en changeant de sens social et de «monde» de production, signalons néanmoins ces pneus usagés qui deviennent à Marrakech matériau d’artisanat, à Tijuana matériaux de construction. Pensons encore aux méandres des circuits de la fripe, etc.

Mais prenons un exemple encore plus trivial de transformation des objets : le cadeau. Offrir un cadeau, c’est en effet aussi changer le statut symbolique et matériel de l’objet offert. Si l’on comprend en effet que quelque chose de celui qui offre reste attaché à l’objet offert, le céder, le vendre, le dégrader, c’est porter atteinte au lien qui nous lie à celui qui offre. Combien alors de «petites choses» sans valeur marchande qui prennent une valeur liée à la rareté de la relation dont elles sont le témoin ? Combien au contraire de cadeaux «inestimables» qui finissent dans des placards, témoins de relations aliénantes dont on ne veut pas voir le souvenir et pourtant impossibles à jeter (Ah ! l’argenterie de la grand-mère, les fourrures de la belle-mère) ?

Evoquons enfin une troisième transformation de l’objet, rendue possible par le travail d’appropriation ; appropriation qui lui permet de s’inscrire dans une histoire plus que dans une continuum de classements, en l’occurrence l’histoire de celle ou celui qui le porte, car il s’agit souvent de vêtement.

Ces modes d’appropriation n’ont évidemment d’autre limite que l’imagination de ceux qui les utilisent, en apparence, car en fait le plus banal, là encore, de cette grammaire appropriative tient simplement à des histoires de rencontre, de croisement, de voyage en commun. Oui, c’est la chemise que je portais le jour de notre rencontre, la cravate de mon entretien d’embauche réussi, la coiffure de mon bac…

Par ces quelques histoires, on peut donc conclure méthodologiquement par une perspective : seule l’histoire dépliée donne le sens social des choses, l’ordre des rapports sociaux qui les transforment incessamment. Focalisée sur la production et son organisation pour l’une, sur les logiques de classement et de «distinction» dans la consommation pour l’autre, l’économie et la sociologie sont passées longtemps à côté de la «vie sociale des choses». Car si l’on suit la piste ainsi tracée, c’est d’abord en circulant que les objets prennent vie et sens, en voyageant, aussi bien géographiquement que socialement. Du cadeau à l’occasion, toutes les pratiques dont nous avons esquissé ici la trame sont d’abord des manières de faire circuler les objets, et c’est avant tout en les transportant que nous leur donnons vie