A la recherche d'une politique sociale

A la recherche d'une politique sociale

Le social est le marqueur du nouveau règne. C’est ainsi que celui-ci s’est affiché. L’homme politique, s’il est porté par ses convictions, doit conjuguer la modernisation technique du pays avec la modernisation sociale de la société. Une conjugaison de tous les temps, ceux de crise et ceux de prospérité, ceux du présent et ceux du futur. Pour ce faire, seul l’ordre constitutionnel assure l’organisation et le fonctionnement adéquats des pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire. Ce ne sont pas des généralités mais des principes. Dans la pratique, on mesure tous les jours ce que l’ignorance de ces principes ou le retard apporté à une véritable réforme constitutionnelle nous coûtent de tensions à tous les étages.

 

Des limites institutionnelles à l’efficacité des actions sociales

Dans le cas qui nous concerne, les interviews menées lors de notre enquête indiquent les dysfonctionnements et les déviances engendrés par la fracture institutionnelle entre gouvernement et ministères de souveraineté. Ainsi, la convergence attendue entre les différents départements ministériels dans la mise en œuvre des projets de l’INDH s’est heurtée à la reprise en main du dossier par le ministère de l’Intérieur. Le principe novateur et progressif de la «convergence» par la participation active et agrégée de tous les secteurs, représentés par les ministères, a été abandonné au profit d’une logique sectorielle, ce que beaucoup d’interviewés regrettent. Chacun est reparti dans son coin1. Ainsi, d’un côté, le ministère de souveraineté, de l’autre, les ministères du gouvernement (Education nationale, Santé, Energie, …). La fracture institutionnelle se produit naturellement à tous les échelons.

Cette reproduction naturelle du péché originel de nos institutions entraîne un blocage permanent de l’application de nos politiques sociales, fussent-elles bien conçues et bien gérées, comme ce fut le cas pour l’INDH. J’insiste qu’il ne s’agit pas d’un slogan politique, mais d’un relevé établi à partir d’enquêtes de terrain et d’interviews sur les raisons des limites des actions sociales des autorités. Est-ce la reproduction d’un rapport interne de sujétion enraciné au point que les instances chargées de l’action sociale ne parviennent à s’en défaire ?

 

Confusion entre deux formes de modernisation, technique et sociale

L’histoire de la dernière décennie, par son accélération, met en relief avec une grande acuité, dans tous les champs de la vie sociale, la contradiction majeure entre la modernisation technique et la modernisation sociale. Pour combler ces écarts, les autorités ont développé avec précipitation, sans vision globale, sans stratégie aucune, depuis 19982, un nombre important de nouvelles instances avec des budgets et des projets significatifs.

On a assisté à une progression considérable en matière d’attentions et d’actions sociales au cours de la dernière décennie3. On le relève dans le discours politique, les masses budgétaires, le nombre d’instances, leur cartographie régionale.

Les efforts ont porté sur ce que les autorités savent faire en partie : du ponctuel, du projet par projet, de l’amélioration de la gestion4 mais sans vision globale5, ni stratégie, termes galvaudés à leurs yeux car elles les assimilent à de simples généralités. Il faut dire que les hommes politiques de notre pays ne sont pas des foudres de créativité et de production de propositions, animés qu’ils sont d’abord par le souci de ne pas déplaire aux plus hautes autorités. Les écarts entre les deux modernisations s’accroissent, tant la pensée unique du néolibéralisme a étouffé tout sens critique.

 

Au Maroc, la croissance économique est aussi celle des inégalités sociales.

Si l’on se flatte de la première, on se doit de faire face aux conséquences de la seconde. Pendant que certains manifestent à bien des reprises contre le coût de la vie, d’autres font des coups en Bourse. Alors que ni les organisations politiques, ni les syndicats ne se préoccupent du pouvoir d’achat, les grands chantiers se déploient. Si l’euphorie boursière fait la une des journaux, les émeutes de la faim sont réduites au silence.

 

En Amérique latine, c’est la redistribution qui assure une croissance durable.

La croissance ne précède pas la redistribution. Or pour beaucoup, il faut d’abord de la croissance et ensuite on pense à la «politique sociale», sous prétexte qu’il faut qu’il y ait d’abord de la croissance pour redistribuer. Le bon sens apparent de cette maxime a prévalu sur les réalités économiques. L’expérience récente des pays d’Amérique du Sud qui ont mis en avant les demandes sociales de redistribution  pour en faire un moteur de la croissance et avec succès, a remis en question ce présupposé. Cela sert d’ailleurs de leçon aux pays du Nord qui avaient prédit leur échec.

Dans ces pays, les affaires économiques et financières se sont trouvées en pleine expansion grâce aux politiques de redistribution. Et leurs économies, pour l’heure, sont protégées des récessions que connaissent déjà les autres économies du Nord et celles du Sud qui y sont arrimées. Cela s’appelle une politique keynésienne. Mais il est devenu «obscène» de parler de keynésianisme tant la pensée néolibérale a anesthésié tout sens critique. Impossible de «sortir» d’une politique de l’offre, les carcans intellectuels sont encore bien installés aujourd’hui, malgré les déflagrations successives des krachs boursiers et bancaires et de la récession économique qui essaime dans le monde entier. Au Maroc, les autorités et les politiques semblent, comme le démontre l’étude, fermés à un tel changement de modèle.

 

L’opinion primaire qui consiste à dire que la politique de redistribution est un prélèvement sur les riches est un épouvantail agité pour faire peur.

Elle est significative de la pauvreté de la culture économique dominante. On peut d’ailleurs noter que depuis plus de quarante ans, notre pays n’a jamais eu de ministre de l’Economie au plein sens du terme. Nous avons eu en 1998 et pendant dix ans, Fathallah Oualalou qui est un macroéconomiste, pianiste des agrégats mais rétif aux articulations sectorielles et à l’entreprise. Nous avons aujourd’hui un ministre, Salaheddine Mezouar, qui lui est un bon connaisseur de l’entreprise. Il faut dire que nous revenons de loin: quarante années d’absolutisme et d’obéissance aveugle aux exigences des organismes internationaux ont rendu les efforts des dix dernières années exemplaires et méritoires. Mais, des efforts, il en faut encore. Nous sommes trop lents : depuis plus de dix ans le dossier de la Caisse  de Compensation est ouvert6 (voir p.6-9). Nous sommes dépendants des conceptions dominantes : nous avons été et sommes trop timides dans notre politique de la demande (revalorisation des salaires du public et du privé, revalorisation du smic). Nous sommes trop soucieux d’être en phase avec les institutions financières internationales, alors qu’elles ont aussi besoin de nous. C’est le moment maintenant de passer à une politique forte et visible de la demande, tout en renforçant les projets d’infrastructures d’une politique de l’offre.

 

Où gît l’erreur alors que nous finançons à hauteur de 50% du budget général tant et tant d’actions sociales et avec si peu de résultats ?

L’erreur est de considérer que les actions sociales, après avoir été de l’ordre du caritatif institutionnel,  vont passer au statut de régulateurs à faible intensité, alors qu’une politique économique fait défaut.  La régulation, s’il devait y en avoir une, serait du ressort des Conseils de la Consommation, de la Concurrence, de la Prévention de la corruption…  L’un des moteurs de la politique de la demande est la politique sociale, sœur jumelle de la politique économique. L’articulation d’une très forte politique de la demande et des projets majeurs d’infrastructures devrait être harmonisée par notre ministre de l’Economie. La politique de la demande pourrait enclencher une politique publique et privée7 de redistribution mais la mise en adéquation d’une politique économique et financière avec une véritable politique sociale se retrouve normalement dans les arbitrages du ministre de l’Economie.

 

Cette double articulation est le noyau d’une nouvelle politique, surtout par ces temps de crise.

Elle mérite une étude intégrale de sa fiabilité, une approche par séquences, une déclinaison régionale. Encore faut-il avoir l’audace politique d’une économie de croissance issue de la redistribution. La réduction des inégalités doit précéder la poussée de la croissance. Les politiques sociales de transferts monétaires, telles qu’elles sont pratiquées en Amérique latine, vont dans ce sens8, éventuellement jusqu’à l’affectation d’un revenu minimum universel. Au Maroc, les simulations9 ont montré qu’en allouant simplement 6 MMDH  de soutien monétaire direct, sous forme d’une allocation mensuelle de ressources, on réduit sensiblement la pauvreté10. Ce serait un premier pas vers une politique de transfert de fonds en provenance de la Caisse de Compensation. Ainsi, dans un premier temps, la politique de redistribution par un transfert monétaire direct ne coûterait pas plus au budget national.

 

L’enjeu de l’argent social est aussi bien économique que politique

L’analyse introductive du dossier consacré à l’argent public du social permet de poser les questions qui suivent. Celles-ci ne sont peut être pas les meilleures, ni les seules. Toutefois, leur formulation technique montre bien leur nature totalement politique.

 

Comment peut-on caractériser la succession des dispositifs d’affectation de l’argent social durant la dernière décennie ?

Les agences, les services ministériels, les instances régionales sont multiples, éclatés, disparates, déconnectés les uns des autres, chacun répondant au mieux à la mise en place d’une sommation de projets mais aucun ne se sentant rattaché à une vision d’ensemble.

Au cours des cinquante dernières années, ce mode opératoire éclaté répondait aux demandes politiques particulières du moment. Né pour répondre à des besoins ponctuels, il est devenu définitif. Ce qui est nouveau ? Le besoin de cohérence, de compétence, de résultats. Le diagnostic est verbalisé, c’est déjà énorme. Si l’INDH, bien conçue, à partir de structures disparates, est dominée par les maîtres mots de convergence et coordination, elle n’en devient pas moins un objet non identifié, mieux « vendu » à l’étranger qu’au Maroc. Peut-être que cette déception n’est que l’expression de l’impatience ? Peut-être que le temps est nécessaire pour qu’une nouvelle culture du débat interne et de la convergence porte ses fruits. Mais, à la lecture des résultats de l’enquête ci-après,  une chose est certaine : ce n’est pas tant la multiplicité des instances qui est en cause mais plutôt l’absence d’une politique sociale et la nécessité d’inscrire chacune de ces instances au sein d’une politique générale qu’on appelle de ses vœux.

 

La dimension des affectations budgétaires répond-elle aux besoins sociaux ?

Le montant devenu considérable des affectations sociales du budget paraît disproportionné au regard des résultats acquis. Ce qui est nouveau ? Le montant très important des sommes consacrées au social, la volonté de réponse à la grande variété des situations de précarité, l’élargissement donc du spectre du social11.

Les budgets sociaux sont passés de 37% en 1993,  à 50% du budget général,  en 2007. Peut-on aller plus loin ? Difficile à première vue. Alors, pourquoi ce désenchantement, lu dans l’ensemble des interviews, de la part des acteurs du social, pour certains dévoués et passionnés par leur métier ? On peut le mettre sur le compte de l’espoir des dernières années et des attentes soudaines, devenues impatientes avec le nouveau règne. Il est clair que ce n’est pas une question de montant. Ce n’est pas non plus uniquement une question de compétences ou de gestion interne de projet, ce dont il s’agit, c’est de l’affectation et de son efficacité.

La réponse aux besoins sociaux n’est pas tributaire du montant affecté mais bien de son mode d’identification et de la gestion de l’affectation12. Le projet du PERG est une avancée considérable dans l’accessibilité des citoyens aux services. Mais a-t-on fait une évaluation des services utilisés effectivement ? A-t-on  étudié les formules d’utilisation eu égard au faible pouvoir d’achat ? La politique de tarification de l’ONE est-elle compatible avec le pouvoir d’achat dans les régions enclavées?

 

Les besoins sociaux du pays peuvent-ils donner lieu à une stratégie ?

Pour mieux appréhender les besoins du pays, des régions commencent à être étudiées mais pas suffisamment pour donner lieu à des opérations significatives. Les travaux du HCP sur la pauvreté, de l’Entraide nationale, de l’INDH, de l’ADS, montrent qu’il y a, pour la première fois depuis longtemps, une frénésie d’études, une amorce de connaissance cartographique du ciblage de la pauvreté, une analyse des effets chiffrés de la suppression des subventions. Mais tous les acteurs interrogés affirment la faible efficacité de ce travail. L’absence de relevé des contenus de ces études et de leur «harmonisation», de même que l’absence d’exploitation des données existantes, mais non disponibles, tout cela fait désordre. C’est à peine si l’on commence à cerner l’étendue des dégâts dus au silence et à la paralysie des décennies 1970-90. Ainsi, d’une part, la connaissance est imparfaite : des études sont lancées au fur et à mesure des improvisations. D’autre part, la connaissance de ces besoins, aussi concise et globale soit-elle, ne peut donner lieu à une stratégie, si on persévère dans une politique héritée de la conception de la pauvreté prônée par la Banque mondiale. En effet, la pauvreté est « noyée » dans un large éventail de précarités dont celle de l’emploi. Or l’attention accordée aux populations marginalisées prend le dessus sur une véritable politique économique et sociale de l’emploi.

 

Comment  analyser les montants affectés ?

Un premier critère de classification permettrait de distinguer deux groupes : celui qui englobe les financements des services majeurs tels que les subventions de la Caisse de compensation (22 MMDH), l’éducation (34 MMDH), la santé (7 MMDH), et depuis peu l’habitat (1,3 MMDH)13, soit un total de 62,3 MMDH. Le second groupe de financements relatifs au système solidaire  représente le solde, soit 7,7 MMDH.

Qu’en est-il du premier groupe ? Quatre affectations : les subventions pour les produits alimentaires, l’éducation nationale, la santé et l’habitat.

On sait désormais que la Caisse de compensation14 est un flux financier public générateur d’inégalités. Ainsi 10% des subventions pour le gaz vont aux ménages les plus pauvres, 1% pour l’essence, 6% pour la farine et 9% pour le sucre. Pour l’Education nationale, les rapports de la Cosef, du CSE, sont éloquents du rendement très faible de l’enseignement public, nécessitant une réorientation progressive par les priorités. La santé, le parent pauvre des services publics attendus par la population, représente 10% seulement de la masse monétaire affectée au social15. C’est une perte économique de compétitivité, au même titre que le délitement de l’enseignement public. Seul l’habitat connaît une poussée qui va de 450 MDH à 1,3 MMDH. Mais on a confondu les immeubles avec les habitants : on n’a pas tenu compte des services publics indispensables pour les habitants des nouvelles agglomérations et des nouveaux quartiers, sortis de terre ces dernières années, au point qu’un journaliste s’est demandé si nous ne sommes pas en train de construire des bombes sociales16 Le second groupe est un « reste » qui regroupe, l’INDH, la famille, la jeunesse, l’alphabétisation, et le lutte contre le chômage. La partie de l’étude menée sur les associations comme lieux de transit de l’argent social nous permet de mettre le doigt sur les incohérences qui règnent dans cette catégorie.

Outre le critère financier, on peut adopter une seconde classification qui distingue ce qui est ancien et ce qui est nouveau. Ce qui est nouveau, dans l’habitat social et l’INDH par exemple, est une certaine volonté de rationalisation et de cohérence. Ce qui est ancien, c’est la persistance de l’éclatement  et du fonctionnement par projet sans évaluation globale.

 

Conclusion

Au saupoudrage, il s’agit d’opposer une concentration de moyens et de méthodes d’approche. Au chacun pour soi dans son instance, il s’agit d’opposer une politique de coordination, énoncée dans les intentions mais actuellement introuvable sur le terrain. Face à l’éclatement des politiques et des enveloppes, il s’agit de faire converger les projets. La Caisse de compensation nouvelle formule pourrait être le noyau dur autour duquel gravitent les différentes actions dans le cadre d’une politique économique fondée sur la demande et la redistribution. En mettant en avant le marché intérieur, on ancre la démocratie dans la pratique économique.