La fabrique de l’arabité

La fabrique de l’arabité

Auteur : Yves Gonzalez-Quijano

Uruba, constellation en construction

Le dernier essai d’Yves Gonzalez-Quijano interroge les lieux et les processus d’élaboration d’une identité arabe non présupposée mais en projet.

‘Uruba. En arabe, le mot renvoie à la fois à une identité culturelle, l’arabité, et à un projet politique, l’arabisme. Pour le traducteur et spécialiste de littérature arabe Yves Gonzalez-Quijano, la disparition du second tel qu’il s’est exprimé dès la fin du XIXème siècle et jusqu’aux années 1970 – date en débat – n’a pas mis fin, bien au contraire, à l’expression de la première. Dans ce bref essai, bien documenté et d’une lecture accessible, les développements récents des moyens de communication et la production populaire témoignent d’un véritable dynamisme de la volonté d’être arabe et de se construire des références communes. En interrogeant les « convergences culturelles [et] sociétales » du Maroc à Oman, sans oublier l’apport des diasporas, l’auteur d’Arabités numériques (Actes Sud, Sindbad, 2012) insiste sur le fait qu’un imaginaire largement partagé par plus de 400 millions d’Arabes peut aboutir à la constitution d’un projet politique nouveau. Le livre ne porte pas sur les manières de refonder l’arabisme mais s’attache aux mécanismes historiques sur lesquels il s’est construit, ainsi que sur les leviers de sa potentielle réinvention que sont la culture populaire, le sport, les médias, etc.

Les nouvelles voix du roman national

Yves Gonzales-Quijano s’attache d’abord à démêler les concepts. Ainsi, l’arabisme est à distinguer fermement d’un projet religieux. D’abord en raison du nombre de chrétiens qui ont pensé la Nation arabe. Mais aussi du fait que la brève expérience du califat de Daech a rassemblé des combattants venus du monde non arabe – y compris du Chili ( ?!). Ce n’est pas non plus un projet institutionnel : en témoigne la marginalité aujourd’hui de la Ligue arabe – dont est exclue depuis 2011 la Syrie, pays que nul ne songerait sérieusement à ne pas considérer comme arabe. Une cause commune ? Le sort de la Palestine, bradée pour des normalisations avec Israël, permet d’en douter. Construit contre l’hégémonie ottomane et contre les colonialismes européens, ce n’est pas non plus un retour au passé, mais une construction moderne – « bien que fondée sur une lecture de l’histoire sans nul doute en partie mythique ». Pour l’auteur, le point d’achoppement premier de l’arabisme a été la question du territoire, du « foyer national ». Il fait des parallèles avec d’autres projets nationalistes de la même époque, comme le cas italien, et même avec le projet sioniste – sauf à dire que celui-ci supposait l’immigration de populations. Il souligne les obstacles dressés par les colons britanniques et français pour contrecarrer les projets unitaristes de coalition ou d’union qui faisaient leur chemin. Ainsi la Ligue arabe, créée pour « maintenir les divisions régionales au profit des tutelles mandataires », mais qui devint un temps « le support de l’identité arabe ». Yves Gonzalez-Quijano évoque aussi les rivalités, les marges, les ruptures. Mais c’est pour mieux souligner l’intensité des références identitaires partagées dans un « jeu d’allégeances multiples ». « De toutes manières, quand bien même s’accorderait-on à reconnaître que le projet unitaire arabe est à ranger définitivement au musée des idéologies révolues, cela ôterait-il quelque chose à son importance passée ? », s’interroge l’auteur. Si aujourd’hui l’arabisme peine à produire des représentations susceptibles de se traduire en projet politique, c’est ailleurs, estime-t-il, que se fabrique ce qui fait sens : l’arabité, comme référence revendiquée au-delà de la diversité des situations.

Plutôt qu’une identité présupposée qui ne pourrait être que mythique, Yves Gonzalez-Quijano considère l’arabité comme un discours en construction, porté depuis plus d’un siècle par différents canaux de production culturelle. Il insiste à juste titre sur le rôle des médias dans l’élaboration d’un nouveau « contrat social » reléguant au second plan les liens du clan, de la tribu, de la lignée. Presse imprimée, radio, télévision, télévision satellitaire puis internet et réseaux sociaux… il inventorie les canaux rendant possible de surmonter les divisions politiques et de constituer une opinion partagée – même si l’expérience d’Al Jazeera fait apparaître une tension entre deux pôles, « l’un hyperlocal […] et l’autre suprarégional et même global ». Yves Gonzalez-Quijano salue ces évolutions technologiques comme « une solution inédite par rapport aux expériences du passé : faute d’une capitale opérant comme un lieu central d’émission rayonnant dans  toute la région, il reste toujours possible d’imaginer un roman national arabe (se) diffusant de manière réticulaire, à travers les multiples canaux d’une constellation d’acteurs utilisant les réseaux sociaux numériques. »

Il consacre ensuite un développement à la question linguistique, avec la « réelle continuité, du moins au niveau des élites », d’une langue littéraire commune, soutenue par les progrès de l’alphabétisation, les évolutions des langues nationales et la présence des autres langues (amazighe, kurde, anciennes langues coloniales ou internationales…). Il souligne très justement la porosité, dans les pratiques quotidiennes, entre le pôle relevé et le pôle vernaculaire.

Enfin, il inventorie les « symboliques de l’arabité ». L’absence d’un drapeau ? « une carence de signe qui est aussi, paradoxalement, une manifestation de son existence ». La littérature ? C’est surtout par la poésie, plus que par le roman, malgré Jurgi Zaydan et al-Kawakibi, par la poésie, notamment celle de Mahmoud Darwich, que s’est manifesté le « rêve arabe ». Par la musique aussi : Yves Gonzalez-Quijano revient sur les opérettes et comédies musicales populaires, interprétées par des figures majeures comme Oum Kalthoum, Fairouz… Plus récemment, la téléréalité, les séries et la culture de masse voisinent avec la culture légitime. « Les résultats de ce laboratoire de la modernité arabe sont complexes, voire paradoxaux », entre chauvinisme et référence panarabe performative, basée sur « un accord tacite, en l’occurrence fonctionnel, autour de l’intercommunication régionale ». L’auteur se penche ensuite sur le foot, emblème s’il en est des rivalités mais aussi des affirmations de la solidarité arabe. Enfin, il met en perspective les développements récents de l’arabité dans le contexte de globalisation et surtout de glocalisation : « l’arabité de marché », voire la « McArabité », est à comprendre en comparaison d’une communauté de situations des moins enviables. « Si “l’arabisme, c’est exprimer dans un langage commun la même colère”, mots et maux, portés par une arabité toujours présente, n’auront jamais été autant partagés dans la nation des Arabes… » Dans un entretien accordé à Orient Hebdo sur RFI, Yves Gonzalez-Quijano insistait sur le fait que c’est bien de ces références et de ces sous textes partagés, y compris dans leur diversité, que peuvent naître les grandes constructions, bien avant qu’elles ne soient concevables politiquement. Comme cela a été le cas de l’Union européenne.

 

Kenza Sefrioui

La fabrique de l’arabité

Yves Gonzalez-Quijano

Diacritiques éditions, 165 p., 14 € / 180 DH