La diaspora asiatique, une utopie maghébine

La diaspora asiatique, une utopie maghébine

Force est de constater qu’au Maghreb, le rôle économique des diasporas est mineur, l’essentiel des fonds rapatriés par les travailleurs émigrés étant consacré à acheter des biens de consommation. En Chine en revanche, le rôle de la diaspora a pris une ampleur exceptionnelle, à la mesure de la croissance très forte de l’économie : on estime que deux tiers des investissements directs étrangers proviennent d’elle. Même si un tel phénomène a peu de chances de se reproduire au Maghreb avec une telle  ampleur, pourrait-il influer sur le rythme de croissance économique de cette région ?

Le sujet est d’actualité, tant les mouvements de population et de fonds vers les pays d’origine ont pris d’ampleur à travers le monde, depuis dix ans. Reflet d’une économie mondiale de plus en plus dominée par l’échange commercial, financier et humain, légaux ou non, ils sont amenés à s’amplifier dans les années à venir.

 

Comparaison n’est pas raison 

Asie du Sud-Est et Maghreb n’ont pas la même histoire. Les chiffres de population et de richesses sont très différents. La Chine et l’Inde retrouvent aujourd’hui le rang qu’elles occupaient dans les échanges internationaux jusqu’au milieu du 19ème siècle : ce sont deux pays où le savoir-faire technique et la sophistication financière et marchande des élites n’avaient rien à envier à ceux de la France ou du Royaume-Uni jusqu’au milieu du 18ème siècle.

La diaspora chinoise en Asie, en Angleterre et aux Etats-Unis remonte à plus d’un siècle, tout comme la diaspora indienne dans les territoires de l’empire britannique (Afrique du sud et de l’Est), puis vers le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Ces diasporas ont accumulé quatre générations de savoir-faire moderne, sans parler de celui que leurs ancêtres avaient déjà dans la manufacture d’objets élaborés, de tissus et de  porcelaine, d’armes et de papier. En reprenant leur place dans le commerce mondial, la Chine et l’Inde sont en train de refaire leur monde et le nôtre.

 

Au Maghreb, tout reste à construire

Tel n’est bien évidemment pas le cas des diasporas maghrébines dont l’héritage est infiniment plus mince. Il y a bien sûr une tradition commerçante vis-à-vis de l’Afrique et un héritage phénicien en Tunisie, mais ce sont de lointains souvenirs. Les premiers entrepreneurs de la diaspora maghrébine en Europe émergent depuis une décennie tout au plus. Ils doivent tout inventer : l’histoire de la région n’offrant pas depuis la fin du Moyen âge d’équivalent des réussites de l’Empire du Milieu ou des Mogols.

En 1996, je m’étais posé la question de savoir si la Tunisie était un tigre nord-africain, lors d’une conférence à la School of Oriental and African Studies de l’Université de Londres. La réponse était négative, même si la Tunisie a mieux su gérer ses affaires économiques que les autres pays maghrébins, producteurs de pétrole ou non. Deux autres phénomènes avaient alors attiré mon attention. Après la crise de l’endettement qui conduisit les trois pays de la région à engager à partir de 1983 des réformes pour mettre fin au triomphe du tout Etat, les gouvernements ont su stabiliser le cadre macroéconomique, mais n’ont guère su ou voulu libéraliser en profondeur la gestion de l’économie, ce qui aurait exigé d’accorder à l’entreprise privée et publique une place respectée dans la cité et, à la justice un cadre qui lui permette d’arbitrer les conflits d’un monde économique libre d’interférences politiques et de toute vénalité. De telles réformes sont les clés pour ouvrir la voie à la prise de risque individuel et à son corollaire, une croissance économique plus rapide.

 

Le pouvoir des réseaux

Bien évidemment, l’expérience tunisienne n’est pas la même que l’algérienne ou la marocaine, mais l’Etat reste infiniment présent dans sa volonté de contrôle, ce qu’il fait souvent de manière implicite, malgré la libéralisation de la gestion de son économie. Sans l’aval explicite de la présidence, de nombreuses décisions ne peuvent être prises. La Tunisie sait fort bien vendre son image de pays à la législation moderne, mais elle est gouvernée par un parti unique.

En Algérie, un flou artistique règne entre le politique, l’économique et le militaire ou le sécuritaire. Peu de privatisations ont été menées à bien. Les banques publiques qui sont régulièrement recapitalisées continuent à contrôler l’attribution du crédit, mais ceux qui sont bien introduits savent parfaitement sur quels leviers informels il convient d’appuyer.

Au Maroc, le gouvernement gouverne, sauf que le Palais reste le maître du jeu, ce qui induit une irresponsabilité certaine au niveau de la gestion de toute une série de dossiers économiques. Dans certains pays, la presse, mais pas la télévision, peut émettre des critiques vis-à-vis de certains acteurs, mais jamais de l’acteur principal ou de ses conseillers, d’autant plus puissants qu’ils ne sont comptables de leurs actes devant aucune instance démocratiquement élue. Ces codages, nuancés à l’infini, expliquent que le réseau personnel de chaque acteur est plus important que le rapport institutionnel. Ce type de fonctionnement reste archaïque : sans débat public et contradictoire, deux clés du monde moderne, l’absence de responsabilisation des acteurs contribue au manque de lisibilité du futur de chaque pays.

En Chine, depuis le début des années 1980, en Inde, depuis le début des années 1990, les options économiques du gouvernement sont clairement affichées, la lisibilité du projet de l’Etat est grande. En Chine, cela s’est fait malgré le poids du parti unique, dans un contexte de croissance rapide, en Inde plus lentement, mais dans un contexte de consensus démocratique. Or la lisibilité d’un projet, qu’il soit économique ou politique, est le socle essentiel à partir duquel attirer des investisseurs privés.

 

Flux et reflux

Le corollaire du manque de lisibilité qui a caractérisé les projets maghrébins, certains plus que d’autres, et d’un contrôle politique des grandes entreprises que l’on ne peut ignorer, est que les facteurs économiques pèsent encore peu dans la gestion de ces pays : la conséquence en est une fuite des capitaux que j’avais chiffrée à 180 milliards de dollars, lors de la conférence de Barcelone en 1995. On estime que le capital privé détenu hors des frontières par les résidents des pays du sud de la Méditerranée est aujourd’hui de l’ordre de 800 milliards de dollars, une moitié de ce chiffre provenant des pays du Maghreb. L’ampleur de cette estimation explique une croissance économique encourageante, mais pas spectaculaire, et la mauvaise insertion de ces pays dans l’économie mondiale.

Pourquoi tant de méfiance vis-à-vis de son pays ? Pourquoi tant de haine et de jalousie vis-à-vis de réussites individuelles dont les pays d’Afrique du Nord devraient s’enorgueillir ? Sans doute le poids de vieilles habitudes – la jamaâ, le respect dû aux anciens, la solidarité du clan, mais aussi l’habitude détestable de la rumeur pour détruire les réputations. Aujourd’hui, les critères de réussite sont américains: les jeunes générations s’assument individuellement, sont fières de leur réussite et l’affichent. Le succès de l’Amérique, c’est que le talent y compte plus que les réseaux. Le succès de la Chine et de l’Inde, c’est que ces deux pays ont injecté une dose d’américanisme dans une culture qui était, il y a peu, tributaire des inerties du passé. Tant qu’au Maghreb, et au Moyen-Orient, les élites dirigeantes persisteront à s’accrocher au pouvoir, elles détruiront le futur de leurs enfants : ces derniers fuiront ailleurs et les capitaux suivront. Les frontières sont perméables : à force de volonté, les jeunes Maghrébins peuvent mener leur vie ailleurs. Et ils le feront de plus en plus et la redistribution des cartes économiques aura lieu en l’absence des pays de la rive sud de la Méditerranée.

 

Une attractivité limitée

Ce manque de lisibilité est certes le résultat des incertitudes qui frappent la région dans son ensemble: terrorisme, questions d’identité, médiocre niveau d’éducation et rivalités anciennes entre Etats qui ne semblent déboucher sur aucune solution, tant au Moyen-Orient qu’au Maghreb. Malgré ces difficultés, de plus en plus de jeunes entrepreneurs de nationalité française, belge et néerlandaise tentent l’aventure. Il ne faut pas non plus exagérer les incertitudes liées à la conjoncture internationale : le plus grand frein à un rôle plus important au Maghreb de la diaspora maghrébine d’Europe et au développement économique plus rapide des pays d’Afrique du Nord réside dans les pays d’origine, ceux qui sont censés accueillir les investissements de leurs enfants partis vivre outre-mer. C’est pourquoi il convient de se demander pourquoi le phénomène des entrepreneurs binationaux est si peu visible au Maroc, en Tunisie et en  Algérie. La pénurie des ressources humaines est criante : malgré cela, la capacité à attirer les compétences et à les conserver est très limitée, le cas de l’Algérie étant sur ce point proprement tragique.

En Europe, des millions de Marocains sont principalement établis, en France, en Belgique et aux Pays-Bas, mais de plus en plus en Espagne, en Italie et au Royaume-Uni. C’est bien évidemment de France, et souvent de milieux modestes, que viennent les jeunes entrepreneurs qui, ayant réussi, veulent faire quelque chose pour ou dans leur  pays d’origine. La diaspora marocaine transfère au pays plus de 4 milliards d’euros chaque année et la part qui va aux investissements, fortement minoritaire aujourd’hui, croît régulièrement aux dépens des dépenses courantes. En parallèle, de plus en plus de Marocains de l’étranger ou de citoyens européens d’origine marocaine rentrent au pays pour tenter leur chance dans les affaires.

 

Reach for the stars

L’attachement au pays d’origine reste très fort, même après plusieurs générations. Les Indiens ont quitté le sous-continent voici plus d’un siècle pour aller travailler dans les anciennes colonies anglaises d’Afrique de l’Est qu’ils ont ensuite fuies pour se réfugier au Royaume-Uni, après qu’elles eurent obtenu leur indépendance, il y a quarante ans : ils investissent maintenant à Bangalore dans les technologies de l’information. Fondé en 1992 par un groupe d’entrepreneurs indiens installés dans la Silicon Valley en Californie, The Indus Entrepreneurs (TIE) rassemble 12 000 membres, répartis en 45 chapitres aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Inde. La devise de TIE est  Reach for the Stars - Les étoiles sont à portée de main – et ses membres possèdent des entreprises capitalisées en bourse à hauteur de 100 milliards de dollars. Ils jouent un rôle essentiel d’impulsion de l’investissement étranger vers le sous-continent indien.

Des Chinois qui ont essaimé en Asie du Sud-est et puis aux Etats-Unis à la même époque font de même. Si les critiques du capitalisme l’ont souvent accusé d’être apatride, quel que soit l’attachement au pays d’origine, même après plusieurs générations de par le monde, ce capital ne se place que dans des pays dont les gouvernants ont clairement indiqué qu’ils étaient prêts à laisser une chance aux nouveaux venus et dont les dirigeants ne se conduisent pas systématiquement comme des prédateurs, comme c’est parfois le cas.

 

Des réformes clairement affichées

Les étrangers qui investissent en Chine et en Inde n’ignorent pas l’existence du parti unique dans la première, d’une infrastructure défaillante dans l’autre. Ils savent que la justice des affaires est loin d’être au dessus de tout soupçon et n’ignorent rien de la capacité de nuisance de la bureaucratie et des grandes compagnies publiques. Mais ces obstacles sont surmontables dans un contexte de réformes clairement affichées. Dans les pays arabes au contraire, notamment au Maghreb, le pouvoir politique affiche trop une politique économique libérale - ce qui lui vaut les applaudissements de l’Union européenne et de la Banque mondiale – mais, dans la gestion des affaires au  quotidien, il continue à agir de manière traditionnelle. Ainsi, les banques publiques squattent-elles trop souvent les lignes de crédit ouvertes au titre de l’aide européenne et les distribuent-elles en fonction de critères de clientélisme politique et non pas selon la rationalité de prise de risque économique. Les banques veulent toutes gager leur prêt sur des biens immobiliers, si rarement sur une idée nouvelle ou un plan de développement d’entreprise.

La Tunisie et le Maroc ont fait des progrès, mais trop souvent encore les administrations et les banques freinent l’initiative privée, surtout quand elle trouve son origine chez des investisseurs venant de familles n’ayant guère d’appui à l’intérieur du système. Tout est codé, tout est implicite, peu de situations sont claires. L’environnement administratif et social est loin de ce que ces jeunes entrepreneurs ont connu en Europe : trop souvent les administrations ne les respectent pas pour ce qu’ils sont, pour l’expérience à l’international qu’ils ont acquise de par leurs années en Europe, et se refusent à comprendre qu’ils pourraient être des ambassadeurs de qualité, pour ouvrir plus encore les fenêtres sur le monde. 

Au Maroc, on constate pourtant un changement : le roi s’intéresse à l’économie et, pour tout dire, la famille royale n’adopte pas une attitude prédatrice face aux nouveaux talents : vivre et laisser vivre est devenu une réalité pour les investisseurs. D’autre part, vu le coût de l’investissement en Europe, le prix de l’immobilier, la délocalisation de certains secteurs notamment dans l’agroalimentaire et l’informatique, des occasions d’investir se multiplient aujourd’hui. Une liberté plus grande des médias, un discours officiel qui insiste sur l’apport que les Marocains de l’étranger peuvent représenter pour le pays, y contribuent. En Algérie, les ministres en sont encore à diaboliser les Algériens de l’étranger – ce sont des enfants ingrats. Et puis l’absence de réformes en profondeur n’est guère encourageante, pour ne rien dire de la situation sécuritaire.

 

Comment encourager au retour ?

Revenons au Maroc, car il semble qu’il se passe quelque chose d’intéressant dans ce pays : les jeunes binationaux qui réinvestissent, en quelque sorte, leur pays d’origine développent des projets dans les nouvelles technologies, la communication et l’évènementiel, de manière plus large dans le tourisme et l’immobilier. Leur savoir-faire peut être précieux dans des secteurs où le taux de croissance est important. Le défi pour les autorités du royaume et, de façon plus large pour les élites marocaines, se résume en quelques propositions. Si le gouvernement marocain souhaite vraiment profiter des avantages nombreux que peuvent lui offrir sa politique d’ouverture sur le monde, il devrait réfléchir aux propositions suivantes :

• Offrir aux entrepreneurs binationaux les mêmes avantages qu’aux étrangers. Un investisseur français ou espagnol peut rapatrier ses bénéfices en devises, un Franco-marocain est avant tout considéré comme un Marocain et ne bénéficie donc pas de ces avantages.

• Mettre en place, dans les Centres régionaux d’investissement qui jouent le rôle de guichet unique pour tout créateur d’entreprise, et à la direction des investissements, des personnes en charge des MRE. Ceux-ci ont l’inconvénient de venir de l’étranger et donc de ne pas connaître les us et coutumes locaux, sans avoir les avantages d’être européens ou américains – nationalités qui sont bien mieux reçues et écoutées par les officiels marocains.

• Encourager les responsables à rompre avec une mentalité qui a tendance à infantiliser ces binationaux dont les codes sont occidentaux, tout en étant profondément marocains. Les traiter comme de potentiels investisseurs et non comme des porte-monnaie tout juste bons à transférer des devises, pour acheter un appartement à Paris ou à Marbella.

• Il faudrait enfin que les entrepreneurs binationaux créent une structure à l’image du TIE pour s’entraider, accueillir les nouveaux arrivants et faire du lobbying.

 

Pour une diaspora décomplexée

Aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, les entrepreneurs indiens et chinois ont pignon sur rue. Le succès dans les affaires est accepté, quelle que soit sa couleur, ou sa religion. Laskmi Mittal est membre de la Chambre des Lords, de nombreux universitaires d’origine indienne occupent des postes prestigieux dans les écoles de management. La reconnaissance sociale et politique au Royaume-Uni et aux Etats-Unis est sans doute facilitée par une réalité que l’on oublie trop souvent, le conservatisme des dynasties d’entrepreneurs en Europe continentale. La liste des cent premières entreprises en France ou en Allemagne n’est guère différente de ce qu’elle était il y a une génération. Le capitalisme anglo-saxon est beaucoup plus adepte de la destruction créatrice qui encourage l’émergence de nouveaux capitaines d’industrie : personne n’a honte de s’enrichir dans ce monde-là.

La France tarde à reconnaître ses enfants d’origine maghrébine et à leur accorder la place qu’ils méritent dans la cité. Or la reconnaissance sociale et politique dont bénéficient les entrepreneurs issus des diasporas chinoise et indienne, à New York et à Londres, les conforte dans les rapports qu’ils entretiennent avec les classes dirigeantes de leur pays d’origine. La proximité, la mémoire coloniale et le terrorisme, sans parler de la peur du futur qui semble caractériser certains pays Européens, dont la France, n’aident guère à bousculer les mentalités. Peut-être sommes-nous ici en présence d’un aspect particulier de ce refus d’accepter le  monde tel qu’il est. Cette attitude caractérise certains membres de ce qui, vu de l’étranger, ressemble plus à une caste qu’à une élite dirigeante.

L’Indien, le Chinois, le Marocain ou l’Algérien qui pense investir dans son pays d’origine est décomplexé, il veut être traité en égal, avec dignité, il ne veut pas avoir, comme c’est trop souvent le cas au Maghreb, à passer son temps à négocier avec l’implicite, comme sont condamnés à le faire ses pairs entrepreneurs privés qui sont restés au pays, y compris au Maroc. Malgré les discriminations qu’il a sans doute subies en Occident, l’entrepreneur de la diaspora  est une femme ou un homme moderne, qui a des attentes occidentales : un gouvernement qui assume ses responsabilités devant l’opinion et, éventuellement des assemblées élues, une justice qui soit à l’abri de l’arbitraire et de la corruption. Tant qu’au Maghreb, les makhzens en place n’auront pas accepté des règles du jeu plus claires, il est à craindre que le levain que pourrait constituer l’entrepreneur issu de la diaspora ne pourra pas apporter sa contribution pour faire lever la pâte.