L’histoire contre les phobies

L’histoire contre les phobies

Auteur : Jean-François Bayard

Non, «l’islam et la République», ce n’est pas un oxymore. Le livre de Jean-François Bayart est une réponse très intelligente à ce qui est présenté comme un tandem incompatible : l’islam républicain. Aux phobies, celles notamment des initiateurs du sinistre débat sur l’identité nationale en France, l’auteur, spécialiste de politique comparée au CNRS, oppose la réalité de l’Histoire. Celle de trois pays, la Turquie, l’Iran et le Sénégal. Trois républiques. Trois pays musulmans. Trois exemples pour retrouver les questions de fond, qui relèvent de la sociologie politique. «L’islam républicain s’est en effet formé au cours d’une séquence délimitée qu’ont simultanément caractérisée deux phénomènes, généralement présentés sous le visage d’une antinomie, et pourtant synergiques : d’une part, l’universalisation de l’Etat-nation et, de l’autre, les mondialisations d’ordre technologique, matériel, culturel, économique, financier et politique».

Jean-François Bayart consacre l’essentiel de sa démonstration à l’étude du cas turc. Il plonge dans l’histoire de l’empire ottoman et décrypte l’avènement de la République en Turquie. Il s’appuie sur l’étude du pouvoir, de la culture politique des élites, balayant au passage les clichés orientalistes sur la Sublime Porte, en faisant apparaître des parallèles avec l’histoire européenne de l’époque, comme par exemple le rôle des femmes au plus haut niveau de l’Etat, comme régentes. Il analyse les mécanismes du pouvoir, sa façon de produire ses élites, d’établir des liens avec les minorités confessionnelles, les rapports du centre avec la périphérie, impliquant «la construction d’un empire par le bas». Il revient en détail sur la période des Tanzimat1, période d’instabilité politique qu’il analyse comme «releva[nt] de la formation de l’Etat, autant que de sa construction». Il interroge les processus de construction politique d’une identité turque, dans ce qu’ils supposent d’ethnocentrisme et de système de valeurs. Il rappelle que la République a abrogé, en 1928, l’article 2 de la Constitution de 1924,  qui instituait l’islam comme religion d’Etat, parce que, dans son projet rationaliste, Kemal Atatürk «était persuadé que l’islam, en tant que religion d’Etat, était antithétique avec l’autonomie de l’individu constitutive de la modernité». Mais il insiste surtout sur l’interaction entre l’islam et la République, «interaction qui a été, et reste, en effet subjectivement conflictuelle du point de vue des pratiques et des discours, mais qui, à ce titre, a également été productrice et de la République et de l’islam républicain». En effet, lors de ce considérable changement d’échelle qu’est le passage d’un Empire à un Etat-nation, des débats sont apparus, notamment sur l’identité ethnique et religieuse. Ainsi, Jean-François Bayart montre les espaces de heurts et de négociations, formulés plus ou moins explicitement, sur ce qu’est être turc : «En Turquie, être turc ne veut pas dire être d’origine turque. Cela signifie être un musulman turc. (…) Un «WASP» turc a besoin de toujours plus de qualifications pour être un turc makbul (acceptable), c’est-à-dire un Turc jouissant de la confiance et de l’estime des élites. Ce Turc doit être hanefi (et non shafi – la plupart des Kurdes sont shafi) ; être sunnite (contrairement aux Alevi) ; musulman (contrairement aux non musulmans) ; et Turc (contrairement à ceux qui ne disent pas qu’ils sont Turcs). Couronnement de toutes ces qualifications, tu dois être enfin un laïque». Mais dans cet espace de négociation, Jean-François Bayart voit un «processus interactif de subjectivation», de «constitution de soi» comme un «sujet moral», qu’il analyse dans les nouveaux espaces de débat, la nouvelle culture et les rapports nouveau à l’économie de marché. Un processus qui relève par définition de l’historicité. Et Jean-François Bayart de conclure que, dans l’histoire de la Turquie, l’islam a été un «principe transitif», au sens où, s’il n’a pas déterminé le passage de l’Empire ottoman à la République turque, il a été un facteur de continuité.

Les deux autres exemples, moins détaillés, servent à montrer des variations historiques. Dans le cas de l’Iran, Jean-François Bayart s’appuie sur les études concernant la Révolution française. Il fait notamment la comparaison entre la révolution de 1979 et le moment dit «thermidorien» de la Révolution française, à savoir son institutionnalisation «grâce à la professionnalisation de son avant-garde militante en classe politique tenante de l’Etat, [qui] véhicule une révolution des intérêts au bénéfice de cette dernière, [et] admet l’inertie du social grâce à une représentation politique de type non démocratique». Jean-François Bayart analyse dans cette optique la trajectoire des Gardiens de la Révolution, à la fois par rapport à leur idéologie révolutionnaire et au champ religieux. Il démontre «le désenchâssement du champ politique par rapport au champ religieux» à travers le rôle des institutions, l’origine sociale des dirigeants, et, bien sûr, la distinction faite entre espace public et espace privé, qui brise de fait l’aspiration à la totalité tant de l’idéologie révolutionnaire que du discours religieux. Enfin, au Sénégal, Jean-François Bayart s’attache à démontrer le rôle qu’ont eu les séquelles d’une histoire marquée par l’esclavage, les anciens combattants dans l’empire colonial et les confréries dans la négociation de la République.

L’ISLAM, PARAMÈTRE HISTORIQUE PARMI D’AUTRES

Dans les trois cas, il montre que l’islam n’a jamais été un facteur d’explication des trajectoires républicaines : «L’islam n’existe pas, historiquement et sociologiquement parlant. Il ne vaut que par les autres termes de la figuration dans laquelle il est pris : un empire ou un Etat-nation, le système international ou régional, les échanges ou les guerres qui le constituent, le type de politique économique, de forces productives et de rapports sociaux de production qui prévalent, le moment contingent que l’on choisit d’étudier. Il ne représente qu’une facette de l’historicité de la société qu’on considère, historicité dont il est indissociable. Répétons-le, l’islam n’est pas une «essence», mais un «événement».

Au travers de trois histoires différentes, Jean-François Bayart montre en effet que les problèmes qui se posent sont en fait universels: la souveraineté, la légitimité du pouvoir, l’organisation des institutions, mais aussi la conception de la conscience politique, et le processus de constitution d’un citoyen moral. Et ces problèmes universels ne peuvent trouver que des réponses contingentes et multiples, liées à leur historicité.  Une réponse intelligente et très finement argumentée à des débats nauséabonds, et un appel à revenir à la raison, c’est-à-dire à balayer les catégories hors du champ des concepts opératoires

 

1 Les Tanzimat correspondent à une période de réformes politiques qui a duré de 1838 à 1876. Il s’agissait d’endiguer le déclin de l’Empire. A cette période, la Constitution ottomane a été promulguée, et le premier Parlement turc a été élu

 

Kenza Sefrioui