L’effondrement des classes moyennes

L’effondrement des classes moyennes

Auteur : Louis Chauvel

Le sociologue français Louis Chauvel tire la sonnette d’alarme sur la décomposition du noyau des classes moyenne, phénomène ignoré par une pensée postmoderne.

 

Elles formaient le cœur du projet des démocraties modernes. Les classes moyennes sont aujourd’hui en danger et, avec elles, une société « confiante dans sa capacité de transmettre aux générations suivantes un monde en progrès ». Spécialiste de l’analyse des structures sociales et du changement par génération, Louis Chauvel, professeur de sociologie à l’Université du Luxembourg et auteur du remarqué Classes moyennes à la dérive (Seuil, La République des Idées, 2006), propose dans ce nouvel ouvrage une « sociologie d’un monde en déconstruction ». Cet essai, très précis, s’appuie, pour mesurer les phénomènes sociaux, sur diverses lois mathématiques et croise de multiples paramètres. Il est émaillé de graphiques et illustré d’exemples empruntés à l’histoire. Louis Chauvel fait le tour de la question en cinq points.

Tout d’abord, il souligne la reconstitution d’inégalités « vertigineuses ». Loi de Pareto, coefficient de Gini, exemples tirés de la Rome antique et de l’Égypte pharaonique l’aident à établir des ordres de grandeur qui « signalent l’intensité de l’écrasement économique de la base par une verticale qui tend à l’infini ». Un effet de fronde permet par ailleurs de comprendre comment « les changements de forme de répartition qui engendrent des différences sensibles dans la partie médiane de la distribution suscitent aux extrêmes des transformations considérables ». D’où le phénomène du « gagnant-rafle-tout ». C’est aussi ce qui explique le retour en force du patrimoine au détriment du revenu. Le rapport patrimoine sur revenu (ou « le nombre moyen d’années d’accumulation du revenu nécessaire à la constitution du patrimoine »), qui était de 2 ans dans les années 1980 est aujourd’hui de 6 ans. Les ménages devront donc travailler deux fois plus pour acheter le même bien, et l’écart se creuse entre « une classe d’héritiers-rentiers » et ceux qui doivent travailler pour vivre. Cette repatrimonialisation signifie également la reconstitution de modèles dynastiques de familles, donc le retour, selon Max Weber, à un « modèle archaïque, sans avenir dans le capitalisme rationnel ».

Louis Chauvel développe ensuite le malaise des classes moyennes, à leur tour touchées par les difficultés qui ne touchaient jusque-là que les catégories populaires. Le pouvoir d’achat est en baisse. Le chômage menace la sécurité vis-à-vis du lendemain. Les titres scolaires sont dévalorisés, il en faut de plus en plus mais ils sont de moins en moins suffisants à la réussite sociale, tant ils sont peu en adéquation avec des emplois véritables. Une « civilisation de classe moyenne », c’est une société de travailleurs, accordant une protection sociale généralisée, où la sphère politique est contrôlée par des catégories intermédiaires (syndicats, associations), qui œuvrent dans l’intérêt du plus grand nombre, avec un espoir de méritocratie et une croyance dans le progrès, rappelle-t-il. On voit bien les conséquences politiques de l’effondrement de cette civilisation.

Le troisième paramètre qu’analyse Louis Chauvel est la fracture générationnelle. Il insiste notamment sur la gravité des conséquences d’une crise au moment de l’étape de « socialisation transitionnelle ». Celle-ci est marquée par le problème du « rendement socio-économique des titres scolaires ». Louis Chauvel porte un jugement acerbe sur la méritocratie en France, « au mieux l’adéquation de la position acquise et du dernier concours obtenu à l’âge de vingt ans et quelques », bref, une « société de connivence ». Il épingle aussi l’absence de planification à long terme et de réflexion sur l’employabilité des diplômés, qui plonge des générations dans l’impasse. Il souligne d’autre part le déclassement résidentiel et les nombreux facteurs de stress social (conduite à risque, drogues, suicide…).

Le quatrième point porte sur la situation globale de la France dans le monde. Les indicateurs de stabilité dans un monde qui se transforme très vite ne sont pas bon signe, explique Louis Chauvel. « Des années 1960 à la décennie 1980, l’Occident observait le monde de haut, de plus en plus. Depuis, il faut s’habituer à regarder une partie de l’ancien tiers monde sur le côté, voire par-dessous. »

Enfin Louis Chauvel se penche sur le déclassement systémique, c’est-à-dire le cumul, dans une société, de divers déclassements, personnel, par rapport à la génération précédente, scolaire, géographique. S’appuyant sur l’analyse de l’essor de Rome par Tainter, il pose la question de ce que pourrait être une « civilisation soutenable » et appelle à une réflexion sur les conditions du retournement de la tendance au déclassement systémique.

 

Contre le déni

 

Ce livre est avant tout un plaidoyer contre une pensée postmoderne. Louis Chauvel s’indigne de l’aveuglement généralisé face à cette situation. Il s’en prend au « mur du déni » et met en cause tout une génération de chercheurs, historiens, sociologues, etc. « pour qui la notion même de réalité est remise en cause », tant ils préfèrent interroger « les conditions sociales de [sa] construction », au risque de perdre de vue l’objectif : alerter l’opinion sur les phénomènes sociaux. « À l’ère postmoderne du « tout est construit », voire du « tout doit être dé(cons)truit », où un bon mémoire de master s’arrête au point où l’étudiant montre que l’objet étudié est une construction sociale, il est devenu banal de dénoncer l’idée même de réalité. » Or, précise Louis Chauvel, « la nocivité des faits sociaux ne fait que redoubler quand leur réalité est rejetée hors de la conscience sociale ». Louis Chauvel souligne que ce déni est normal dans en période de crise : face à une réalité inacceptable, s’enclenche un processus d’illusion et de « revoilement du monde ». Mais, rappelle-t-il, citant Norbert Elias, « la sociologie est la discipline des chasseurs de mythes ». Et de conclure : « La première urgence est de reconstruire la vérité, comprise comme la correspondance entre le monde des connaissances et celui de la réalité ». Faute de quoi, aucune politique adéquate ne pourra être mise en œuvre pour endiguer le phénomène.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

La spirale du déclassement, essai sur la société des illusions

Louis Chauvel

Seuil, 224 p., 210 DH