Houellebecq et la pensée économique

Houellebecq et la pensée économique

Auteur : Bernard Maris

L’économiste Bernard Maris propose une lecture de l’œuvre de Michel Houellebecq en soulignant la dénonciation qu’il fait du capitalisme.

« Aucun écrivain n’est arrivé à saisir le malaise économique qui gangrène notre époque comme lui », s’enthousiasme l’économiste et journaliste français Bernard Maris à propos du romancier Michel Houellebecq. Compétition, destruction créatrice, productivité, travail parasitaire versus travail utile, argent… tous ces thèmes sont présents dans son œuvre, depuis son essai sur Lovecraft (Le Rocher, 1991), jusqu’à La Carte et le territoire (Flammarion, 2010), couronné du prix Goncourt. « Extension du domaine de la lutte parlait du libéralisme et de la compétition, Les Particules élémentaires du règne de l’individualisme absolu et du consumérisme, Plateforme de l’utile et de l’inutile et de l’offre et de la demande de sexe, La Possibilité d’une île de la société post-capitaliste ayant réalisé le fantasme des « kids définitifs » que sont les consommateurs, la vie éternelle. Et chaque roman reprenait le refrain des autres : la compétition perverse, la servitude volontaire, la peur, l’envie, le progrès, la solitude, l’obsolescence, etc., etc. » Mieux, souligne l’auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation en économie, dont le très piquant Antimanuel d’économie (Bréal, 2003), Houellebecq fait référence à de nombreux penseurs de l’économie : Fourier, Proudhon, Orwell, William Morris… Bernard Maris relève notamment cinq grands économistes dont les idées phares sont en dialogue avec cette œuvre littéraire comparée à Balzac pour son réalisme et à Céline pour sa noirceur.

D’abord Alfred Marshall (1842-1924), penseur de la question de la valeur économique et de la loi de l’offre et de la demande. Houellebecq, lui, y voit le triomphe absolu des individus et l’effritement de la société en une infinité de « particules élémentaires » flottant, en l’absence de corps intermédiaires, dans un « univers de transactions généralisées » qui débouche sur un cauchemar : « le bonheur quantifiable ». Le héros de La Carte et le territoire, Jed, étend cette réflexion sur la loi de l’offre et de la demande à la production artistique : « Jed connaît sa valeur de marché. Mais ce qu’il vaut vraiment, il l’ignore », note Bernard Maris. Houellebecq ne cesse de condamner dans le capitalisme cet « état de guerre permanente » (Plateforme) et déplore que la société occidentale repose sur le fait d’« augmenter les désirs jusqu’à l’insoutenable tout en rendant leur réalisation de plus en plus inaccessible » (La Possibilité d’une île).

 

« Darwinisme social »

Joseph Schumpeter (1883-1950) voyait dans l’innovation et le progrès technique les moteurs de l’économie. Houellebecq pointe le « terrorisme de l’obsolescence » programmée des marchandises. Ses personnages sont souvent des cadres dont la « fonction unique » (La Poursuite du bonheur) est de consommer. « L’entreprise est le royaume de l’asservi volontaire, explique Bernard Maris. Le cadre n’a pas le pouvoir. Il est condamné à servir son maître pour maintenir un niveau de salaire destiné à satisfaire son unique moteur, la consommation ». D’où des pages terribles sur la « rivalité mimétique » de cadres à l’insatiable « soif de pacotilles ». Tel est le « domaine de la lutte ». Quant à l’innovation, elle est un outil de déstabilisation et d’asservissement par la peur, puisqu’« il s’agit le plus souvent de démoder aux yeux du public des objets auxquels il aurait le tort de s’habituer, et auprès desquels il acquerrait une certaine sécurité ». Les seuls personnages positifs ceux qui « ne réagissent pas mécaniquement aux stimuli de l’argent – bref, les anti-homo-oeconomicus », conclut Bernard Maris.

Avec John Maynard Keynes (1983-1946), Houellebecq met en cause « cet aspect infantile, puéril du capitalisme et de la société de consommation (l’impossibilité de s’arrêter, d’être saturé, de ne pas en demander plus) ». Agitation tragique, s’il en est, insiste Bernard Maris : « Pourquoi les hommes s’agitent-ils, sinon pour ne pas voir ce qui les attend, la maladie et la mort ? […] La consommation perpétuelle n’est-elle pas la forme suprême du divertissement pascalien ? » Tablettes, consoles, Smarphones…, « le monde moderne est un monde de jouets » où, sous l’injonction de la publicité, l’homme s’abîme solitaire, oublieux de liens collectifs qui dérangent un marché « abolissant tout lien autre que monétaire ». Dans ce système, la culture n’est tolérée qu’en tant que moment de pause évitant « la suffocation dans le travail et la consommation ».

Karl Marx (1818-1883) et Charles Fourier (1772-1837) réfléchissaient à la dignité des travailleurs, Houellebecq s’interroge sur l’utilité du travail produit. « Les ouvriers, les techniciens ont son respect », note Bernard Maris. « Les autres – commerciaux, publicitaires, stylistes, cadres administratifs privés ou publics – sont simplement des « parasites » ». En effet, « ce n’est pas parce que l’on fait  de l’argent que l’on crée de la richesse ». Les romans de Houellebecq décortiquent les mécanismes de domination et d’asservissement à l’œuvre sur le marché du travail. Ils déplorent la césure étanche entre les deux parties de la vie humaine, entre son travail et le temps où il reconstitue sa force de travail – Marx rêvait, rappelle Bernard Maris, d’une société abolissant la distinction entre travail manuel et travail intellectuel.

Enfin Thomas Malthus (1766-1834), témoin de la dureté de la condition ouvrière, développait une thèse sur l’élimination « naturelle » des pauvres. Michel Houellebecq, lui, peuple ses romans d’êtres faibles « que la nature se chargera d’éliminer ». « Le thème du suicide occidental au terme du capitalisme » est, selon Bernard Maris, un leitmotiv de cette œuvre, où une happy end est réservée aux happy few. Pour les autres, c’est la misère affective et sexuelle (Plateforme). « A la baisse tendancielle du taux de profit, ajoute Michel Houellebecq, correspond la baisse tendancielle du taux de désir : cette société ne sait plus comment attiser le désir, exciter les sens ». Dans La Possibilité d’une île, Michel Houellebecq écrivait : « Toute civilisation pouvait se juger au sort qu’elle réservait aux plus faibles ». Une lecture stimulante pour relire un écrivain majeur.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Houellebcq économiste

Bernard Maris

Flammarion, 160 p., 14 €