Guerres invisibles, nos prochains défis géopolitiques

Guerres invisibles, nos prochains défis géopolitiques

Auteur : Thomas Gomart

« Ni paix ni guerre »

Le dernier essai de l’historien français Thomas Gomart décrypte les nouveaux enjeux géopolitiques post-pandémie.

C’est un monde pour le moins inquiétant. Numérique, commerce, finances, climat, migrations… sur tous ces dossiers majeurs, l’air du temps est à la conflictualité. Pour l’historien français Thomas Gomart, les puissances mondiales sont engagées dans des logiques de compétitions à tous les niveaux. Le directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI) propose dans cet ouvrage d’en comprendre « les mécanismes invisibles ». Il présente son travail comme une réponse à un livre paru en 1999 : La guerre hors limites de Qiao Liang et Wang Xiangsui, deux officiers chinois qui analysaient les relations et conflits internationaux depuis la guerre froide et estimaient que « toutes ces actions non guerrières [attaques financières, hacking…] pourraient être les nouveaux facteurs constitutifs des guerres futures ». « Nous y sommes », annonce en prologue Thomas Gomart.

Avec une mondialisation moins sur le mode de l’interdépendance entre sociétés que d’une compétition acharnée, les terrains de conflits se multiplient et prennent « une tournure cognitive avec le contrôle des cerveaux pour finalité principale ». La crise environnementale et la pandémie n’ont fait qu’accélérer ce phénomène : on assiste à la fin d’un cycle de quarante ans de « complémentarité sino-américaine […] sur fond de rivalité soviéto-américaine ». La polarisation est aujourd’hui entre les États-Unis et la Chine, qui a bénéficié d’importants transferts industriels et technologiques. On assiste à la « désoccidentalisation de la politique internationale » et à la « provincialisation » de l’Europe qui pensait que « mondialisation rimait avec occidentalisation » : « c’est moins la question de l’inoculation des “valeurs universelles” en Orient que celle des “valeurs asiatiques” en Occident, par voie technologique, qui se pose désormais ». C’est à la lumière de ce contexte complexe que Thomas Gomart questionne la notion même de puissance, qu’il analyse selon deux catégories de critères : les éléments « visibles » et « invisibles ». À chaque chapitre, il synthétise les « intentions » des trois acteurs principaux, mais inégaux : la Chine, les États-Unis et l’Europe.

Au-delà du visible

La première partie porte donc sur les éléments visibles de la puissance. D’abord au sujet des conflits. « La Chine et les États-Unis risquent de tomber dans le “piège de Thucydide”, c’est à dire dans un casus belli provoqué par la peur qui existe entre une puissance émergente et une puissance dominante », avertit l’auteur, en déclinant les 24 types de guerre de type militaire, supramilitaire ou non militaire. Les nombreux et interminables conflits depuis la fin de la guerre froide questionnent à la fois « l’emploi de la force armée » et la notion de victoire.

Concernant ensuite l’environnement, Thomas Gomart insiste sur le caractère structurel de « l’injustice climatique » et rappelle que la Chine « réussit le tour de force d’être leader dans les énergies vertes » malgré son modèle quasi exclusivement fait de charbon et de pétrole. Le fait que les pays les plus vulnérables conditionnent leur signature des accords sur le climat à la baisse des émissions de gaz à effet de serre par les pays les plus riches constitue un « renversement symbolique de la charge de la dette », tandis que les discours sur la biodiversité sont une manière d’asseoir une souveraineté. Quant aux énergies renouvelables, elles sont devenues « une course à l’innovation » qui ne saurait se comprendre en dehors d’un « lien insécable entre choix technologique et appartenance à une alliance militaire ».

Le troisième chapitre s’intéresse au commerce mondial et à ses routes depuis l’époque moderne. « La connexion n’est pas un lien », note l’auteur, à l’affût des asymétries qui relèvent à la fois de l’économique et du politique : pour Pékin, le capitalisme est en effet « une symbiose entre le contrôle politique et idéologique exercé d’une main de fer par le PCC et la stimulation entrepreneuriale grâce à une large décentralisation administrative », tandis que pour les Occidentaux, le développement économique est indissociable de la démocratie.

Enfin les inégalités sont celles des données démographiques : nombre d’habitants, PIB, âge, mais aussi migrations abordées selon une « approche managériale, mettant l’accent sur leurs coûts et bénéfices », sans oublier les effets de l’histoire (esclavage, colonisation…) qui ont constitué le système actuel de domination, sur lequel les points de vue des protagonistes sont très différents.

Changement de paradigme

La seconde partie se concentre sur les éléments invisibles.

À commencer par la question de la numérisation. « En juin 2020, la capitalisation boursière des sept majors du numérique […] s’élevait à 7 168 milliards de dollars. Celle des six premières compagnie pétrolières […] atteignait 2 465 milliards de dollars », ce qui induit « le glissement d’une économie politique internationale reposant sur le contrôle du pétrole à une économie impliquant celui des données numériques ». Un bouleversement industriel et social, impliquant formation, robotisation, approvisionnement en matériaux pour les semi-conducteurs, mais aussi cybersécurité induisant un « capitalisme de surveillance ». Dans le domaine de l’innovation, la dualité historique entre innovations militaires appliquées ensuite au civil s’inverse, « avec des innovations civiles trouvant des applications militaires » : les plateformes sont donc les nouveaux enjeux « civilitaires ». Intelligence artificielle, informatique quantique, hypersonique… sont autant de terrains où le contexte de pandémie et de rivalité sino-américaine peut ouvrir la voie à une « renationalisation technologique ».

Thomas Gomart aborde ensuite la question de la tactique. Dans « Dissimuler », il relève que « sans poursuivre la même finalité, les services de renseignement et les réseaux criminels partagent le secret et la clandestinité comme modes de fonctionnement ». Politique, économique ou militaire, le renseignement est ancien et paradoxalement renforcé par les TIC, qui, malgré le « règne de la transparence » qu’elles induisent, « accentuent la porosité avec un petit nombre d’acteurs privés ». Enfin, la production des règles et des standards, à commencer par la monnaie, est un enjeu majeur de souveraineté. Le fisc, les lois, et les sanctions, sont autant d’armes. Les États-Unis exploitent « le décalage entre un marché déterritorialisé et des États régulateurs qui ne le sont guère ».

« De manière paradoxale, les “guerres invisibles” reflètent les réticences à recourir à la force », conclut Thomas Gomart dans l’épisode de ce livre, publié peu avant le déclenchement de la guerre en Ukraine. L’enjeu de la puissance tient à la capacité à imposer sa vision du monde, mais aussi à se doter d’une stratégie cohérente, compte tenu de tous ces paramètres.

 

Kenza Sefrioui

Guerres invisibles, nos prochains défis géopolitiques

Thomas Gomart

Texto essais, 352 p., 10,50 €