Guadeloupe: La fièvre de la transparence

Guadeloupe: La fièvre de la transparence

Le mouvement social de février 2009 en Guadeloupe, mené par le collectif Liyannaj Kont’ Pwofitasyon (LKP), large front de syndicats, d’associations et de partis politiques1, s’est structuré autour la dénonciation de la vie chère dans les Antilles. Il a donné lieu à une grève générale de quarante-quatre jours ayant pour revendication phare la revalorisation du pouvoir d’achat. Les demandes du LKP visaient notamment la diminution des prix, la mise en place de primes salariales et la promotion de la transparence.

Naissance et épanouissement d’un «mouvement du 21ème siècle»

La radicalité du mouvement a très rapidement mis une pression importante sur l’Etat. A l’été 2008, la fixation des prix des carburants avait été l’objet de critiques véhémentes, car la décrue internationale des cours n’avait pas été répercutée sur les prix à la pompe. Les prix étaient administrés, et l’administration publique fixait à sa guise les profits de la société privée détentrice du monopole de l’approvisionnement (et dont Total est l’actionnaire majoritaire). Dès le début du conflit, les mécanismes de «formation des prix» servent de matrice à une critique des rapports de domination économiques et politiques. Ce sont les petits entrepreneurs qui se mobilisent les premiers, rapidement rejoints et relayés par les demandes des syndicats de travailleurs. Les premiers appels à la grève sont lancés au mois de novembre 2008, en même temps que sont érigés les premiers barrages routiers. En parallèle, l’Etat tente de répondre de manière bureaucratique, notamment par la production de rapports d’audit demandés à l’Inspection générale des finances et à l’Autorité de la Concurrence. Ces derniers font surtout état de «dysfonctionnements» mais admettent des pratiques abusives, et des baisses de prix sont accordées. La contestation est cependant lancée, et le prix des carburants permet au LKP de se structurer autour d’une ample plateforme de 165 revendications. Celles-ci s’articulent autour de la notion de la pwofitasyon, qui renvoie à la fois aux profits abusifs et à l’idée de la persistance des rapports économiques hérités de la période coloniale et esclavagiste.  

Le LKP connaît très vite des succès retentissants et montre qu’il est véritablement un «mouvement du 21ème  siècle». Après le lancement de la grève générale illimitée le 20 janvier 2009, les premières négociations avec la Préfecture sont retransmises en direct à la télévision. Les Guadeloupéens voient pour la première fois des syndicats tenir tête aux services de l’État et parvenir à les déstabiliser grâce à leur maîtrise des dossiers techniques, les directeurs d’administration étant mis en difficulté sur leurs propres domaines d’expertise. Le mouvement obtient alors des victoires symboliques. Un dispositif d’encadrement des prix des «cent produits de première nécessité» et de surveillance des marges commerciales est entériné, ainsi qu’une prime salariale de deux cents euros pour tous les salariés touchant moins de 1,4 fois SMIC (le salaire minimum). Les plus grands hommes d’affaires et industriels des Antilles, parmi lesquels des «békés», anciens maîtres des îles, sont contraints de rendre des comptes et de négocier produit par produit les prix pratiqués dans les grandes surfaces dont ils sont propriétaires. Les mouvements syndicaux les acculent en brandissant des relevés de prix et les estimations chiffrées des marges abusives. La révolte s’opère autant par le chiffre et l’écho des médias que par la pression des barrages routiers qui paralysent l’île. 

Réponse à la crise et institutionnalisation de la méfiance

L’analyse détaillée des mesures mises en place et des techniques employées montre néanmoins toute l’ambivalence de la contestation et des transformations qu’elle a induites. Si une politique apparemment volontariste d’amélioration du pouvoir d’achat et de transparence sur les prix est adoptée, dès le lendemain du conflit l’ambiance délétère et la méfiance prennent le pas sur l’enthousiasme. La «réponse» à la crise est décevante et la mise en œuvre des mesures est le réceptacle des conflits et des rapports de force qui ont donné naissance au mouvement social. Ainsi, les baisses de prix n’apparaissent pas pérennes et les enseignes annoncent d’emblée qu’elles compenseront leur manque à gagner par des hausses de prix sur d’autres produits ; en outre, la prime salariale se révèle moins avantageuse qu’il ne semblait, car les impôts la diminuent sensiblement et le calcul détaillé du seuil de 1,4 SMIC fait l’objet de polémiques. Reste alors la politique de transparence et la dynamique de dialogue social... Mais l’annonce de la tenue d’États Généraux de l’Outre-Mer, initiative de l’Etat, est majoritairement vue par les Guadeloupéens comme une tentative de récupération de la contestation. En outre, tout en visant à «mettre à plat» les réalités économiques, les audits sur la formation des prix se multiplient, s’empilent sans apporter les preuves irréfutables de la pwofitasyon. Alors qu’elle devait être le point d’orgue de la «politique de transparence», une analyse approfondie des différentiels de prix entre la métropole et la Guadeloupe conduite par l’INSEE3, loin de pacifier la situation extrêmement tendue, jette de l’huile sur le feu. La différence de prix qu’elle affiche, moins de 15%, n’atteint pas le niveau attendu, les écarts de prix approchant 100% sur certains produits en rayon. L’étude est alors interprétée de façon négative, comme si elle préparait une remise en cause des acquis sociaux, parmi lesquels la prime salariale de 40% accordée aux fonctionnaires. La publication de l’étude est ainsi le prétexte à des passes d’armes entre préfecture, syndicats, responsables politiques... Sur la question des carburants, les avis de l’Autorité de la Concurrence et les cinq diagnostics approfondis publiés entre 2009 et 2010, qui émanent aussi bien de l’administration que des syndicats, induisent une connaissance toujours plus approfondie de la situation, mais aussi une complexification permanente du problème. S’ils permettent de dévoiler et de mettre fin à certains abus, ils mettent aussi en valeur l’absence d’alternative claire en matière de politique d’approvisionnement, et l’usage trouble des audits par l’Etat, qui gère le dossier de manière discrétionnaire et sans changer fondamentalement ses pratiques. La «formule» de calcul des prix reste arbitraire et le marché opaque et monopolistique. Dans un apparent paradoxe, la politique de transparence déplace les lieux de l’affrontement en même temps qu’elle fait avancer la logique de dévoilement. Une «fièvre de la transparence» apparaît réellement s’être emparée de la Guadeloupe ; la meilleure connaissance de la réalité des prix et des marges, lorsqu’elle est effective n’aboutit qu’à la montée des méfiances et à l’émergence de nouveaux lieux d’opacité.

L’impératif de transparence comme mode de gouvernement

Pour autant, l’obtention de mesures - même temporaires - de baisse de prix et la mise en place de la politique de transparence incarnent une rupture dans la société guadeloupéenne. La lutte contre la vie chère s’ancre comme un mode d’expression de la révolte et la transparence s’impose comme une «valeur» qui reformule les rapports de domination. Certes, l’incertitude sur les pratiques abusives est plus grande que jamais et l’expertise échoue à fournir des constats indiscutables. Pour certains, comme les syndicats, le système capitaliste continue à protéger les abus et la «domination coloniale» ; pour d’autres, comme le patronat, il n’y a aucun «problème de prix» en Guadeloupe. Mais la transparence prend corps en tant que mode de gouvernement. En donnant lieu à des compréhensions diverses, la transparence, en permanence recherchée et débattue mais jamais épuisée, structure les relations sociales et les définit. De nouveaux dispositifs de pouvoir apparaissent. Les prix jouent un rôle de «signal» dans le débat politique et dans les rapports de force entre acteurs sociaux. La Préfecture prend ainsi des mesures quasi sécuritaires avant les annonces de hausse des prix du carburant, en allant jusqu’à tenter de limiter, voire de censurer l’information statistique comme elle l’a fait en juillet 2010 - ce qui n’est pas commun dans un département français. Les syndicats menacent de leur côté de reprendre la grève. La publication de l’indice de prix prend ainsi une résonnance inédite dans le débat public. Des rituels de présentation des chiffres sont mis en place, les responsables de l’administration étant régulièrement invités à commenter le nouvel indice des prix lors des émissions matinales de Radio Caraïbes Internationale. La question des prix, ses imaginaires économiques et son opacité sont désormais omniprésents sur la scène politique guadeloupéenne.

La lutte contre la pwofitasyon espérait triompher par la surveillance des prix et la transparence, mais ces dernières semblent avoir reconduit les hiérarchies sociales plus qu’elles ne les ont remises en cause. Néanmoins, elles contribuent à écrire une nouvelle page de l’histoire politique de la Guadeloupe, en offrant une reformulation de ses relations de pouvoir