Génération Y, Les jeunes et les réseaux sociaux, de la dérision à la subversion

Génération Y, Les jeunes et les réseaux sociaux, de la dérision à la subversion

Auteur : Monique Dagnaud

Les digital natives approchent aujourd’hui la trentaine et leur manière de faire génération est tout à fait inédite : ils ont connu dans leur enfance l’une des plus grandes révolutions technologiques et sociales, la généralisation d’Internet. Monique Dagnaud, sociologue des médias au CNRS, brosse le portrait de cette classe d’âge qui inaugure une ère nouvelle. Dans un petit ouvrage synthétique et très documenté, elle analyse comment cet outil réorganise les rapports entre les individus, et les valeurs qu’il véhicule à une échelle sans précédent. Car Internet, c’est une véritable rupture anthropologique, avec des changements à divers niveaux.

 
D’abord au niveau de la place des jeunes dans la société. On sort d’un modèle de progression encadrée des enfants, par paliers, dans l’accès aux savoirs et l’ouverture au monde : aujourd’hui, les enfants et les adolescents ont accès à tout et sont très tôt au parfum de ce que les adultes taisaient ou idéalisaient, et la relation avec leurs parents et éducateurs se réaménage autour de cette ouverture à des savoirs non hiérarchisés. D’autant que l’entrée dans l’âge adulte et l’accès au monde du travail, avec la crise économique, se fait de plus en plus tard : après l’enfance et l’adolescence, la postadolescence prolonge la dépendance économique vis-à-vis de la famille ou de l’Etat, et il faut imaginer de nouveaux types de relations. La famille réunie autour de la télévision est une image désuète : aujourd’hui, ce qui domine, c’est la « culture de la chambre », le Net se déguste en solitaire et on part seul à la conquête de la toile via une webcam. Les adultes respectent en général l’autonomie de leurs rejetons, qui ne traînent pas dans la rue, mais s’inquiètent de ce à quoi ils s’exposent. En fait, on ne sort pas vraiment de son monde car on prolonge souvent dans les réseaux sociaux les conversations entamées dans le réel, mais on se réjouit de la possibilité d’accéder à de nouvelles relations.
Fini aussi les états d’âmes déversés sur les pages des journaux intimes. Le digital native a peu de goût pour l’introspection. Il partage ses goûts, se met en scène, teste son charisme numérique. A l’heure de l’individualisme triomphant, il faut se créer une image et la maîtriser. Un apprentissage pas toujours évident, comme le rappelait en juillet 2010 l’affaire Jessi Slaughter, du nom de cette adolescente clouée au pilori numérique au point d’être placée sous protection judiciaire. Mais les outils, de plus en plus nombreux et omniprésents (téléphones portables, réseaux sociaux, blogs…), incitent à la prolifération créative de ces « mini-scénario de soi » et développent une culture très expressive, faite de mots, d’images, de sons, etc. 
 

Le droit à la créativité

 
On cherche le cocasse, l’étrange, l’insolite, on veut toucher avec une esthétique de l’image-fragment chère aux clips musicaux, dont l’efficacité repose sur l’intensité de la pulsion. Tout le monde s’essaye à la créativité pour exprimer une sensibilité artistique : l’amateur gagne ses lettres de noblesse, et l’œuvre tombe de son piédestal sacré. Si elle reconnaît la pauvreté souvent sidérale des contenus, Monique Dagnaud relève la porosité entre les pratiques de l’amateur qui bricole pour amuser ses amis, les apprentis artistes qui tentent de percer pour faire carrière et mobilisent leurs réseaux, et les geek, obnubilés par la recherche de la prouesse technique. Dans Internet on peut être tour à tour consommateur et producteur, et la production devient alors un flux infini. Rares sont ici ceux qui visent une recherche formelle originale : le genre dominant est le bricolage, le détournement, la parodie, « comme si toute réalité était plus intéressante par les projections et les délires qu’elle engendre que par sa réalité intrinsèque ». Le mode de diffusion se démarque aussi radicalement de ce qui existait auparavant : l’important est aujourd’hui le lien, le partage entre pairs (peer-to-peer), et non plus la création d’un bien à préserver en tant que tel et à commercialiser. La gratuité et le don sont érigés en philosophie politique. Si le modèle économique reste à inventer, les débats actuels sur la propriété intellectuelle (piratage, loi Hadopi, etc.), montrent que les pratiques ont sérieusement ébranlé le modèle commercial existant.
La partie la plus intéressante du livre est celle où l’auteure analyse Internet comme une nouvelle forme d’espace public. Elle insiste sur son ambivalence, oscillant entre le rire bon enfant, le lol, et le lulz, rire méchant incitant à la cabale numérique, dont les victimes n’ont plus qu’à se terrer en attendant l’oubli. Contenus revisités grâce au même, création numérique qui les détourne par tous les moyen ; polémiques déclenchées par des trolls…  toutes ces figures qui pullulent dans 4Chan, forum créé en 2003 par un adolescent américain, Mooto – et qui a donné le groupe des Anonymous – ont en partage la dérision. Pour Monique Dagnaud, ce goût de l’absurde et de la bêtise est un mode d’action sur la vie sociale : « Dans un monde globalisé, sur lequel personne, ni l’individu ni les politiques, ne semblent avoir de prise, vive une réjouissante stupidité ! Ce parti pris de la bêtise est empreint d’une ambiguïté revendiquée : elle porte aux nues l’insouciance, s’esclaffe de tant d’impuissance et suggère la révolte par une hilarité ponctuée de sous-entendus. » La « bonne humeur du Net adolescent » peut être comprise aussi comme un défouloir en période de crise économique et de défiance face aux politiques, où l’on se replie sur soi. Aux hiérarchies et à la parole autorisée des professionnels dans l’espace public traditionnel, Internet oppose le brassage et consacre les profanes. La génération Lol n’a pas forcément envie d’agir pour améliorer la société. Elle tourne le dos à des structures partisanes qu’elle juge inefficaces en s’adonnant à la « mass-self-communication ». Au discours idéologique et construit des leaders d’opinion, elle préfère l’émotion suscitée par les lanceurs d’alertes. Et à une puissance de diffusion inédite, elle rappelle ses valeurs : fraternité, liberté d’expression et gratuité. Celles qu’elle mobilise pour construire le monde de demain.