Faut-il interdire Facebook dans les entreprises ?

Faut-il interdire Facebook dans les entreprises ?

Dans l’esprit du manager, le sigle RSE évoque généralement la Responsabilité Sociale des Entreprises, un concept relativement récent mais amplement médiatisé. Cela dit, à la surprise de certains, ce sigle renvoie également à un concept moins connu dans nos entreprises marocaines mais de plus en plus en vogue, les Réseaux Sociaux d’Entreprise. À l’heure de la numérisation tous azimuts et de l’arrivée des nouvelles générations aux nouvelles attentes sur le marché du travail, les entreprises marocaines semblent peiner à reconnaitre l’utilité de ces nouveaux outils.

Un consultant en système d’information, rencontré à l’occasion d’une conférence sur les médias sociaux, présente cette notion de la manière suivante. «Imaginez, vous le dirigeant, que vos employés créent un créent un groupe virtuel sur un réseau social grand public tel que Facebook dans lequel ils échangent des informations sur leurs centres d’intérêt, leurs familles, leurs coups de cœur mais aussi leurs frustrations, des idées innovantes, ou des conseils issus de leur expérience au travail. Ne pensez-vous pas qu’il serait fâcheux que vous ne fassiez pas partie de cette dynamique ? Et qu’en serait-il des risques encourus ? Il s’échangerait des informations parfois critiques ou stratégiques à l’extérieur des murs de votre entreprise dont vous n’auriez aucune connaissance ni contrôle. D’autant plus que cette discussion, voire collaboration informelle entre collaborateurs de l’entreprise, est bénéfique et souhaitable ; les salariés de celle-ci devraient tous y participer ! »  C’est précisément le rôle que viennent ainsi jouer les réseaux sociaux d’entreprise. Comment peut-on expliquer alors le retard qu’accusent nos entreprises à surfer sur cette vague du management moderne ?

Définitions

Un RSE est une plateforme visant à créer ou à développer les liens sociaux entre les individus d’une ou plusieurs organisations en incluant éventuellement les clients et autres partenaires. En entreprise, un réseau social est destiné aux échanges entre les membres de l’organisation, de manière sécurisée et confidentielle, par opposition aux réseaux sociaux grand public, très ouverts du type Facebook et Twitter. En outre, le réseau social permet à ses utilisateurs de découvrir les savoir-faire informels de leurs collègues et de faire valoir leur propre compétence. C’est ainsi que certains consultants des médias sociaux indiquent que les RSE ne créent pas uniquement du lien mais du savoir, car les collaborateurs qui mettent en commun leurs connaissances constituent progressivement pierre par pierre un temple virtuel du savoir à partir duquel se ressource toute la communauté pour l’éternité, enfin… théoriquement. C’est une version moderne de l’intranet qui implique selon l’étude d’USEO1 un changement de paradigme : passer d’un objectif classique de collecte d’information à celui de la fédération d’expertise (figure 1).

Social CRM, Social Knowledge Management, Social Messaging et Social Networking (figure 2).

L’offre est variable et les principaux outils disponibles sur le marché des réseaux sociaux d’entreprises peuvent être positionnés en termes de services offerts sur deux axes, le relationnel (création de relations entre individus et échanges de documents) et le conversationnel (échanges d’informations, de commentaires, de liens...) (figure 3).

La tendance actuelle, et ce depuis 2011, est le glissement des RSE vers le quadrant de l’intelligence collective, c’est-à-dire des outils plus axés sur la mise en relation et plus centrés sur la conversation. Selon l’outil, on peut se limiter à la mise en relation et aux échanges, mais pour accroître les bénéfices qu’apportent les RSE à l’organisation, il est possible de développer des fonctionnalités plus sophistiquées comme le partage de connaissances à travers le micro-blogging, les wikis, les moteurs de recherche, etc. (figure 4).

Les RSE et la génération Y

Aujourd’hui, certaines entreprises marocaines, à l’image du groupe Akwa avec le Morocco Mall, ont compris l’intérêt à être présent sur les médias sociaux et interagir avec les internautes, notamment pour améliorer leur image, défendre leur réputation ou plus récemment attirer des talents dans le processus de recrutement. Et pour cause, les nouvelles générations qui se présentent à l’embauche sont nées après 1980, soit la souris à la main. Le monde virtuel ne leur fait pas peur : ils disposent dans la plupart des cas de profils sur les médias sociaux et se tournent naturellement vers la toile pour obtenir et partager de l’information.Serait-il pertinent de penser que l’entreprise dispose d’un potentiel de ressources et compétences qu’elle pourrait tourner en son avantage ? Face à cette évolution, nos entreprises se retrouvent à l’embouchure entre deux voies envisageables: interdire Facebook ou au contraire l’encourager ?

Quel intérêt ?

Dans la perspective de comprendre les motivations de ses utilisateurs et les bénéfices que cela pourrait procurer à l’organisation, IBM, entreprise pionnière en la matière, se penche en 2008 sur son propre emploi d’un RSE conçu en interne2. Tout d’abord, ils découvrent que les collaborateurs qui ont recours à cet outil ne sont pas uniquement motivés par le partage à un niveau personnel mais aussi par un désir de se faire connaitre et reconnaitre pour donner un coup de pouce à leur carrière professionnelle. Une troisième motivation, qui émerge des entretiens, est intitulée « faire campagne » : elle concerne les efforts de communication autour de projets professionnels dans l’objectif de fédérer et faciliter l’atteinte des objectifs du projet.

Par ailleurs, les auteurs notent que l’outil est moins utilisé pour échanger avec des collègues proches que pour créer, ce que Granoveter3 nomme des liens faibles, c’est-à-dire de nouvelles rencontres avec des collègues auxquels ils n’auraient pas accès autrement. L’étude ajoute que l’avantage du RSE par rapport à une solution grand public telle que Facebook est tout d’abord la sécurisation des données à l’abri des regards indiscrets. C’est ainsi que les salariés d’IBM déclarent ne pas se soucier de la confidentialité des données partagées sur le RSE et peuvent partager en toute confiance.

Les chercheurs d’IBM relèvent deux avantages majeurs aux RSE. Primo, cela permet de satisfaire une attente avérée des nouvelles générations de plus en plus demandeuses d’outils collaboratifs, un point que nos entreprises ne pourront ignorer très longtemps si elles désirent continuer à attirer et retenir les talents d’aujourd’hui.

Secundo, les données accumulées sur les RSE liées aux connections, intérêts, compétences des utilisateurs sont archivables et peuvent se révéler très précieuses comme source d’information pour comprendre et analyser la « main-d’oeuvre » de l’organisation. Ajoutez à cela la promotion et la facilitation de la collaboration entre les collègues (en particulier ceux excentrés), la stimulation de l’innovation et le partage d’idées dans le but d’optimiser l’amélioration du climat de travail et la satisfaction des employés, celle  du service apporté aux clients par une gestion plus réactive des réclamations, et le partage de savoir par les best practices, conseils et réponses aux questions des utilisateurs.

De ce fait, les conclusions du centre de recherche Altimeter spécialisé dans les médias sociaux semblent moins surprenantes. En effet, Altimeter publie en 2009 les résultats d’une étude sur la relation entre l’engagement des entreprises dans les médias sociaux et leur performance financière. L’étude révèle que les efforts des organisations à poursuivre une stratégie de présence à travers les médias sociaux sont étroitement liés à leurs résultats financiers. Mais comment expliquer le retard de nos dirigeants à rejoindre le cercle des cyber-managers ?

Entretien avec M. Mohamed Yacoubi, fondateur du réseau social Alamjadid

Connaissez-vous des entreprises marocaines qui auraient adopté un RSE ?

Non à ma connaissance, mais nous avons-nous même adopté un RSE (Asana) pour gérer nos équipes de travail à Alamjadid et cela a drastiquement changé nos méthodes de travail.

Dans quel sens ?

Nous pouvons collaborer à distance beaucoup plus efficacement et cela me permet en tant que manager de connaitre l’état d’avancement presque en temps réel de mes équipes. Même si je suis en RDV avec un client à l’extérieur, je reçois quand même mon petit mail de rappel sur mon téléphone qui me dit que tel profil a effectué telle tâche.

Qu’en est-il de la sécurité et la confidentialité des informations partagées ?

Et bien comme nous utilisons un outil externe qui n’est pas conçu en interne, nous avons quelques réticences à ce sujet. On limite alors un peu le contenu que l’on partage. On part sur des titres généralistes et on n’entre pas sur les détails des projets internes qui sont plus partagés par email ou par fichiers FTP en interne.

Comment s’est déroulée la mise en place de l’outil ?

C’est parti d’un constat, qui était le manque de productivité en interne. On passait beaucoup trop de temps à demander par email les états d’avancement des projets. C’était le chef de projet qui allait voir chaque ressource, qui relançait… « Où en es-tu arrivé ? Où en es-tu dans ton projet ». La démarche qui a été voté en interne, a été de dire que à chaque fois que quelqu’un avance dans son projet, c'est-à-dire toutes les demi-journées on met à jour son rapport et cela permet d’économiser du temps et de l’énergie à tout le monde.

On est parti d’une présentation très simple aux collaborateurs de l’outil suivie de questions-réponses. On leur a laissé quelques jours pour s’habituer un peu à la plateforme, puis on a refait une autre séance pour mettre au clair certaines zones d’ombre. Nous utilisons la version gratuite de l’outil qui nous convient parfaitement pour le moment.

 

Obstacles à l’adoption des RSE

Marouane Harmach, consultant IT4 marocain, affirme qu’à la date d’aujourd’hui, rares sont les entreprises marocaines passées en mode RSE. Il existe certes un décalage entre des clients et salariés de plus en plus électrifiés aux médias sociaux et des entreprises qui fonctionnent encore au charbon avec le classique courrier électronique. Dion Hinchliffe, expert IT et vice-président exécutif à Dachis Group, agence de communication spécialisée en médias sociaux, fait l’inventaire des obstacles à l’adoption des réseaux sociaux dans les entreprises5.

(1) Un premier obstacle se situe au niveau de la maîtrise technique des outils informatiques et tout simplement la connaissance de l’existence des RSE. Cela explique pourquoi les premières entreprises à adopter les RSE sont d’abord les entreprises IT.

(2) La perception que les RSE ne sont pas adaptés à certains secteurs tels que l’industrie manufacturière pour ne prendre qu’un exemple. C’est une préconception qui s’est avérée erronée puisque l’on a vu des mises en place réussies de RSE dans ce type d’organisation verticale.

(3) Les RSE sont perçus par les entreprises comme confinés aux activités support de l’entreprise (marketing, RH...) et non à des activités productives. Encore une supposition faussée par l’expérience d’entreprises qui utilisent les RSE dans des activités aussi complexes que la recherche et développement.

(4) Le manque d’implication des dirigeants dans ce type de projets, notamment car ils manquent de temps ou ne sont pas familiers avec les outils informatiques. En effet, si ceci s’avère un obstacle crucial qui peut handicaper et ralentir l’adoption des RSE, il ne s’agit pas d’une condition sine qua non.

(5) Souvent, en particulier dans les plus grandes entreprises, le département IT bloque les initiatives de mise en place de RSE afin de prendre le temps de construire en interne des applications RSE pour des soucis de sécurité, homogénéité de l’information, et standards informatiques.

(6) Le besoin de démontrer par le ROI6 que l’initiative RSE est rentable pour l’organisation. Bien que le réflexe ROI soit essentiel pour prendre les bonnes décisions, il est souvent illusoire de tenter de le calculer dans ce type de projets si complexes. Un consultant dans une conférence s’interroge : « Avons-nous calculé le ROI d’outils de travail tels que le téléphone ou le PC de bureau ? »

(7) Le sentiment de certains salariés de perdre du temps ou d’être épiés, contrôlés par leur top management. Une crainte qui peut être évitée par une communication claire et sincère sans obligation de participation.

(8) Le besoin en techniques de community management. En effet, le développement des RSE a créé dans l’entreprise le besoin en interne de modération, animation, formation aux techniques liées aux RSE. Il n’existe pas encore au Maroc, comme c’est le cas à l’étranger, de formations au community management d’entreprise. À cogiter.

La mise en place d’un RSE semble relever de l’impossible gageure tant les obstacles sont nombreux et contraignants. Une initiative RSE claire et réfléchie intégrée à une stratégie RH, activement soutenue par le top management, pourrait mettre toutes les chances de votre côté pour lancer une nouvelle dynamique dans les équipes de travail et éventuellement aboutir à des retombées positives pour l’organisation. Avec des outils en constante évolution aux frontières du management moderne, nul ne pourrait cependant le garantir. Néanmoins, comme dit le dicton, on ne peut récolter de miel sans risquer la piqure de l’abeille.

Entretien avec M. Marouane Harmach, directeur associé du cabinet Consultor

Connaissez-vous des entreprises marocaines qui auraient adopté un RSE ?

Elles sont plutôt rares.

Comment expliquez-vous le retard des entreprises marocaines en termes de RSE ?

Je pense que c’est quelque chose de relativement nouveau et que nos entreprises ne connaissent pas encore l’existence de ces outils. Il n’est pas surprenant de constater que les sociétés technologiques sont généralement les pionniers dans l’adoption de ce genre d’outil. Surtout que c’est un facteur de compétitivité et de réduction des facteurs de production essentiel pour des organisations comme les leurs. Aussi, j’ajouterai que la plupart de nos dirigeants ne sont pas très enclins à l’informatique. Ils se font très souvent rédigés leurs emails par leur secrétaire et manquent de temps. Or l’implication du top management dans l’impulsion de ce type de projet est très importante.

Selon vous, auraient-elles intérêt à mettre en place les RSE ?

Certainement, les entreprises qui disposent d’équipes dispersées géographiquement sont les premières concernées. Cela permet d’améliorer la proximité entre les collaborateurs et donne plus de visibilité au travail effectué. Cet outil a été utilisé notamment par le président de la Société Générale au moment de l’affaire Kerviel pour répondre en interne aux questions des collaborateurs, rassurer les frayeurs et stopper les rumeurs. Aussi, il faut noter qu’une certaine taille critique est à prendre en compte pour justifier le recours à ce type d’outils.

Certains d’ailleurs prédisent que le courrier électronique va disparaitre d’ici 2 à 3 ans. Certaines entreprises ont déjà interdits l’utilisation de l’email et demandent à tous ses collaborateurs de passer par le RSE pour échanger de l’information. Il faut savoir que les documents partagés sur le RSE sont facilement archivables, automatiquement classés et la dernière version est facilement accessible quand c’est nécessaire. La plupart des gens sont noyés par la masse d’emails dans leur boite. Combien de temps mettez-vous par exemple pour retrouver la dernière version d’un document que l’on vous a envoyé il y a quelques semaines ou même quelques jours ?

Quel rôle joue l’Etat marocain dans l’adoption des RSE dans notre pays ?

Le gouvernement poursuit une série de mesures qui rentrent dans le cadre du plan stratégique national Maroc Numeric 2013 pour encourager à titre d’exemple les PME à s’équiper d’ordinateurs ou les citoyens à se connecter à internet. Toutefois, les RSE ne sont pas mentionnés dans cette stratégie. Espérons que cela soit le cas pour le plan stratégique suivant.

 

1. USEO, cabinet de conseil en organisation et nouvelles technologies.

2. D i Micco et al., 2008. Motivations for social networking at work, IBM Research.

3. G ranovetter, M.S. (1973) ˝The Strength of Weak Ties˝. The American Journal of Sociology, 78, 6, 1360-1380.

4. H inchliffe, 2009. http://www.zdnet.com/blog/hinchcliffe/ten-topissues-in-adopting-enterprise-socialcomputing/581.

5. Retour sur Investissement (Return On Investment).