Entretien avec Nouzha Guessous, Code de la Famille dix ans après : Les limites d’une promesse

Entretien avec Nouzha Guessous, Code de la Famille dix ans après : Les limites d’une promesse

Comment le Code de la Famille traite-t-il la question de l’égalité économique selon vous ?

Le Code de la Famille avait un autre objet. Il n’a pas été l’occasion de soulever spécifiquement la question des droits économiques des femmes en général ni la question de l’égalité économique sensu stricto. Bien entendu, dans la cellule familiale la question de l’égalité se pose d’une manière absolue, entre la femme et l’homme au sein du couple, ou entre le frère et la sœur au sein de la famille, ce qui se reflète forcément sur la question de l’égalité au sein de la société en général. Les lois qui régissent les relations dans le cadre de la cellule familiale reflètent les rapports entre les citoyens dans la société.

Mais la question de l’égalité économique se reflète dans le Code à travers le prisme du principe transversal de la Qiwamah qui, historiquement, a fonctionné comme un postulat de la prééminence ontologique des hommes sur les femmes, ces dernières leur devant l’obéissance contre l’entretien matériel. La Qiwamah est ainsi un dogme organisationnel des relations homme-femme au sein de la famille et de la société avec un présupposé hiérarchique (les hommes sont supérieurs aux femmes) et un présupposé économique (les hommes entretiennent les femmes). Ce principe a été et reste une donnée irrévocable, qu’il n’y a pas lieu de démontrer, comme un axiome en mathématiques. Aussi, lors de l’élaboration du projet de Code de la Famille, les discussions sur la définition du mariage, sur les droits et devoirs des époux, notamment leurs responsabilités à chacun et en tant que couple moralement, légalement et matériellement (la Nafaqa) envers la famille, la gestion et répartition des biens acquis pendant le mariage en cas de divorce ou de décès d’un des deux époux nous ramenaient nécessairement au dogme de la Qiwamah. C’est dans ce sens que les propositions issues des travaux de la commission royale consultative de la Moudawana avaient une relation et pouvaient avoir des conséquences sur la question générale de l’égalité économique des hommes et des femmes dans la société.

Vous étiez membre de la commission consultative de la réforme de la Moudawana. Quels sont les aspects des droits économiques  que le nouveau Code a ainsi traités ?

Le Code de la Famille devait pour moi comme pour l’ensemble des organisations de droits des femmes et de droits humains tendre autant que possible vers l’égalité entre les hommes et les femmes dans leurs droits et obligations vis-à-vis de la cellule familiale et de la société dans son ensemble. Cela suppose au départ la proclamation de la coresponsabilité des deux conjoints, dans un esprit de partenariat et de contribution à toutes les charges et les décisions, donc à la gestion de la cellule familiale, y compris dans le domaine économique.

Les données nationales, dont celles du HCP, démontrent que les femmes participent à l’économie familiale et qu’en 2012 plus de 17% des chefs de famille sont des femmes, chiffre qui est loin de refléter la réalité au vu du nombre de femmes travaillant dans le secteur informel qui est plus difficilement appréhendé. Consciente de cette donne et avec l’objectif de coresponsabilité effective, j’ai fait la proposition lors des discussions de la question de la Nafaqa de proclamer que les femmes comme les hommes doivent contribuer à la prise en charge matérielle de la famille, mais avec quatre conditions. La première est que la contribution matérielle de chacun doit se faire selon les moyens dont il dispose. La deuxième est de reconnaître que le travail ménager, la procréation puis l’entretien physique et l’éducation des enfants sont des contributions ayant une valeur matérielle. La troisième est qu’à partir du moment où les deux partenaires contribuent à l’entretien de la famille, leur coresponsabilité doit se refléter aussi au niveau de représentation légale des enfants qui doit être partagée pendant le mariage comme en cas de divorce. La quatrième et dernière condition est qu’à partir du moment où la femme et l’homme contribuent à l’entretien matériel du foyer et que la coresponsabilité est établie en amont, il faut décréter aussi qu’il y a un partage des biens en cas de divorce ; et en cas de décès, il faut procéder au partage des biens acquis pendant le mariage avant de procéder à la répartition de l’héritage, en application de la jurisprudence d’Ibn Ardoun sur الكد والسعاية, qui est appliquée dans certaines régions du Maroc. Les quatre points se relient ; ils sont interdépendants, ils ne peuvent s’appliquer que si on abandonne le dogme traditionnel de la Qiwamah. Jusqu’à la fin des travaux de la commission, je n’avais eu aucune certitude de la possibilité d’agréer ces quatre conditions. J’ai alors retiré ma proposition car, prise seule, cela aurait abouti à une obligation juridique de contribution de la femme aux dépenses familiales sans la moindre garantie de protection pour elle-même.

Quels sont les avantages et les inconvénients relatifs aux nouvelles dispositions ?

Il n’y a pas eu de nouvelles dispositions à proprement parler concernant les devoirs d’entretien matériel de la famille. La question a été tranchée dans la continuité de la notion de la Qiwamah, avec néanmoins un changement du principe général concernant la direction de la famille qui a été confiée aux deux époux considérés comme des partenaires coresponsables, devant se concerter et se respecter mutuellement. Au final, les articles 13 et 51 du Code de la Famille sont venus remplacer respectivement l’article 1er du Code de Statut personnel qui définissait le but du mariage comme étant la fondation d’un foyer sous la direction du mari, et annuler le devoir d’obéissance de l’épouse à son époux qui était proclamé dans l’article 36. Sur le plan culturel, ce changement peut avoir un effet sur le long terme car il révolutionne en théorie la conception des rapports au sein du couple.

Cependant, le dogme de la Qiwamah est resté en principe transversal, ce qui a entraîné des contradictions entre la philosophie fondatrice du Code et les articles de lois qui y sont proclamés.

Pourriez-vous citer des exemples de ces contradictions dans le texte ?

En dehors de ce changement de philosophie des relations au sein du couple, le Code de la Famille a maintenu le principe schizophrénique de la Qiwamah économique du mari à qui revient la charge de l’entretien de l’épouse (article 194) et des enfants (article 198). La nafaqa reste donc légalement à la charge du mari. Cependant, le même Code stipule dans l’article 199 que la mère « aisée » (sic) a l’obligation d’assumer la pension alimentaire des enfants en cas d’incapacité matérielle partielle ou totale du père (sic). Mais cette charge matérielle obligatoire de par la loi ne lui donne aucun droit sur sa famille (exemple : représentation légale) et son apport financier est considéré comme une aumône (Sadaqa) ne pouvant faire l’objet d’aucune compensation en contrepartie, ni de revendication en matière de partage des biens ou d’héritage.

Un deuxième exemple est relatif aux legs et dons fait par une mère à ses enfants mineurs. Dans l’ancienne Moudawana, le mari en tant que représentant légal exclusif pouvait en disposer, et la femme et les enfants pouvaient se retrouver dépouillés. Dans le Code de la Famille, la seule avancée toute relative à ce sujet est que la mère donatrice peut être la représentante légale  pour gérer l’objet de son don, à condition qu’elle le demande au moment de la donation (article 239). Mais combien de femmes le savent, et combien osent le demander ? On est donc face à un ensemble de dispositions qui maintiennent le dogme de la Qiwamah envers et contre les réalités économiques des ménages ; tout en ouvrant des brèches qui démontent ce dogme en toute logique rationnelle.

Le dernier exemple que je citerai est celui du devoir de prise en charge des parents qui revient aussi bien à la fille qu’au garçon, abstraction faite de leurs parts d’héritage (article 203). Où est la Qiwamah ici ? 

Finalement, quelle a été l’issue à la question de l’égalité économique dans le Code ?

Personnellement, je pense que tant qu’on n’aura pas touché à ce nerf de guerre qui définit les charges de la famille et qu’on ne remettra pas en question ce mythe de la Qiwamah économique des hommes sur les femmes, on ne peut aller ni vers l’égalité économique, ni vers l’égalité des genres en général. Maintenant que le principe d’égalité et de coresponsabilité a été proclamé dans le Code de la Famille, la promotion de l’égalité économique nécessite la reconnaissance de la participation des femmes à l’économie familiale et la proclamation de l’égalité des droits et obligations entre les deux époux, y compris sur le plan de l’entretien matériel de la famille. Cela passe par la reconnaissance du travail que font les femmes dans la cellule familiale qui est un travail économiquement productif en plus d’être indispensable à la cellule familiale et à la société en général. Il faut arrêter de considérer que les revenus des femmes sont des revenus d’appoint « dont elles font ce qu’elles veulent », ce qui est faux.

Mais je le répète, une coresponsabilité économique sur la famille ayant force de loi doit s’accompagner des quatre conditions que j’ai énumérées plus haut. Ce n’est que par là qu’on changera la culture de la Qiwamah.

Si une nouvelle réforme de la Moudawana devait être proposée, quelles seront, selon vous, les dispositions prioritaires relatives à l’égalité économique qui devraient figurer dans un nouveau code ?

Il faut, je le répète, reconnaître et valoriser socialement et culturellement, mais aussi juridiquement, la participation des femmes à l’économie familiale. D’abord et avant tout par la reconnaissance du travail domestique comme un travail ayant une valeur marchande, donc équivalant à un salaire gagné par un travail à l’extérieur du foyer. Le travail ménager, l’éducation des enfants, l’accompagnement et le suivi des enfants à l’école, les petits travaux à domicile ou à l’extérieur pour amener de l’argent à la famille, etc. sont autant de contributions à la prise en charge matérielle de la famille.

Il faut juridiquement et culturellement sortir de ce mythe que la femme (en tant que genre) a toujours été, est et doit être entretenue par les hommes, ce qui légitimise l’idée que les femmes ne sont pas obligées de travailler pour avoir des revenus propres sauf nécessité matérielle absolue. Et il y a lieu de réagir au plus vite car cette culture revient en force dans le double contexte de crise économique et de réémergence de discours traditionalistes avec des amalgames politico-religieux qui clament de plus en plus fort que la place des femmes est dans le foyer. Il faut déconstruire et dénoncer les stéréotypes culturels selon lesquels les revenus des femmes sont une sorte d’argent de poche et que cela ne leur donne aucune obligation vis-à-vis de leurs enfants qui doivent être entretenus par leur père, donc qu’elles pourraient le claquer comme bon leur semble. En réalité, de nombreuses études montrent qu’au contraire les femmes qui gagnent l’utilisent pour subvenir aux besoins de leurs enfants, de leur famille d’origine, et pour les besoins essentiels du domicile familial. Les enquêtes montrent que la gestion économique des moyens financiers par les mères reflète souvent une attitude plus solidaire et moins égoïste par rapport aux pères, et les sœurs par rapport aux frères. Il est vrai qu’on peut trouver des femmes qui se complaisent dans cette posture selon laquelle c’est au mari d’assurer l’essentiel et qu’il doit l’assurer. C’est certes le résultat de l’éducation et de la culture dominante, mais c’est aussi parfois exacerbé par le manque de confiance des femmes en leur avenir en tant qu’épouses (divorce, polygamie, règles de l’héritage en cas de décès du mari notamment s’il n’y a pas d’héritier mâle, etc). Il faut déconstruire ce dogme de la Qiwamah pas uniquement dans les textes et les lois, mais aussi comme culture, et cette déconstruction ne doit pas s’adresser uniquement aux hommes mais aussi aux femmes, d’autant qu’elles la transmettent à leurs enfants, filles et garçons ! Il faut sortir de ce formatage auquel nous avons été et sommes soumises et auquel nos enfants aussi risquent de rester soumis ! Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons sortir du dogme de la Qiwamah économique.

Quels sont, selon vous, les obstacles majeurs qui continuent d’entraver le processus de l’égalité économique au Maroc ?

Le processus vers l’égalité économique est entravé par un certain nombre d’obstacles découlant de l’inégalité des chances liée au genre. Cela commence par l’inégalité d’accès des filles à l’éducation de base puis à la formation qualifiante qui fait que la main-d’œuvre féminine se concentre dans les travaux les plus mal payés et dans le secteur informel sans protection, ce qui place les femmes parmi les travailleurs les plus vulnérables. Preuve en est qu’à la moindre crise économique localisée ou généralisée, elles sont généralement les premières à être licenciées. Vient ensuite l’inégalité salariale et l’inégalité d’accès à égale compétence aux postes de responsabilité.

Le deuxième obstacle est d’ordre culturel avec des prolongements juridiques : c’est celui du principe structurel et structurant de la Qiwamah économique et morale au sein de la cellule familiale comme au sein de la société. Et là, l’éducation, l’école, les médias et la politique culturelle ont une responsabilité majeure.

Aussi, toutes les politiques publiques et les juridictions nationales doivent-elles être revues et ajustées pour lutter contre toutes les formes de discriminations basées sur le genre, notamment dans le marché du travail.

Il faut être vigilant car la marche vers plus d’égalité économique entre les hommes et les femmes peut être entravée dans le contexte actuel par la combinaison de la crise économique et la traditionalisation de la société liée à la montée de l’instrumentalisation politique du religieux. Objectivement, on se trouve dans une situation où il n’y a pas de prise en charge sociale du travail des femmes à l’extérieur, pas de crèches ni d’aménagements permettant aux mères de conjuguer leur travail avec leur rôle de mère. Entre le domicile et le lieu de travail l’insécurité domine, la violence et le harcèlement sexuel sont des risques quotidiens. La sécurité n’est pas assurée, y compris sur les lieux de travail, les lois ne sont pas appliquées, les salaires ne sont pas égaux et les conditions sociales pour permettre à une femme de travailler en toute sérénité ne sont pas assurées. Il n’y a pas de politiques publiques réellement favorables au travail des femmes, même si la constitution stipule l’égalité dans le travail.

Au final, le Maroc a besoin de politiques publiques transversales et systématiques pour favoriser l’émergence d’une société qui consacre l’égalité entre hommes et femmes, et c’est pour cela qu’il reste un très long chemin plein d’obstacles.

Après dix ans de pratique de l’actuel Code de la Famille et la nouvelle Constitution de 2011, ne faut-il pas procéder à une révision plus favorable aux principes de l’égalité ?

La révision s’impose effectivement sur des questions de fond et pas seulement dans les détails. Il faut mettre toutes nos lois au Maroc en conformité avec l’article 19 de la Constitution. Cet article n’est toujours pas mis en œuvre non plus et l’autorité de la parité et de la lutte contre les discriminations (APALD) demeure encore en projet !

Quels sont les efforts à fournir pour, d’une part, améliorer l’application de la loi, et d’autre part œuvrer au changement des représentations  au niveau du Code de la Famille ?

Il faut donner corps au principe de la coresponsabilité des deux époux à tous les niveaux, y compris celui de la prise en charge matérielle de la famille et de la Nafaqa, en mettant en place aussi, entre autres, les quatre conditions mentionnées plus haut pour des bénéfices équitables. Se pose également la question de la législation de l’héritage que j’avais déjà soulevée lors des travaux de la commission. Il faut absolument discuter calmement et sereinement de cette question. Il n’est pas normal de refuser d’en discuter, cela constitue en soi une autre violence envers les femmes. Au Maroc, la Constitution proclame que les charges de l’État sont égalitairement réparties entre les femmes et les hommes, lesquels sont soumis aux mêmes taux d’imposition et payent les mêmes impôts. On ne peut pas continuer à vivre sous des régimes différents. D’ailleurs, on vit aussi les mêmes discriminations en matière de retraite et de prévoyance sociale : la retraite d’une femme n’a pas d’ayant droit après son décès. Il faut procéder à l’élimination de tous les facteurs discriminatoires envers les femmes. Il faut avoir le courage de débattre de toutes les contradictions qui existent dans notre société, y compris dans les règles de l’héritage, dont il faut accepter de discuter raisonnablement, respectueusement et sereinement.

Quels seront, selon vous, les instances et structures qui devraient être impliquées dans cet effort ?

En fait, toutes les structures ayant un rôle dans la gouvernance, dans l’élaboration et l’application des politiques et des juridictions publiques (justice, éducation, médias publics...). Il y a bien sûr l’Apald, qui tarde à voir le jour. Il y a aussi le fait que les structures déjà en place ne fonctionnent pas convenablement, comme la HACA, qui a une responsabilité dans les images véhiculées sur les femmes.

Il est également très urgent de veiller à la sécurisation des espaces publics pour les femmes. Il faut instituer des lois et des politiques pour lutter contre la violence qui sévit contre les femmes dans les espaces publics et sur les lieux de travail, contre le harcèlement sexuel qui constitue l’un des handicaps à la circulation en toute sécurité et sérénité dans l’espace public et à l’accès des femmes à l’emploi…

Je constate aujourd’hui ce phénomène de « recul » légitimé par une lecture de la religion instrumentalisée au sein de la société marocaine, y compris au niveau des sphères de décision (notamment au sein du Gouvernement). Cette situation exprime l’émergence de nouvelles hostilités envers l’accès des femmes aux espaces publics. À l’extrême, certains recommencent à brandir l’aberration de la femme en tant que عورة et d’ajouter que si les femmes restaient chez elles, les hommes trouveraient plus facilement de l’emploi !

Face à cela, il faut affirmer et revendiquer haut et fort que les femmes ont, elles aussi, des désirs de se réaliser dans un domaine d’activité de leur choix, que c’est leur droit en tant que citoyennes qu’il revient à l’État de promouvoir et protéger. Quand elles n’ont pas la chance de pouvoir se réaliser professionnellement, la réalité montre qu’elles acceptent par nécessité de faire des travaux précaires où elles font face à encore plus de discriminations de toutes sortes alors que les hommes au chômage les refusent.

Dix ans après le Code de la Famille, quelle est votre propre évaluation de la situation ?

Le Code a constitué une avancée indiscutable, par le changement de la philosophie fondatrice des relations homme/femme au sein du couple, de la famille et de la société en général. Si la culture et les politiques publiques avaient suivi, cela aurait déjà drainé beaucoup d’avantages à la société marocaine, car la loi est un moteur des évolutions au sein des sociétés. Dix ans après, le Code a largement montré ses limites. Sur beaucoup de volets, il est aujourd’hui en contradiction avec le principe de l’égalité reconnu par la Constitution. Il faut le revoir en profondeur.