Entretien avec Leila RHIWI « De nombreux progrès encore à faire en termes d’égalité des sexes »

Entretien avec Leila RHIWI « De nombreux progrès encore à faire en termes d’égalité des sexes »

Vous avez été sur le terrain du mouvement féministe sur plus d’une vingtaine d’années de votre parcours. Pourriez-vous nous parler de votre itinéraire ? Comment en êtes-vous venue à ce domaine ? Quelle idée aviez-vous au départ ?

J’ai toujours été très sensible aux inégalités, à la pauvreté, à l’injustice, et ce, très tôt. C’est la raison de mon engagement pour les droits humains des femmes et l’égalité ente les sexes. D’abord, dans le cadre du mouvement féministe au Maroc, ensuite dans la région du Maghreb. Historiquement, le combat de la première heure a porté sur les réformes juridiques et, parmi les textes qui ont mobilisé le plus d’énergie et d’action pour la prise en compte de l’égalité de genre et les droits humains des femmes, comme vous le savez, il y a le Code du Statut personnel qui institutionnalisait à l’époque la tutelle des femmes. J’ai également été très impliquée dans le mouvement social marocain et maghrébin et eu l’opportunité de contribuer aux mobilisations pour la réforme des lois d’association, ou encore pour l’observation des élections, le développement et le renforcement du tissu associatif, et bien d’autres chantiers qu’il serait trop long d’énumérer ici, mais qui, pour résumer, sont tous inscrits dans la construction d’une dynamique associative forte et porteuse des valeurs de droits humains dans leur conception universelle.

Quelle évolution vous a le plus marquée ? Qu’en pensez-vous aujourd’hui, avec le recul ?

Je dirais que le mouvement féministe au Maroc a joué un rôle fondamental dans l’avancement des droits des femmes et l’égalité de genre. Toutes les réformes qui ont eu lieu n’auraient pas pu être possibles sans le plaidoyer très fort, fondé sur une véritable expertise et lié à la proximité et réalité du terrain et du vécu des femmes que le mouvement féministe a porté.

Ce mouvement est véritablement une force alternative porteuse d’une vision de société progressiste où les femmes jouissent de tous leurs droits. Il n’est qu’à voir la multitude d’écrits, de mémorandum, analyses, rapports produits que le mouvement féministe a développés et qui déclinent le projet de société moderne et égalitaire auquel il ambitionne.

Je peux dire aussi, avec le recul, que ce qui a pu permettre cette évolution, c’est l’engagement et le souffle long d’abord, ensuite la connaissance fine légitimée par une action de proximité. Ce n’est pas de la théorie, c’est un engagement fondé sur une analyse du vécu et des expériences des femmes. C’est aussi le fait de porter cette vision de façon collective, en multiples réseaux, et c’est enfin la capacité qu’a eu le mouvement des femmes d’élargir l’adhésion aux ONG œuvrant dans d’autres thématiques du développement, élargissant ainsi le champ des défenseurs de l’égalité dans la société.

Quelles relations, selon vous, entre le politique et l’économique dans l’évolution de la lutte pour l’égalité au Maroc ?

À l’instar de tous les enjeux de société, les questions politiques et économiques sont indissociables en ce qui concerne l’évolution des rapports entre les sexes. Bien qu’il existe un consensus au sujet de l’effet favorable de l’autonomisation des femmes sur la croissance économique, force est de constater qu’il reste de nombreux progrès à faire en termes d’égalité des sexes, non seulement au Maroc, mais dans le monde entier.

Les droits économiques des femmes constituent une composante intégrante des droits universels des femmes, reconnus comme étant indivisibles. L’autonomisation économique des femmes est essentielle en termes de respect des référentiels des droits humains, et permet, par ailleurs, d’atteindre des objectifs plus larges de développement tels que la réduction de la pauvreté, l’accès à la santé, à l’éducation et au bien-être. Elle représente aussi la possibilité pour les femmes d’avoir accès, tout au long de leur vie, aux moyens et ressources économiques (emploi et revenu suffisant, services et protection sociale) pour répondre à leurs besoins, de même qu’elle leur offre la possibilité d’exercer leur libre-arbitre et de faire les choix essentiels à leur épanouissement.

L’ONU Femmes entreprend de nombreux projets au Maroc. Pourriez-vous nous présenter le volet économique de l’appui des femmes dans vos programmes ?

L’autonomisation économique des femmes est un axe d’intervention stratégique d’ONU Femmes, qu’elle met en œuvre en collaboration étroite avec différents partenaires, du Gouvernement, du Parlement ou de la société civile.

Le soutien aux mesures institutionnelles visant l’accès des femmes à l’emploi, à l’avancement et à la protection sociale constitue un axe fondamental de l’action d’ONU Femmes. Dans ce sens, des partenariats stratégiques ont été initiés entre ONU Femmes et différents départements marocainsà savoir le ministère de la Fonction publique et  de la Modernisation de l’Administration (MFPMA), le ministère de l’Emploi et des Affaires sociales (MEAS), et le  ministère des Affaires générales et la Gouvernance (MAGG).

L’ONU Femmes a ainsi appuyé  l’identification de mesures permettant la conciliation entre vie privée et vie professionnelle des hommes et des femmes fonctionnaires. Nous avons, également, conduit une étude sur l’accès des femmes aux postes de responsabilité dans l’Administration, et réalisé un état des lieux analytique de la représentation des femmes dans les instances de gouvernance des grandes entreprises publiques et privées, qui a démontré que les femmes ne représentent que 7% des membres des conseils d’administration des 500 plus grandes entreprises publiques et privées du Royaume. Notre appui a également consisté en la conduite d’une analyse genre du système de protection sociale, qui permettra non seulement d’identifier les dispositions discriminatoires en la matière mais aussi d’explorer les moyens d’élargir la couverture sociale à certaines catégories de femmes particulièrement vulnérables. 

ONU Femmes œuvreégalementà la mesure du travail non rémunéré des femmes et a appuyé, sous le leadership du Haut Commissariat au Plan, la conduite de l’enquête nationale sur l’utilisation du temps par les femmes et les hommes, qui constitue un premier pas important vers la reconnaissance et la « visibilisation » de la contribution économique effective des femmes, et dont les résultats devraient être présentés incessamment.

Par ailleurs, la mise en œuvre d’actions directement destinées aux groupes de femmes marginalisées, en particulier les femmes rurales, les mères célibataires, et les femmes victimes de violence, est un chantier capital pour ONU Femmes. Ces actions, engagées en partenariat avec la société civile, permettent à ces femmes un meilleur contrôle des ressources et l’accès à légalité dans lhéritage.

Pourriez-vous évaluer le rôle de la société civile marocaine dans ce domaine ?

Le rôle de la société civile est très important, notamment en approchant les groupes de femmes les plus vulnérables afin de promouvoir leurs droits économiques, et en engageant des plaidoyers auprès des acteurs étatiques en faveur de l’accès de ces femmes à leurs droits.

ONU Femmes, en partenariat avec la société civile, met en place des actions permettant aux groupes de femmes marginalisées un meilleur accès et contrôle des ressources. Il s’agit essentiellement de projets pilotes, porteurs d’innovation en termes de thématique, de cibles ou d’approches et qui sont appelés à être dupliqués ou généralisés.

Plusieurs de ces projets concernent l’amélioration des conditions de vie des femmes rurales, y compris l’accès des femmes Soulalyates aux bénéfices des terres collectives, ou encore le renforcement de la prise en compte des rapports de genre dans les approches de protection et de préservation des ressources naturelles, avec une préoccupation majeure d’intégration professionnelle des femmes oasiennes du Sud ; l’utilisation de nouvelles techniques et innovations au profit des femmes rurales pour une meilleure adaptation au changement climatique, dans les oasis de Tafilelt ; la valorisation du rôle des femmes dans la protection des systèmes agricoles et de la sécurité alimentaire et de subsistance ; ou encore le soutien de l’insertion socioprofessionnelle des mères célibatairesà travers un appui intégral qui comprend, entre autres, un suivi médical, des formations professionnelles adaptées et un suivi de leur situation une fois quelles ont trouvé un emploi. Cette approche holistique et intégrée a également été adoptée dans notre appui aux femmes victimes de violence dans la région de Fès.

Aujourd’hui, que faut-il faire pour renforcer les capacités et le positionnement féminin sur le terrain économique ?

L’accès à l’éducation constitue un passage obligé vers l’autonomisation économique. Or, dans plusieurs pays, les petites filles représentent une source de travail domestique pour les parents. Au Maroc, des efforts soutenus ont été engagés pour assurer un accès à l’enseignement primaire à toutes les filles et tous les garçons, que ce soit en milieu urbain ou rural. Cependant, seules 23% d’entre elles sont inscrites au niveau secondaire collégial.

L’autonomisation économique des femmes est, également, liée à leur accès à l’emploi formel et rémunéré, c’est-à-dire reconnu, valorisé, salarié et bénéficiant d’une protection sociale. Selon les chiffres du Haut Commissariat au Plan, la participation des femmes dans l’activité économique rémunérée reste limitée et a même régressé entre 2000 et 2012, passant de 27,9% à 24,7%. Les tâches domestiques et ménagères non reconnues et non rémunérées constituent le principal facteur limitant l’accès au travail rémunéré des femmes.

Enfin, les discriminations dont sont victimes les femmes dans leur accès à la propriété ou à l’héritage constituent autant de freins à une égalité effective entre hommes et femmes dans leur pleine jouissance de leurs droits économiques.

Comment abordez-vous l’avenir à l’ONU Femmes ?

Dans le cadre des processus intergouvernementaux dirigés par les Nations Unies pour l’élaboration d’un agenda de développement de l’après-2015 et la définition des futurs Objectifs de Développement Durables (ODD), ONU Femmes a mené un travail important pour inclure un objectif autonome en faveur de la réalisation de l’égalité des sexes et de l’autonomisation des femmes au sein de l’agenda de développement post-2015,qui se base sur une approche intégrée, fondée sur les droits humains, et qui tienne compte de trois domaines critiques : lutter contre les violences fondées sur le genre, l’égalité des chances et l’accès aux ressources, et le leadership et la participation des femmes. Ainsi, ONU Femmes a identifié les axes d’intervention suivants :

  • Améliorer la santé des femmes et des filles, à travers l’accès des adolescents et des jeunes à l’éducation sexuelle complète ainsi qu’à l’information et aux services adaptés à leurs besoins ; la lutte contre le mariage des mineures ; et le renforcement de la réponse à la mortalité maternelle.
  • Améliorer l’accès à l’éducation et à la formation, notamment en encourageant la scolarisation de la petite fille, en particulier en milieu rural au niveau préscolaire et du cycle secondaire ; et en renforçant l’implantation de structures d’hébergement accessibles aux filles.
  • Améliorer l’accès à l’emploi formel et accroître l’entreprenariat des femmes, en agissant sur les normes sociales qui catégorisent certains emplois ou certaines tâches comme étant plus « appropriées » pour les femmes ; en remédiant aux contraintes de conciliation de la vie privée et la vie professionnelle, notamment en allégeant le poids du travail non rémunéré assuré par les femmes sous forme de charges domestiques, de la garde des enfants et des personnes âgées ; et en créant les conditions favorables au développement des affaires.
  • Améliorer l’accès et le contrôle des ressources, notamment les biens, les crédits, le foncier, la technologie… Ces ressources donnent aux personnes et aux foyers les moyens de générer des revenus, de faire face aux chocs et aux fluctuations, et peuvent également être utilisées comme garanties pour avoir accès au crédit. 

 

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