Entretien avec GILBERT ACHCAR : Impasse rentière du Monde arabe

Entretien avec GILBERT ACHCAR : Impasse rentière du Monde arabe

Que pensez-vous de la situation économique et sociale actuelle des pays arabes ?

Il devrait être évident pour tout le monde que c’est une situation extrêmement préoccupante, tout autant que la situation politique. L’explosion de 2011 témoignait déjà d’une situation économique très grave, caractérisée par des chiffres de croissance très faibles, et un chômage, notamment un chômage des jeunes, très élevé. Ces deux aspects sont les indices les plus saillants du problème socio-économique de la région arabe et ils n’ont fait que s’aggraver avec la crise politique de 2011.

Avant l’explosion déjà, l’investissement privé dans la région était très en-dessous de ce qu’il faudrait pour un développement soutenu. Depuis 2011, les politiques économiques n’ont pas véritablement changé dans la plupart des pays sinon pour aller encore plus loin dans la même direction, qui continue à miser sur le rôle primordial du secteur privé dans un contexte où celui-ci est encore moins incliné à investir qu’auparavant.

À votre avis, pourquoi l’investissement a-t-il été toujours faible dans la région ?

La région est perçue comme un ensemble géopolitique interdépendant. La situation sécuritaire, l’instabilité politique, etc., tous ces facteurs sont dissuasifs pour l’investissement privé.

L’investissement privé local, national, a stagné depuis des décennies en raison d’un cadre sociopolitique très défaillant (règne de l’arbitraire, absence d’un véritable État de droit, népotisme à grande échelle avec des États patrimoniaux où des familles régnantes « possèdent » l’État au sens propre du terme). Tout cela n’est pas pour inciter à l’investissement privé.

En sociologie économique, en histoire économique, avec Max Weber notamment, on a traditionnellement identifié un certain nombre de conditions politiques, économiques, légales, comme étant les conditions nécessaires pour l’éclosion d’un capitalisme industriel de type européen. Ces conditions n’existent pas et n’ont jamais existé dans la région.

Quand à tout cela s’ajoute la déstabilisation profonde actuellement en cours, tout le monde est affecté. Même les pays qui n’ont pas connu de soulèvements majeurs, et ceux qui jusqu’à maintenant n’ont pas eu à faire face à des foyers de terrorisme importants, sont affectés par le grippage général de la machine économique régionale.

Pourquoi les pays de la région, les plus riches parmi eux, n’investissent-ils pas dans la région ?

Les États les plus riches ont en effet les moyens de pomper du capital dans la région, mais jusqu’ici ils ne l’ont fait qu’à très faible dose.

Historiquement, les monarchies pétrolières comme le Qatar, les Émirats arabes unis, le Koweït, sont des États éminemment artificiels dont la grande majorité des habitants ne sont pas des nationaux. Au Qatar ou aux Émirats, 80% des habitants sont des étrangers au regard de la loi. C’est complètement aberrant. Ce sont des mini-États artificiellement créés en fonction des ressources pétrolières. Ces ressources, de par leur nature même, ont suscité les convoitises tout à fait naturelles des États beaucoup plus peuplés qui les entourent. Les mini-États artificiels ont alors besoin de se placer sous la protection militaire de leurs parrains occidentaux et en retour ils renvoient en Occident les dollars du pétrole et du gaz. Bien entendu, ils exportent leurs hydrocarbures au monde entier : l’Arabie saoudite, pour ne prendre que cet exemple, a la Chine pour principal client. Mais les dollars reviennent toujours en Occident. On a même des estimations chiffrées : par exemple, sur la période 2002-2006, une institution américaine a estimé que les pays du Conseil de coopération du Golfe ont exporté 530 milliards de dollars, dont 300 milliards sont allés aux États-Unis, 100 milliards en Europe, et puis 60 milliards seulement pour l’ensemble des pays arabes.

Cela nous donne une échelle de grandeur. Les capitaux pétroliers s’orientent beaucoup plus massivement vers l’Occident que vers le monde arabe. Ce qui va vers le monde arabe, est une petite partie, à peine le cinquième, de ce qui va aux seuls États-Unis, sans parler de l’Europe. Ces capitaux sont placés en bonne partie en bons du trésor américain, contribuant ainsi au financement du budget fédéral américain, ainsi qu’en investissements de portefeuille de nature rentière dans différents secteurs, en placements immobiliers alimentant la spéculation foncière, et enfin en dépôts dans les banques, outre la consommation ostentatoire et extravagante qui caractérise ces pays-là, avec un argent facilement gagné et très facilement dépensé.

Nous avons ici affaire à un immense manque à gagner pour l’économie régionale arabe. Le pétrole des Arabes aux Arabes, «  », slogan de l’époque nassérienne, trouvait un écho très fort dans l’opinion publique du monde arabe, qui considère que ces ressources devraient appartenir à l’ensemble de la région.

Le fait que les ressources en hydrocarbures soient exploitées par des familles régnantes est déjà difficile à tolérer par les opinions publiques, mais ce qui est encore plus intolérable, c’est que les capitaux amassés à partir de l’exportation de ces ressources ne profitent que très secondairement à la région.

Je crois que cela témoigne d’ailleurs d’une absence de vision politique, et d’une très forte myopie de la part de ces monarchies pétrolières quant à l’avenir de la région. On a plutôt l’impression que ces familles régnantes agissent dans l’esprit d’un enrichissement rapide, et placent des capitaux à l’étranger en préparation d’une éventuelle évacuation de la région, comme l’a fait la famille régnante koweitienne lors de l’invasion de l’émirat par l’Irak en 1990.

Suite aux soulèvements dans un certain nombre de pays arabes, nous n’avons vu pratiquement aucune force politique bâtir sa rhétorique sur un programme de développement économique. Pourquoi à votre avis ?

Vous avez tout à fait raison de le souligner. Il y a effectivement un décalage important entre la nature profonde, socioéconomique, de la crise qui a provoqué l’explosion de ce qu’on a appelé « le Printemps arabe » et le comportement et les programmes des diverses forces politiques. Les politiques économiques des anciens régimes n’ont pas été remises en cause, alors qu’il devrait être évident que ce sont ces politiques économiques qui sont à l’origine de la faillite – une faillite qui s’est traduite par le double constat par lequel nous avons commencé cet entretien : les faibles taux de croissance économique et les taux très élevés de chômage. Les institutions financières internationales n’ont retenu comme leçon de l’explosion que la nécessité d’appliquer encore plus radicalement les mêmes politiques économiques. C’est quand même extraordinaire de voir le Fonds monétaire international (FMI), même dans des pays comme l’Égypte ou la Tunisie, exiger un surcroît de réformes allant dans la même direction qu’avant 2011. À mon sens, c’est une aberration absolue. Dans une logique de doctrine néolibérale, les réformes exigées par les institutions financières internationales continuent à miser sur le secteur privé comme moteur principal de l’économie, même dans ce contexte d’explosion politique et de déstabilisation de l’ensemble de la région. Elles plaident pour encore plus de refoulement du rôle de l’État dans l’économie, et de mesures d’incitation au secteur privé. C’est une absurdité, et cela ne marchera pas. Nous avons ici affaire à un dogmatisme des institutions financières internationales qui est inédit dans l’histoire du capitalisme, et qu’on retrouve aussi au niveau des gouvernements. L’Europe par exemple, alors même qu’elle s’enfonce dans la crise, continue à pratiquer les mêmes politiques. C’est donc un phénomène global. Or, le capitalisme est un mode de production censé être caractérisé par une grande dose de pragmatisme, de flexibilité et d’adaptabilité. On constate que ce n’est plus le cas.

D’autre part, les oppositions qui ont été en mesure de gagner les premières élections dans la foulée du « Printemps arabe », notamment les Frères musulmans, n’avaient rien d’original à proposer sur le plan de la politique économique. Elles prônent la continuation de la même politique économique, celle qui a été pratiquée par l’ancien régime jusqu’en 2011. Ces oppositions ne prétendaient d’ailleurs pas se distinguer en matière de politique économique, mais uniquement en matière de moralité et de religion. Le troisième pôle, qui est malheureusement le plus faible sur le terrain – celui dont on aurait pu s’attendre à ce qu’il formule des politiques progressistes, c’est-à-dire la mouvance libérale et de gauche, ainsi que le mouvement ouvrier – n’a pas non plus mis l’accent sur la question sociale économique et n’a pas mis en avant des programmes de cette nature. Comme vous l’avez constaté à juste titre, il y a une très forte indigence sur ce terrain-là, et cela contribue à expliquer la faiblesse de ce troisième pôle. D’ailleurs sa faiblesse fait que la crise semble être sans issue, et au lieu de débouchés positifs à la crise régionale, le risque est très fort que l’on s’enfonce de plus en plus dans cette dégénérescence, dans cette descente aux enfers, dont on voit aujourd’hui un développement très inquiétant, notamment en Syrie, en Iraq, en Libye et au Yémen.

Comme vous le savez, la rente est l’objet de recherche de ce dossier. Quelle définition donnez-vous à la rente ? Quelles sont les différentes formes qu’emprunte l’économie de rente dans les pays arabes ?

Au sens le plus général, la rente désigne un revenu régulier qui n’est pas généré par le travail effectué ou commandé par le bénéficiaire. La rente relève en général d’un monopole sur des ressources terriennes, telles que le sol et le sous-sol et la localisation géostratégique. La forme dominante de la rente étatique dans la région arabe est la rente minière – pétrole, gaz et minéraux – qui est une variante de la rente foncière. S’y ajoutent des rentes géographiques comme les droits de passage ou péages (canal de Suez, pipelines, etc.), les rentes capitalistes dérivées des placements financiers et immobiliers et des investissements de portefeuille effectués à l’étranger. S’y ajoutent enfin les rentes stratégiques, c’est-à-dire les financements extérieurs que reçoivent les États pour une fonction militaire ou des considérations sécuritaires.

Comment l’économie de rente influence-t-elle le développement économique et démocratique des pays arabes ?

Nous avons dans cette partie du monde la plus grande concentration d’États rentiers de la planète. Je fais une distinction entre économie rentière et État rentier : un État rentier est un État dont une partie importante du revenu est de nature rentière ; de même pour une économie rentière. Or, on peut avoir des États rentiers dans une économie qui ne l’est que secondairement. Autrement dit, la proportion de la rente par rapport au revenu étatique, vu que c’est l’État qui absorbe la rente, peut être beaucoup plus importante que la proportion de la rente par rapport à l’économie du pays dans son ensemble. Toutes les économies de la région ne sont pas des économies rentières, loin de là, mais tous les États de la région sont pratiquement des États rentiers. Le fait caractéristique, c’est l’État rentier.

Les États rentiers sont des États qui ont les moyens de s’affranchir de la société civile, y compris de la société civile dans sa conception économique, du marché, de la rationalité économique ordinaire. Ces États rentiers sont en grande partie des États patrimoniaux, des États qui sont la propriété privée de familles et de groupes dirigeants ou néo-patrimoniaux. Ceux qui ne sont pas patrimoniaux sont néo-patrimoniaux, c’est-à-dire qu’ils se distinguent par une certaine autonomie de l’institution étatique par rapport au personnel dirigeant, mais avec un degré élevé de népotisme. Ces deux aspects combinés – la rente et le patrimonialisme – constituent une caractéristique principale de la région avec une concentration exceptionnelle à l’échelle mondiale de tels États.

Quand l’État obtient une partie importante de son revenu sous forme de rente, sans qu’il dépende de l’activité productive du secteur public, ni de celle du capitalisme privé, il est faiblement motivé pour jouer le rôle de moteur d’industrialisation et de développement économique, et cela aboutit à créer les conditions sociopolitiques que nous avons évoquées. Dans ce contexte, les capitaux privés vont chercher majoritairement le profit rapide. Ils vont s’orienter plutôt vers des investissements légers en ce qui concerne l’industrie, en visant un amortissement rapide de la mise initiale et la réalisation de profits à court terme, ou s’orienter massivement vers la spéculation. Ce qui explique que dans la région, contrairement à la norme des pays industrialisés, en voie d’industrialisation ou semi-industrialisés, on a un secteur de la construction, un secteur du bâtiment, qui emploie beaucoup plus de gens que le secteur industriel. Cette anomalie est due à l’importance de la spéculation foncière dans la région. Toutes ces constructions visent à réaliser des profits rapides. Tout cela est bien évidemment perdu pour l’économie productive dans la région. Les conséquences économiques sont considérables : chômage record, taux de croissance très bas, etc.

Avec la concentration d’États rentiers et patrimoniaux, on a également la plus grande concentration d’États despotiques dans la région arabe. C’est l’ensemble géopolitique le moins démocratique, celui où la souveraineté démocratique des populations est absente, quasiment partout. Il n’y a pas un seul État réellement fondé sur la souveraineté du peuple. Les libertés sont réduites, lorsqu’elles ne sont pas inexistantes. Cet ensemble de conditions est inséparable de la rente pétrolière, de cette richesse pétrolière qui caractérise la région et qui est la source de sa stagnation politique. C’est ce que j’appelle « la malédiction du pétrole ». Les hydrocarbures ont été jusqu’à maintenant une malédiction pour les populations de la région. Bien entendu, ces ressources pourraient en soi être extrêmement bénéfiques. On peut voir comment un pays comme la Norvège, qui est l’exemple le plus couramment cité, tire avantage de ses ressources pétrolières. Il s’agit là d’un système sociopolitique tout à fait différent de ce qui se trouve dans le monde arabe.

Plusieurs études ont montré que l’effet négatif des ressources naturelles sur la croissance économique est particulièrement fort dans les pays où les institutions sont faibles. Qu’en est-il pour les autres pays (le Maroc notamment) ?

Je ne crois pas que l’on puisse qualifier toutes les institutions étatiques régionales de faibles. Le Maroc, en particulier, est un pays avec un État fort. Je crois qu’il faut d’abord distinguer entre institutions démocratiques et non-démocratiques. C’est dans le cadre des institutions démocratiques que l’on peut alors faire la distinction entre fortes et faibles. Lorsque les institutions étatiques sont fondamentalement despotiques, tout dépend du degré de motivation du groupe dirigeant par rapport au développement du pays, que celui-ci soit riche ou pauvre.

Quel modèle de développement alternatif pourrait sortir le monde arabe de la crise ?

Si l’on part de la constatation factuelle que les programmes d’inspiration néolibérale, qui sont appliqués depuis trente ou quarante ans et sont axés sur le rôle central de l’investissement privé dans le développement, ont failli, et bien je crois que la conclusion qui s’impose, c’est qu’il faut radicalement changer de cap.

Les modèles de succès économique de l’Asie de l’Est – et je ne parle pas seulement de la Chine, même si la Chine est le pays qui bat les records de croissance – ont vu leur développement économique en grande partie déterminé par l’investissement public. Des pays comme la Corée du sud, Taiwan, etc., sont des pays qui ont connu une longue phase d’intervention énergique de l’État dans le développement économique.

Même si l’objectif était celui d’une économie où le capitalisme privé serait très dynamique. Il faudrait d’abord créer les conditions générales de cela, le monde arabe aurait besoin d’une phase transitoire de développement mené par l’État.

C’est ce qu’on appelle le « développementalisme ». L’État doit mettre en place les bases d’un développement économique industriel véritable. Il doit le faire dans des conditions qui ne sont pas celles du despotisme de la phase des économies étatiques arabes des années 1960, mais celles d’une participation réelle des sociétés dans la détermination des politiques publiques. C’est un changement démocratique de fond qui s’impose.

Ceci dit, même en l’absence de ce changement démocratique, si l’État, sans changer sa nature autoritaire, se lançait dans des programmes d’investissement économique à grande échelle pour créer des emplois, créer la base économique d’un décollage véritable de cette région, et si les capitaux issus du pétrole et du gaz étaient réorientés massivement vers des investissements de ce type, on pourrait sortir du blocage économique et social et engager la région sur la voie d’un véritable développement. Sauf que ce sont là beaucoup de « si » qui relèvent du miracle et de la transmutation. Il faut donc plutôt espérer qu’il puisse y avoir à moyen terme un changement démocratique positif dans l’ordre sociopolitique régional. À défaut de cela, l’alternative la plus réaliste et la plus plausible est tout à fait désastreuse.