Communication RSE : la double contrainte

Communication RSE : la double contrainte

Dans un contexte mondialisé, l’évolution des entreprises marocaines devient irréversible et s’évalue, aujourd’hui, par leur capacité à intégrer et à s’approprier des valeurs inhérentes aux normes internationales. Les « nouvelles » formes organisationnelles orientées vers la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) seraient aujourd’hui la nouvelle vague de normes du marché susceptible d’octroyer un positionnement éthique aux entreprises. La propagation de ces nouvelles formes organisationnelles serait la volonté de rompre avec les modèles managériaux caractérisés notamment par un déficit relationnel entre les entreprises et leur environnement écologique et social. La mise en route des normes ISO 14001 et 26000 dans les grandes entreprises marocaines attesterait de l’engagement effectif de ces entreprises dans une démarche qui dépasse le seul objectif d’exploitation du « bien », en l’occurrence les ressources naturelles, vers une logique de création et de renforcement du lien social. L’engagement des grandes entreprises marocaines dans ces « nouvelles » formes organisationnelles déclenche des recompositions organisationnelles et comportementales censées s’aligner sur les valeurs d’écoute, de proximité et de partenariat avec toutes les parties prenantes. Dans ce processus de changement global, la communication organisationnelle1 est interpellée pour informer et expliciter auprès de tous les acteurs le projet sociétal, afin de décliner les « nouvelles » valeurs RSE sous forme d’actions managériales. Cette mission de co-construction d’une stratégie RSE dans le contexte marocain qui incombe à la communication paraît problématique, car elle se déploie dans un environnement tributaire de pesanteurs héritées et de résistances qui sollicitent également une « nouvelle » grille de lecture et de « nouvelles » compétences de « partage de sens » et du « vivre-ensemble ». La posture de communicants qu’adoptent les entreprises dans le cadre de la RSE n’implique pas automatiquement un climat relationnel et convivial entre les entreprises et leurs parties prenantes, mais également une attitude motivée par des critiques et des reproches mutuels. À partir de la monographie de deux entreprises, une opérant dans le secteur de la cimenterie et l’autre dans le secteur des mines, nous mettrons en relief la nature de la communication qui s’amorce dans le cadre de la RSE et nous démontrerons ensuite que c’est la capacité des entreprises à gérer et à apprendre de ces attitudes belliqueuses qui serait le garant de la co-construction de l’agir communicationnel dont la RSE serait dépositaire. L’analyse de l’ensemble des entretiens s’est appuyée sur l’analyse thématique dont le but ultime est l’élaboration des cartes cognitives.

L’institutionnalisation d’une politique RSE 

Deux facteurs déterminants semblent avoir joué un rôle dans l’engagement des entreprises marocaines dans une politique RSE. Le premier est d’ordre mimétique : l’entreprise internationale des ciments opérant au Maroc était contrainte d’aligner et d’étendre ses procédures de travail, qui s’adossent sur la norme ISO 14001, à toutes ses filiales dans le monde. L’entreprise minière marocaine, bien que programmant un projet de RSE, était rattrapée par le Printemps arabe  qui l’a obligée à intégrer, dans l’urgence, une politique RSE dans sa stratégie. À l’aune de ces évènements, la réactivité de ces deux entreprises s’est déployée par l’action de repenser leurs relations à l’environnement écologique et social en intégrant la thématique du développement durable à leur stratégie. Le changement opéré dans ces entreprises est entièrement dédié à la communication institutionnelle : diffuser une image de l’institution qui n’est pas orientée uniquement profit et renforcer l’image de marque de l’entreprise en tant qu’acteur responsable, réellement soucieux des intérêts de la collectivité. Ces nouvelles orientations sont clairement formulées et institutionnalisées par l’engagement de leurs directions générales dans « la nouvelle » vision, exprimée dans des slogans à connotations communicationnelles, à savoir « écoute des parties prenantes », « proximité », « développement local » et

« co-construction de solutions avec toutes les parties prenantes ». La mission assignée au top management est de traduire cette vision en une culture organisationnelle, à travers la mobilisation et l’implication de tous les acteurs en interne et le dialogue avec les parties prenantes externes.

La communication sur la RSE

La diffusion de cette stratégie sur le terrain a mobilisé tout un dispositif de communication (formations, journal interne, affichages, etc.) visant des objectifs cognitifs : « faire-savoir » ou « faire connaître » la nouvelle mission des deux entreprises. Le processus d’appropriation par les acteurs internes de la nouvelle politique RSE s’est appuyé également sur des objectifs de « savoir-agir » par la formation du personnel aux bonnes pratiques d’hygiène, de sécurité au travail et de communication avec les riverains. Toutefois, après trois ans de fonctionnement par la RSE pour l’entreprise opérant dans le secteur de la cimenterie et une année pour l’entreprise des mines, notre enquête auprès des parties prenantes internes et externes nous révèle que les objectifs de la diffusion d’une politique RSE par les deux entreprises ne sont pas entièrement alignés sur les objectifs initiés par la vision stratégique. En effet, la disposition de communicateur vis-à-vis des parties prenantes des entreprises ne fait pas l’objet d’une « connaissance partagée » et d’un consensus par les parties prenantes internes et externes. Pour le personnel interne et plus particulièrement la base, l’information sur la RSE est appropriée en ce qu’elle apporte en matière d’ergonomie, de sécurité au travail et d’acquis sociaux pour le personnel (soins, logement, etc.). Certains acteurs internes expriment même une appréhension de cette ouverture de l’entreprise sur son environnement externe comme risque de les priver de leurs acquis. Selon le top management des deux entreprises, communiquer dans le cadre de la RSE est l’occasion pour le personnel interne d’exiger davantage et « encore » d’actions en leur faveur.

Les parties prenantes externes, notamment les associations, se positionnent comme des relais de communications entre les entreprises et les citoyens. Elles sont les canaux des entreprises susceptibles de diffuser la politique RSE. L’enquête a démontré qu’une partie importante du tissu associatif n’est pas informée sur le projet RSE des entreprises. Celles qui en sont informées affichent une attitude sceptique vis-à-vis de cette nouvelle démarche. Toutes les associations communiquent sur les deux entreprises par une attitude critique et les tiennent comme responsables de la pollution, du chômage et de tous les maux des territoires où elles opèrent. Pour toutes les parties prenantes, le lien des deux entreprises à leurs territoires est filial. Cette perception va structurer toute la communication sur ces entreprises. Une série de métaphores est mobilisée pour qualifier cette relation : « La mère  (l’entreprise) qui a veillé sur son bébé (la ville et les communes) et à un moment crucial, cette mère abandonne ce bébé à son sort incertain », « Le (procréateur) qui est né des richesses de la ville et qui va nier ses sources pour vaquer à l’enrichissement ».

La communication par la RSE

Les politiques RSE affichées par les deux entreprises visent la gestion du risque écologique, sanitaire et sociétale. Les actions dédiées à chaque secteur sont disproportionnelles. L’entreprise opérant dans les cimenteries focalise davantage sur la dimension écologique et sanitaire (construction de digues, réduction de la pollution et des risques au travail, etc.), l’entreprise opérant dans le secteur minier communique dans sa politique RSE par des actions de réduction de la pénibilité et de la pollution, de reboisement des zones exploitées et de traitement des eaux. Les actions à l’égard des populations locales restent des dons généreux (construction de mosquée, distribution de cartables et de vélos). Or, selon les parties prenantes externes, ces actions ne répondent en aucun cas aux besoins des villes et des communes qui se cristallisent autour du chômage des diplômés et des handicapés, l’analphabétisme, l’infidélité des couples, la violence conjugale, la pauvreté des femmes abandonnées ou divorcées, le vide auquel sont livrées les femmes au foyer. Les associations locales sont livrées à elles-mêmes pour gérer ces problèmes.

Par ailleurs, une politique de communication par la RSE est censée instaurer une culture RSE en impliquant toute la ligne managériale dans la conception et la réalisation d’actions vis-à-vis des parties prenantes. Certes, les acteurs internes s’approprient et accordent une légitimité aux actions RSE qu’ils réalisent dans la sphère de leurs activités de travail, comme l’hygiène et la sécurité, mais leur connaissance sur les actions destinées aux populations locales relèvent de l’informulé, voire même de l’ignorance. En effet, les deux entreprises informent le personnel sur leurs interventions au profit des populations locales via les journaux internes et les rapports annuels, mais l’absence d’une implication directe des acteurs internes dans ces actions décrédibilise ces actions auprès des parties prenantes internes ; selon des techniciens de l’entreprise minière : « Quand on entend à la radio une publicité sur les interventions de notre entreprise au profit des populations locales, on dit ironiquement que c’est le discours de la télé ». Ce déphasage entre l’information et l’implication dans la RSE à l’égard des parties prenantes externes handicape profondément le processus de conduite de changement par les cadres intermédiaires. Pour un cadre de l’entreprise de la cimenterie : « Nous commençons à vingt personnes un projet où les valeurs RSE sont déterminantes, nous terminons le projet uniquement avec dix personnes, car les dix autres personnes résistent à suivre ; par exemple, quand on donne des cours sur la communication avec les riverains, des personnes rétorquent que ce n’est pas après quinze ans qu’on va leur apprendre la politesse ». 

Éléments d’explication 

Les nouvelles reconfigurations dans les entreprises marocaines propulsées par la RSE appellent des processus organisationnels complexes. La maîtrise de ces processus dépasserait la dialectique élémentaire communication interne versus communication externe et centralisation versus décentralisation. Les évolutions organisationnelles récentes par la RSE sont interprétées comme une dislocation des frontières de la firme, qui se sont traduites par la référence à l’entreprise éclatée, aux structures malléables et aux contours flous. Les nouvelles formes organisationnelles orientées RSE se caractérisent par de nouveaux schèmes communicationnels qui fonctionnent dans le cadre d’une communication globale (institutionnelle, marketing et interne). En effet, le projet RSE dans les deux grandes entreprises marocaines sous-entend une démarche homogène délimitant un territoire idéal de l’entreprise. L’ambition d’imposer ce nouvel idéal aux diverses formes de communication est souvent détournée, dans les pratiques, par une approche managériale de la communication, c’est-à-dire un ensemble de procédés techniques à rationnaliser et à mettre en place.

La communication par et sur la RSE provoque une profonde dislocation des limites entre le « dedans » et le « dehors » de l’entreprise. Les acteurs en interne et les parties prenantes externes sont souvent sollicités à être « dedans/dehors », à construire un espace d’appartenance régi par des normes, règles, conventions, procédures qui dépassent la seule préoccupation managériale et artfactuelle2. La communication en tant que « partage du sens » et « mise en commun » sur la RSE est appelée à coordonner les points de vues et les actions, à convaincre et à motiver.

Dans le cadre de la communication par la RSE, la caractéristique principale de la relation et de l’interaction entre les entreprises et leurs parties prenantes réside dans la critique réciproque. Pour les cadres des deux entreprises, considérés comme médiateurs et leadership de la communication par la RSE : « Quoi qu’on fasse en termes d’actions citoyennes, le personnel et les citoyens ont développé une culture de la critique et non pas un feed-back de la valorisation et de la reconnaissance ». Pour les parties prenantes externes, l’attitude « d’écoute » et « de proximité » n’est qu’un leurre, car : « Aujourd’hui, on nous reçoit, on nous écoute, mais c’est tout simplement une nouvelle façon de nous dire “non” poliment ». La communication de certaines parties prenantes, notamment celle des associations, à l’égard des entreprises reste empreinte de rapports de force et de pression destinés à faire fléchir les entreprises à des doléances parfois idylliques et irréalisables. Il faut reconnaître que les relations des entreprises aux parties prenantes ont été toujours construites sur la base du don généreux et philanthropique qui a accoutumé les parties prenantes à recevoir et à se conforter dans cette attitude de passivité. Par ailleurs, l’analyse des entretiens révèle un discours de certains cadres des deux entreprises ponctué par des leitmotivs, comme : « Nous donnons… », « Nous aidons », « Nous offrons », qui témoignent de la difficulté d’arracher les perceptions à la représentation de l’entreprise comme un « bienfaiteur »
vis-à-vis des parties prenantes.

La nature de la relation entre les entreprises et les parties prenantes est conçue sur la base d’une communication spontanée et non volontariste. En effet, les entreprises avant la RSE communiquent avec le tout-venant ; aujourd’hui, dans le cadre de la RSE, elles communiquent prioritairement avec les associations. Or, la prolifération des associations sur les territoires où opèrent les entreprises est incontrôlée et la grande majorité des associations fonctionnent de manière anarchique : sans aucune structure, programme ou projet. L’un des résultats problématiques de nos investigations a démontré que la relation entre les entreprises et les parties prenantes génère des controverses (Latour, 1989)3 qui créent souvent un statu quo communicationnel. Or, le dispositif de communication par et sur la RSE consisterait, selon nous, à concevoir un processus de diffusion et d’appropriation de la RSE qui se construirait en fonction des difficultés de compréhension de la logique RSE, des tensions et des résistances qui émergent.

Le malentendu

Si le projet RSE des deux entreprises soumises à l’enquête se réfère principalement à la construction d’une relation d’intercompréhension par le déploiement d’une stratégie de communication, il est aujourd’hui dans une phase de crise. Les dispositifs de la médiation et de la communication sur et par la RSE sont conçus en terme de moyens pour transmettre une vision claire et cohérente. La forme organisationnelle qui en découle est un artefact RSE, qui permet de déterminer le contenu de la RSE, mais ne précise pas « comment » ce contenu d’informations se forme comme un comportement et comme action. Communiquer, dans le cadre de la RSE, ne se réduit pas à la conception d’information à transmettre aux parties prenantes, mais c’est les faire participer, par des échanges, à la construction d’une définition collective des situations, des problèmes rencontrés et de leurs solutions possibles. Le « faire comprendre » réciproque est le principal handicap faisant obstacle à l’émergence d’une stratégie de communication RSE. En effet, l’émergence entre l’entreprise et les parties prenantes de questions réciproques sur les divergences de percevoir et de pratiquer la RSE, sur le pourquoi et le comment de ces différences a révélé des divergences notées entre non seulement les manières de travailler dans le cadre de la RSE mais également les manières de voir la RSE. L’implication de tous les acteurs, la prévision et la dissipation de leurs appréhensions constituent le fondement même des actions de communication et de codification de la RSE. Ainsi, la communication sur la RSE englobe à la fois un « contenu » et une « relation ». La transmission du contenu est dépendante de la nature des relations. Il s’agit d’une communication sur la communication ou pour reprendre le concept de Watzlawick, c’est une « métacommunication »

 

 

Bibliographie

  • Cochoy (Franck), « De F”AFNOR” à ”NF” ou la progressive marchandisation de la normalisation industrielle », Réseaux, vol.18, n°102, 2000, pp. 65-89.
  • Dubois (Michel) et al., « Participation dans la démarche qualité et confiance sociale » , Science de la société, n°46, février 1999, pp. 49-65.
  • Gioda (Dennis A.), Chittipeddi (Kumar), “Sensemaking and Sensegiving in Strategic Change Initiation”, Strategic Management Journal, vol. 12, n°6, 1991,pp. 433-448.
  • ISO 14001, Management environnemental - Exigences et lignes directrices pour son utilisation. Deuxième édition parue le 15 novembre 2004.
  • ISO 26000, La Responsabilité Sociétale des Entreprise, 2010.
  • Latour (Bruno), La Science en action, La Découverte, Paris, 1989.
  • Le Moënne (Chistian), « Présentation », Science de la société, n° 50/51, mai-octobre 2000, pp. 21-24.
  • Zarifian ( Philippe), « La confrontation aux événements : entre sens et communication », Science de la société, n° 50/51, mai-octobre 2000, pp. 107-127.
  • Watzlawick (Paul), La nouvelle communication, Seuil, Paris, 1981.
  • Weick (Karl E.), Karlene (H. Roberts),”Collective mind in Organisations. Heedful interrelation on flight decks”, Administrative Science Quarterly , 38, 1979, pp. 357-381.

 

  1. Envisagée par Le Moënne C. (2000) comme : « une démarche scientifique qui recouvre des pratiques et des processus extrêmement divers attestés par l’existence de traces, de dispositifs et de matériaux, mais qui ne sont pas tous considérés par tous ceux qui les mettent en œuvre comme relevant de pratiques ou de processus communicationnels ».
  2. Un artefact est défini comme un système d’entrée/sortie. L’entrée est constituée de variables d’environnements et/ou de commande, la sortie par la ou les variables qui caractérisent les objectifs à atteindre.
  3. Latour (Bruno), La Science en action, La Découverte, Paris, 1989.
  4.