Zéro-déchet : les mirages de l’économie circulaire

Zéro-déchet : les mirages de l’économie circulaire

Auteur : Baptiste Monsaingeon

Baptiste Monsaingeon s’inquiète d’un discours sur le recyclage des déchets qui laisse inchangée une économie fondée sur la surproduction.

450 000 à 500 000 tonnes de déchets se retrouvent en mer chaque année, majoritairement issues de la filière de l’emballage agroalimentaire. 275 millions de tonnes de plastique inondent les océans, au point qu’à la fin des années 1990, l’océanographe Charles Moore avait identifié le Great Pacific Garbage Patch, une soupe détritique composée surtout de plastiques et formant un continent vaste comme trois fois la France. Le traitement des déchets constitue un marché mondial de 300 milliards d’euros, dont 150 milliards visent les déchets ménagers qui ne représentent que  4 % de la masse totale. Face à cette menace que représente un volume très lentement dégradable des matières plastiques, un discours alarmiste prétend faire face à la « crise des déchets » et enjoint à chacun la responsabilité du « bien jeter », pour mettre en place une économie circulaire recyclant ses déchets. Le sociologue français Baptiste Monsaingeon, chercheur postdoctoral à l’Institut français Recherche Innovation Société (Ifris), qui a participé en 2009 à la première expédition pour identifier les concentrations de débris plastiques en Atlantique Nord et a été membre du conseil scientifique de l’exposition Vies d’ordures au Mucem de Marseille, revient sur les tenants et aboutissants de ce discours. Pour lui, la masse de déchets est significative de notre basculement dans l’Anthropocène : « C’est plutôt à travers sa comparaison avec l’Homo œconomicusque je propose de réfléchir à ce que pourrait être Homo detritus », explique-t-il, tout en expliquant que son titre est emprunté au sociologue Stéphane Le Lay, spécialiste de la question. « Miroir en négatif de la rationalité humaine, érigée en principe structurel de l’économie de marché, Homo detritus pourrait être devenu l’héritier du « consommateur idéal » imaginé par quelques économistes néoclassiques du XIXème siècle : un « jeteur idéal », en somme. »

Approche gestionnaire

Dans ce bref essai qui mêle approche économique, sociologique et philosophique, Baptiste Monsaingeons’inquiète de l’emploi d’arguments écologiques incitant à « bien jeter », pour masquer le véritable problème : la structure économique, fondée sur la croissance incessante et générant une surproduction risquant d’asphyxier la planète. « Aujourd’hui, ce qui structure l’essentiel de ce « langage d’exhortation réciproque », ce sont ces arguments écologiques, qui, utilisés pour réorganiser nos relations aux déchets, sont devenus des sources déterminantes de coercition morale et politique. » Or  « ces arguments ont davantage servi à  participer au maintien de l’ordre social, sur le mode de l’adaptation, plutôt qu’à penser les moyens de sa réforme comme de sa critique. » On en arrive même à l’absurde. La Suède, qui a réduit considérablement sa production de déchets, est obligée d’importer des déchets pour continuer à faire tourner de façon rentable les immenses usines d’incinération qu’elle a construites. Depuis les années 1970, observe l’auteur, s’est imposé un « environnementalisme de marché » au détriment de recherches de solution de régulation publique. « Plutôt qu’une véritable écologisation du social, défendant « qu’une existence soutenable et épanouissante présuppose des changements radicaux dans notre relation avec le monde naturel non humain, et dans nos modes de vie sociaux et politiques », l’environnementalisationdes déchets « défend une approche managériale des problèmes environnementaux convaincu par la croyance que ceux-ci peuvent être résolus sans changements fondamentaux dans les valeurs présentes ou dans les systèmes de production et de consommation », explique-t-il, citant le politiste Andrew Dobson. L’obsession de la rentabilité aboutit même à établir une sorte de classement des « bons élèves de la pollution », en encensant les États-Unis, responsables de0,9 % des déchets plastiques mal gérés mondiaux et en vilipendant la Chine, qui en génère 30 %. Pour l’auteur, c’est une politique d’« optimisation duwaste management », alors qu’il faut agir sur deux fronts : optimiser en effet lewaste management dans les pays du Sud, mais aussi réduire la production de déchets au Nord.

Pour BaptisteMonsaingeon, ce discours du « bien jeter » est dangereux car il masque le problème de fond et occulte la question de l’échelle des actions. « Cette politique de petits geste s’inscrit donc tant comme un moyen pour redistribuer les responsabilités propres à l’action publique, au sein même de l’espace domestique, que comme argument pour faire de l’action routinière un acte de socialisation. Pourtant, entre enjeux globaux et pratiques domestiques, un gouffre intermédiaire subsiste : « mettre l’accent sur les « petits gestes » évacue aussi la question des grands choix. » Bien jeter, en somme, pour mieux oublier et se griser à l’utopie d’un monde sans restes.

Mais, s’interroge l’auteur, « de quoi le zéro-déchetest-il le nom ? »Le statut même du déchet est en effet un révélateur des impensés de la société. Baptiste Monsaingeon rappelle que le problème n’existait pas en tant que tel avant l’ère industrielle, avant l’avènement de la civilisation du plastique et du prêt-à-jeter érigé en moteur de croissance. Il souligne le fait que les politiques de régulation et de gestion se sont focalisées sur le plastique, au détriment de la part putrescible du déchet – biodéchet dont se sont emparés des groupes pour développer des alternatives aux approches industrielles centralisées de gestion de l’ordure. Car derrière cette centralisation, demeure l’idée moderniste d’être « maître et possesseur de la nature » : l’éco-citoyen, en s’adonnant au recyclage, prend en charge la disparition de la charge d’immonde. « Rationalisée, optimisée, la gestion contemporaine des rebus peut être vue comme un processus de désenchantement où la souillure tend à perdre sa dimension symbolique et se réduire à sa dimension toxologique. » Un storytelling qui occulte ce que ces pratiques génèrent comme inégalités sociales. La volonté d’éradiquer les déchets semble pathologique : « Le déchet est ce qui pose problème au déploiement, sans limite, de la vie. Vie qui ne se laisse plus définir à travers le prisme de son indépassable finitude. Autrement dit, ici, la mort n’est plus un phénomène naturel : elle est une affection dont il s’agit de guérir. » « Il serait trompeur de réduire l’histoire récente du déchet à celle d’une prise de conscience d’un problème écologique lié aux phénomènes de mise au rebut », conclut Baptiste Monsaingeon, qui énumère les initiatives (freeganisme,gratuiteries, etc.) critiquant la surproduction et prônant un autre rapport à ce qui reste. Afin que l’anthropocène ne se réduise pas au « poubellocène »…

 

Par Kenza Sefrioui

Homo détritus, critique de la société du déchet

Baptiste Monsaingeon

Seuil, collection Anthropocène, 288 p., 250 DH