Fadma Ait Mous
Fadma Ait Mous est actuellement professeure-chercheure au Département de Sociologie à la faculté des Lettres et des Sciences Humaines Ain Chok (université Hassan II de Casablanca). Elle assure la coordination scientifique du Centre Marocain des Sciences Sociales (CM2S) de la même université...
Voir l'auteur ...Yasmine Berriane
Yasmine Berriane est enseignante-chercheuse à l'Université de Zürich (URPP Asia & Europe) et titulaire d'un doctorat en science politique de l'IEP de Paris. En 2013, sa thèse de doctorat est parue sous forme de livre aux éditions Jacques Berque sous le titre Femmes,...
Voir l'auteur ...Terres collectives et inégalités : le combat des soulaliyates
Pourquoi ils nous appellent les soulaliyates ? C’est parce que nous sommes les propriétaires de cette terre. Nous y sommes nées. Nous tenons la soulala de père en fils2
Les terres collectives : l’exclusion des femmes des listes d’ayants droit
Selon la définition officielle, « les terres collectives sont celles qui appartiennent collectivement à un groupement d’habitants faisant partie d’une même origine et descendant d’une même ethnie ». Ces terres sont régies par une série de textes législatifs dont le plus important est le Dahir de 1919 qui organise la tutelle administrative de ces biens collectifs et en réglemente la gestion et l’aliénation. À travers ce texte de loi, les terres collectives sont soumises à la tutelle du ministère de l’Intérieur. Au niveau de chaque collectivité, la gestion des terres revient à l’assemblée de délégués et à ses principaux représentants, les nouabs. En se référant à la fois aux textes de lois et à l’ensemble des règles coutumières propres à chaque collectivité, ces derniers établissent les listes des ayants droit, gèrent la résolution de conflits et exécutent les décisions du Conseil de tutelle.
Malgré les différences de pratiques observables d’une collectivité à l’autre, on retrouve une particularité commune : le droit d’exploitation et d’usufruit n’est généralement octroyé qu’aux chefs de famille de sexe masculin, et ce, même si, d’une collectivité à l’autre, le degré et les modalités de cette exclusion peuvent varier. Cette pratique renvoie à une stratégie de survie des collectivités soucieuses d’assurer l’exploitation des terres et d’éviter qu’elles soient incorporées par d’autres collectivités à la suite du mariage d’une femme de la tribu avec un homme appartenant à une autre collectivité. Si les femmes sont exclues du partage de la terre, elles peuvent pourtant en bénéficier de manière indirecte par leur lien au groupe. Ainsi, dans certains cas, une veuve peut, par exemple, recevoir la part impartie à son fils, tant que ce dernier est encore enfant. En tant que fille, sœur ou épouse d’un chef de famille mâle, elles peuvent indirectement bénéficier d’une part des récoltes par le lien qui les lie à ce dernier. Cette forme de solidarité familiale est pourtant toute relative car elle dépend largement du bon vouloir des hommes de la collectivité. Par ailleurs, en cas de mariage avec un membre étranger au clan, les femmes perdent automatiquement tout droit à une part de la récolte.
Sous la pression de l’expansion urbaine et démographique, ou encore de la multiplication de projets touristiques et immobiliers, cette situation change dès la fin des années 1990. Estimées aujourd’hui à près de 15 millions d’hectares, les terres collectives représentent en effet un important réservoir foncier et un enjeu économique de poids3. Bien que le Dahir de 1919 stipule que ces terres sont « imprescriptibles, inaliénables et insaisissables », des textes de loi parus par la suite introduisent des règles et des exceptions permettant leur cession. En échange des terres ainsi cédées, les membres des collectivités reçoivent différentes formes d’indemnisations : des équipements, de l’argent ou encore des parcelles équipées pour y construire une maison.
La distribution des compensations se fait sur la base de listes d’ayants droit établies, au moment de chaque cession de terre, par l’assemblée des délégués représentée par les nouâbs. En se référant aux pratiques qui excluent les femmes du partage de la terre, ces derniers réservent de manière quasi systématique ces listes aux hommes de la collectivité, écartant par là les femmes. Dans certaines régions du pays, ces cessions ont eu des conséquences dramatiques dans la mesure où les terres en question étaient encore utilisées et habitées. Alors que les hommes recevaient des indemnisations leur permettant de s’installer ailleurs, les femmes vivant seules se retrouvent dans des situations précaires et sont amenées à migrer vers les villes et à trouver refuge dans des bidonvilles. Plusieurs articles de presse ont mis en avant des histoires de vie de soulaliyates ayant vécu des drames sociaux suite à ces changements4.
Le mouvement des soulaliyates
Le mouvement des soulaliyates prend naissance en 2007 lorsque l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM) accepte de soutenir la cause d’un groupe de femmes de la collectivité des Haddada (Kénitra) venues se plaindre de l’injustice qu’elles subissent depuis plusieurs années : à chaque cession de terres, leurs frères reçoivent des indemnisations dont elles restent exclues. À la tête des femmes des Haddada se trouve Rqia Bellot, une ancienne fonctionnaire à la retraite vivant à Rabat. Après avoir accepté de soutenir ces dernières, l’ADFM et Rqia Bellot contactent des femmes d’autres collectivités. Peu à peu, l’initiative des femmes de la région de Kénitra se transforme en mobilisation nationale qui revendique le droit de toutes les femmes des tribus du Maroc à bénéficier de la répartition des terres collectives.
Dans le cadre de cette collaboration, les femmes des collectivités se chargent de convaincre leur entourage, de se procurer les informations, d’envoyer des lettres de plainte aux autorités et de prendre part aux manifestations, aux conférences de presse et aux réunions avec les autorités locales, autrement dit, de donner un visage et une voix au mouvement. Quant à l’ADFM, soutenue par le Forum des Alternatives Maroc (FMAS), elle se charge de faire le suivi et d’organiser des rencontres de sensibilisation et de formation en matière de leadership féminin, de plaidoyer, de mobilisation et de communication. Elle apporte son soutien lors de la rédaction des courriers officiels, organise les principales manifestations et intervient directement auprès des autorités publiques en charge du dossier. Par ailleurs, l’organisation crée un réseau associatif, organise des conférences de presse, participe à des émissions télévisées pour sensibiliser le public aux revendications du mouvement et contribue à la production de documentaires et d’articles. Enfin, en mars 2009, elles soutiennent six soulaliyates qui saisissent le tribunal administratif de Rabat pour interpeler l’État en la personne du Premier ministre et le ministre de l’Intérieur en sa qualité de tuteur des terres collectives pour revendiquer la suspension des cessions des terres collectives et pour protester contre l’exclusion des femmes lors des indemnisations.
Le mouvement des soulaliyates mobilise plusieurs référentiels pour légitimer ses revendications. Bien qu’au niveau local, le droit des femmes à l’héritage tel qu’il est garanti par l’islam est mentionné par les femmes de certaines collectivités pour donner du poids à leurs revendications, cet argument est quasiment absent des référentiels mobilisés au niveau national. Il semblerait que ce choix stratégique vise à écarter les revendications des soulaliyates du dossier épineux qui est celui de la réforme des textes de loi régissant l’héritage et donc d’éviter un enlisement de la question.
Parmi les éléments les plus centraux de l’argumentaire développé dans le cadre de la mobilisation des soulaliyates, on distingue tout particulièrement la référence au principe d’égalité des sexes tel qu’il est formulé dans la Constitution et dans les conventions internationales signées par le pays. Une deuxième référence de poids est celle de la soulala, c’est-à-dire le lien qui unit les femmes ‒ par leur père ‒ à la collectivité et aux terres collectives. Cet argument, qui repose sur la coutume, part de l’idée que l’existence de ce lien généalogique fait d’elles – à l’instar de leurs frères – des membres de la collectivité et, par conséquent, des ayants droit légitimes au moment du partage des indemnisations. Autrement dit, le mouvement des soulaliyates développe ici un concept d’égalité sociale basé sur l’idée d’une descendance patrilinéaire commune. Ce lien généalogique a d’ailleurs donné son nom à la mobilisation : les soulaliyates étant les femmes liées par la soulala à une collectivité exploitant des terres collectives.
On compte aussi de très nombreuses références à la distinction entre rôles masculins et féminins et aux valeurs sociales qui les sous-tendent. Ainsi, les femmes mobilisées dans le mouvement mettent en avant l’idée que les femmes ont toujours pris en charge les mêmes tâches que les hommes : que ce soit en exploitant la terre, en prenant soin des parents ou en travaillant pour subvenir aux besoins de leur famille. Par conséquent, elles critiquent la validité des représentations qui excluent les femmes des listes d’ayants droit en associant les fonctions de chef de famille et d’exploitant de la terre à celles des hommes. Précisons que cet argument qui déconstruit et questionne les représentations communes en les confrontant à la réalité vécue par les femmes au quotidien, est intimement lié à un tout autre argument qui repose sur l’idée que les hommes, en leur qualité de frères et de « pourvoyeurs », se doivent de soutenir les femmes de leur famille en leur donnant une part des indemnisations.
Des résultats ambivalents
Le 23 juillet 2009, le ministère de l’Intérieur publie une première circulaire adressée au wali de la Région d’El Gharb-Chrarda-Béni Hssen et Gouverneur de la Province de Kénitra, l’informant que cette dernière a été choisie « comme Province pilote » dans laquelle il s’agira « d’engager, dans les meilleurs délais possibles, des concertations avec les collectivités en instance de distribution de produits de cession » afin de « permettre aux femmes de figurer, au même titre que les hommes, dans les listes d’ayants droit. » À la suite de cette décision, 792 femmes de Qasbat Mehdia reçoivent, en novembre 2009, la part restante de l’argent versé à la collectivité lors de l’une des précédentes transactions. Cette somme d’argent reste minime en comparaison aux indemnités reçues par les hommes au préalable mais elle a une très forte valeur symbolique dans la mesure où elle représente une première en la matière. Dès octobre 2010, une deuxième circulaire du ministère de l’Intérieur adressée aux walis et gouverneurs de toutes les régions du pays reconnaît le même droit à toutes les femmes des terres collectives du Maroc. Enfin, une troisième circulaire publiée en mars 2012 apporte des précisions additionnelles permettant une meilleure mise en œuvre de ce processus.
La publication de ces circulaires représente certes un pas crucial sur la voie de l’inclusion des femmes sur les listes d’ayants droit et un premier succès pour le mouvement des soulaliyates. Mais ces textes ne règlent la question qu’en partie dans la mesure où la mise en application est ralentie par une multitude d’obstacles. Précisons tout d’abord qu’une circulaire n’a pas valeur de loi : c’est avant tout un moyen de communication interne entre le service central (ici le ministère de l’Intérieur) et les services territoriaux. Par ailleurs, il semblerait que dans plusieurs régions du pays, l’information n’ait pas été réellement diffusée auprès des autorités locales et des délégués de tribus qui seraient d’ailleurs nombreux à rejeter ces circulaires. La mise en pratique bute enfin face à la multiplicité des conflits, rivalités et parties impliquées dans la mise en application de ces directives au niveau local. La majeure partie de ces conflits sont liés à la mise en place des listes d’ayants droit. Ainsi, la mobilisation se poursuit
1. Ce texte est basé sur une recherche menée dans le cadre du programme de recherche ANR Anthropologie du droit dans les mondes musulmans, africains et asiatiques (ANDROMAQUE). L’article rendant compte des résultats complets de cette recherche est en cours de complétion.
2. Intervention de Mennana Shiseh, l’une des porte-parole du mouvement, dans « Les soulaliyates et les terres collectives », documentaire produit et diffusé par l’ADFM. Mennana y emploie l’expression « men ljedd le-l-jedd » que nous avons traduite ici par « de père en fils », mais qui signifie littéralement « de grand-père en grand-père ».
3. Pour plus de détails voir
http://www.terrescollectives.ma/
4. Lire par exemple : Deback Z. Femmes. Au nom de toutes les Soulaliyate. In : Telquel n°396 : http://www.telquel-online.com/archives/396/mag1_396. shtml