Réinventer le rapport pour dire « nous »

Réinventer le rapport pour dire « nous »

Auteur : Jean-Luc Nancy

Frédéric Neyrat, philosophe spécialiste de biopolitique, s’intéresse à la pensée politique de Jean-Luc Nancy, qui remet le commun au cœur de l’existant.

Lecteur de Derrida, Althusser ou encore Deleuze, le philosophe français Jean-Luc Nancy a construit, dans son œuvre prolixe, une pensée remettant en cause la systématicité moderne, notamment « la destruction du monde que génère l’économie du capital ». C’est cet aspect profondément politique qu’explique Frédéric Neyrat, qui, lui, s’intéresse à la biopolitique, c’est-à-dire à la manière dont le pouvoir façonne la vie des gens.

Dans ce petit livre, qui intéressera les passionnés de philosophie aguerris à une certaine aridité conceptuelle, la question de fond est « comment est-il encore possible de dire « nous » ? » Pour Jean-Luc Nancy, la solution est ce que Frédéric Neyrat appelle un « communisme existentiel » : il considère en effet le communisme comme la « « vérité » de la démocratie ». Il ne s’agit pas du communisme au sens politique, tel qu’expérimenté dans l’histoire, mais dans un sens ontologique. Jean-Luc Nancy a une conception inédite de l’existentialisme : un « existentialisme radicalisé ». Pour lui, il n’est pas de transcendance qui ne soit celle de « l’être-au-monde de tous les existants, la transcendance de l’exister lui-même ». Adhérant à la pensée de Lucrèce et à sa théorie du clinamen permettant la rencontre des atomes, le philosophe va plus loin. Il pense qu’« il n’y a pas d’abord un existant, puis des relations entre cet existant et les autres, il y a formation d’existence par et dans les relations avec les autres ». La communauté et le partage sont donc premiers. « Une pensée de l’existence, de l’ex et de l’ex-position, ne peut que refuser l’idée selon laquelle tout resterait à l’intérieur. Au contraire, tout commence par la position originaire d’un au-dehors ». Que l’être humain se croie intouchable et puisse « détruire un monde auquel, en définitive, il croit ne pas appartenir » est donc inadmissible. Ainsi, « les existences comme telles ne sont pas des atomes, des individus clos sur eux-mêmes, elles sont originairement en rapport », explique Frédéric Neyrat, qui se propose d’étudier « ce communisme en matière d’être, ses racines et ses implications politiques ».

 

Les dangers de l’archi-économie

Il s’agit en effet de repenser le lien social, pour « lutter contre tout individualisme, tout ce qui tend à fermer absolument les existences sur elles-mêmes ». Pour Jean-Luc Nancy, « l’interconnexion généralisée de tout avec tout peut conduire au pire, aux épidémies comme aux crises financières systémiques ». Sa préférence va au concept de « rapport », car ce qu’il refuse, c’est surtout l’équivalence de tout avec tout, « l’aplatissement de toutes les différences » dans une « struction » qui n’est qu’une juxtaposition dépourvue de sens. Or, explique Frédéric Neyrat, « collaborer à la juxtaposition, c’est considérer que tout ce qui est peut être défini sur un même plan, horizontalement, à la manière d’objets qu’on pourrait accumuler selon le modèle d’une liste : un ours blanc, une centrale nucléaire, un sans-papier, un téléphone portable… Dans une telle perspective, tout devient plat, objet, équivalent ». Il faut au contraire penser l’écart, laisser place au « jeu – dans tous les sens du terme » au cœur de ce qu’on croyait immuable et coupé de toute altérité. La pensée de Jean-Luc Nancy repose sur cette place accordée à l’hétérogène. Pour lui, « chaque être est « singulier pluriel », soi et plus que soi », car « toute existence est co-existence ». C’est cette pensée de l’hétérogénéité qui permet d’établir le rapport et qui rend possible la formulation d’un « nous » qui fasse droit aux singularités sans les rendre équivalentes.

En posant la question de l’être-en-commun, c’est en fin de compte au capitalisme que s’oppose Jean-Luc Nancy, plus précisément «  à l’équivalence des particularités que génère le capitalisme ». Car le capitalisme impose une « archi-économie », il repose sur « la valorisation de ce qui est déclaré substituable »Il « réduit la singularité à la particularité et la circulation ontologique de l’être et du sens aux transactions marchandes »Il constitue donc un danger, par la « diffusion totalitaire » dans tout le corps social de sa pensée faisant que « tout devenait économique ». Dans son essai sur L’équivalence des catastrophes (Après Fukushima) (éd. Galilée, 2012), Jean-Luc Nancy met à jour les dangers de cette archi-économie et approfondit la pensée de Marx : « Marx, en formalisant la question de l’équivalent monétaire, énonçait en fait « plus que le principe de l’échange marchand », il découvrait que la valeur de nos sociétés est l’équivalence », explique Frédéric Neyrat. Or, si tout est équivalent, la démocratie se réduit à « la gestion impuissante de la struction ».

Pour contrer cette équivalence, le philosophe rappelle la pensée humaniste d’Erasme, pour qui « L’homme ne naît pas homme, il le devient ». Il propose de « ne plus penser la liberté comme fondement de substitution » mais de « d’abord l’envisager comme un fait ». Jean-Luc Nancy cherche à revivifier le concept de démocratie en pensant une « « démocratie nietzschéenne » qui nous rendrait à nouveau capable de dire « nous » ». L’étape fondatrice, indispensable, pour ce faire est donc de repenser le rapport, en « laissant une place à l’inéquivalence ». L’objectif n’est pas de « refonder une hiérarchie, mais une égalité ouverte sur et par l’incommensurable », sur un « communisme de l’inéquivalence ». Pour Jean-Luc Nancy, « démocratie est le nom de ce qui nous oblige à penser ensemble le dis(sensus) et le con(sensus). Démocratie nous oblige à penser le dis – la distance, l’écart – de façon ontologique avant de le penser en terme politique ». Grand lecteur de Rousseau, pour lui, « le contrat social est anthropologique avant que d’être politique », il a en vue « bien plus une civilisation, une manière d’envisager l’homme en commun, qu’une politique ». Et c’est cette réflexion en profondeur qui permet de refonder une politique sans tomber dans le danger inverse que serait le fait de « mettre en forme une archi-politique de l’identité ».

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Le communisme existentiel de Jean-Luc Nancy

Frédéric Neyrat

Éd. Lignes, collection Fins de la philosophie, 80 p., 13 €