Prix nobel americain et DVD marocain

Prix nobel americain et DVD marocain

En 2001, Georges Akerlof recevait, avec Joseph Stiglitz et Michael Spence, le prix de la banque de Suède en économie en mémoire d’Alfred Nobel, pour ses travaux sur le fonctionnement des marchés en situation d’asymétrie d’information et l’impact de ses recherches sur la théorie des contrats. La contribution d’Akerlof a été majeure dans la modélisation des comportements des individus lorsque l’une des principales hypothèses de l’économie classique, l’information parfaite entre tous les individus, est remise en cause. L’un des principaux articles d’Akerlof, devenu une référence, analyse cette problématique sur un exemple simple et très éclairant : le marché des voitures d’occasion.

LA SÉLECTION ADVERSE D’AKERLOF

L’idée de départ est simple : pourquoi, dès que vous achetez une voiture neuve et que vous voulez la revendre dans la journée suivante, son prix chute-t-il autant, dans une mesure qui n’est pas proportionnelle à la dégradation de la qualité ? Akerlof modélise la situation par ce qu’il nomme un phénomène de sélection adverse. Il analyse la situation comme suit : le marché des voitures d’occasion est composé de nombreux vendeurs et acheteurs (avec un nombre supérieur d’acheteurs). Deux types de qualité de voiture (du même modèle) sont mises sur le marché : une qualité B élevée, et une mauvaise qualité M.

On suppose que le vendeur connaît la vraie qualité de sa voiture, alors que l’acheteur ne la connaît pas et en a juste une idée statistique (il sait qu’en moyenne, x% des voitures sont de bonne qualité et (100-x)% sont de mauvaise qualité). On suppose également que le vendeur ne peut pas vendre sa voiture en dessous de 50 000 DH si elle est de mauvaise qualité, et de 100 000 DH si elle est de bonne qualité. D’un autre côté, on suppose que les acheteurs ne peuvent donner plus de 70 000 DH pour une voiture M, et plus de 130 000 DH pour une voiture B. On suppose qu’il n’y a qu’un seul prix de marché offert par les acheteurs pour les deux types de voiture.

A priori, les acheteurs envisagent d’offrir (au plus) comme prix la moyenne des deux prix pondérée par la proportion de voiture de chaque type sur le marché :

x%*130 000 + (1-x%)*70 000.

Le problème est que, s’il y a trop de voitures de mauvaise qualité par rapport aux voitures de bonne qualité (si x est élevé), ce prix sera inférieur à 100 000 DH et les vendeurs de voitures de bonne qualité ne vendront pas. Voilà pourquoi les acheteurs vont finalement supposer qu’il n’y a sur le marché que des voitures de mauvaise qualité, et qu’ils vont proposer au maximum 70 000 DH comme prix. Par conséquent, seuls les vendeurs de voitures de mauvaise qualité seront prêts à vendre : en l’absence de garanties sur la qualité du produit, la mauvaise qualité chasse la bonne qualité du marché.

DE LA VOITURE AU DVD

Or il se trouve que, une fois n’est pas coutume, la science économique aurait pu prévoir grâce à cette théorie quelques conséquences probables de l’opération DVD au Maroc. En 2004 l’opération fut initiée par le gouvernement pour encourager les fonctionnaires à quitter leur emploi contre une compensation financière (qui atteignait en moyenne 28 mois de salaire), avec pour objectif de diminuer les dépenses publiques, de réduire les disparités géographiques (en encourageant les départs à Rabat et à Casablanca spécifiquement) et de rajeunir l’administration (en favorisant le départ des fonctionnaires plus âgés). Un an plus tard, le ministère publiait un bilan arguant que ces objectifs étaient atteints avec, pour preuves, des statistiques détaillées sur les aspects démographique (population des bénéficiaires) et financier (impact pour l’Etat) de l’opération. Le coût total de la campagne a finalement été chiffré à 11 milliards de dirhams, les économies en terme de masse salariale (moins les manques à gagner fiscaux) se montent, en valeur actualisée, à 26 milliards de dirhams, d’où un gain actualisé net chiffré à 15 milliards de dirhams, soit environ 3% du PIB marocain en 2005.

Mais quelle est ici la relation à la théorie d’Akerlof ? Le problème est que l’évaluation d’impact citée plus haut ne prend en compte que des aspects comptables et financiers purs et néglige les externalités (positives et négatives) que cette opération a eues sur l’économie et la société. Et notamment, il se peut que l’on ait eu ici, comme le prédisait l’article d’Akerlof, un phénomène de sélection adverse qui a fait que seuls les fonctionnaires les plus compétents et les plus expérimentés ont quitté la fonction publique. Prenons l’exemple de l’éducation ou de la santé et essayons d’y appliquer le modèle d’Akerlof, avec quelques hypothèses simplificatrices.

Supposons qu’il existe deux types de fonctionnaires (professeurs, médecins), les uns, compétents et les autres, moins compétents. Les deux sont salariés de la fonction publique et travaillent dans les établissements scolaires ou hospitaliers publics. Supposons (ce qui est réaliste) que les fonctionnaires compétents ont des alternatives dans le secteur privé et que les moins compétents n’en ont pas. Les fonctionnaires moins compétents sont donc moins facilement disposés à abandonner leurs postes dans la fonction publique, alors que les fonctionnaires compétents, qui ont plus d’alternatives dans le privé, sont prêts à accepter moins, en termes de compensation financière (en ne prenant en compte que l’aspect purement financier de la décision), pour abandonner leurs postes. L’administration ne connaît pas la compétence des fonctionnaires et propose une formule unique (comme un prix unique pour les voitures d’occasion) aux deux types de fonctionnaires.

PERTE DE COMPÉTENCES PRÉVISIBLE

Que prédit ici la théorie d’Akerlof ? Eh bien, qu’il y aura ici également un phénomène de sélection adverse, où il sera plus probable pour un fonctionnaire compétent, qui a plus d’alternatives dans le privé, de partir. Et ce, sans compter qu’un autre élément dans le déroulement de l’opération a eu tendance à renforcer ce phénomène. En effet, pour quitter leur poste et obtenir le DVD, les fonctionnaires devaient avoir l’autorisation de leurs supérieurs hiérarchiques. On pourrait donc se dire que cela mitigerait la sélection adverse, puisque les supérieurs ne voudraient pas que les fonctionnaires les plus compétents s’en aillent, et que seuls les fonctionnaires moins compétents seraient autorisés à partir.

Ici, l’autorisation du supérieur aurait eu pour rôle de révéler le type du fonctionnaire : compétent ou moins compétent. Cependant, peuvent entrer en compte dans la décision du supérieur des facteurs autres que celui seul de vouloir garder les salariés les plus compétents. Par exemple, l’on peut supposer que les supérieurs hiérarchiques peuvent être sujets à des pressions exercées par les relations haut placées des demandeurs, et il se pourrait que les fonctionnaires les plus compétents aient plus de relations influentes, ou que leur rapport de force avec leurs supérieurs soit plus à leur avantage que pour les moins compétents. Ainsi le mécanisme de contrôle qui consiste à soumettre le départ à l’accord du supérieur ne semble pas avoir pu limiter la fuite des compétences, et n’a corrigé en rien, si ce n’est a renforcé, la tendance prédite par la théorie d’Akerlof.

Par conséquent, il apparaît que la compétence du fonctionnaire a, dans l’opération départs volontaires, augmenté sa probabilité de quitter l’administration par trois voies :

• En augmentant sa motivation financière de partir, puisque les compensations financières étaient fonction de la séniorité et de l’échelle administrative, souvent corrélées positivement (quoique non systématiquement) au niveau de compétence ;

• En renforçant sa motivation professionnelle de partir, puisqu’il avait probablement de meilleures alternatives extérieures ;

• En renforçant la probabilité de voir sa demande approuvée par sa hiérarchie.

Ainsi, il apparaît que la théorie des contrats aurait pu prévoir que, en termes d’efficacité, surtout dans des secteurs tels que l’éducation ou la santé, l’administration marocaine a peut être beaucoup plus perdu qu’on ne le croit à la suite de ce programme. Attention, cela ne signifie nullement que tous les fonctionnaires actuels sont incompétents, ou que ceux qui sont partis ont tous obtenu leur autorisation grâce à leurs relations. En revanche, outre l’évaluation purement comptable de cette campagne, une évaluation qualitative détaillée semble revêtir la plus haute importance.

Certes, le ministère a souligné qu’au-delà de la rentabilité ‘comptable’ des DVD pour l’Etat marocain (sans compter d’éventuelles aides reçues des institutions internationales), cette opération stimulerait également le développement du secteur privé et de l’entrepreneuriat. En effet, on pourrait supposer que le petit pactole reçu par les bénéficiaires pourrait être utilisé comme capital d’investissement (productif) ; et par ailleurs, si effectivement ces bénéficiaires sont plus compétents, ils pourraient également mettre leur expérience et leur capital humain au service de ces projets productifs. Seulement voilà : d’après une enquête menée sur un échantillon de bénéficiaires, le premier usage de l’indemnité de départ a été… l’immobilier (21% des répondants), suivi par le remboursement d’un crédit de consommation ou immobilier (20%). Seuls 14% des répondants déclaraient avoir l’intention d’investir dans la création d’une PME.

DÉVELOPPER LE PRIVÉ OU L’INTÉRÊT GÉNÉRAL ?

Il y a donc de véritables enjeux dans une évaluation plus poussée de cette opération DVD. Dans notre pays, comme dans de nombreux pays en développement, les réformes économiques et sociales sont sujettes à de nombreuses contraintes, et bien souvent, seules des ressources très limitées en termes de ressources financières, de temps et d’efforts leur peuvent être dévolues. Par conséquent, pour éviter le gaspillage de ces ressources rares, une pré-évaluation qualitative et quantitative, aussi exhaustive que possible, est un pré-requis indispensable pour tout projet de réforme.

Pour l’opération qui nous intéresse, et bien que des analyses statistiques plus poussées soient encore nécessaires, on pourrait se demander si les fonds utilisés ici n’auraient pas pu l’être de manière plus efficiente. Il est vrai que soulager la fonction publique et éviter ainsi le gaspillage de fonds dans de grandes villes, où l’appareil administratif est devenu très bureaucratique, peut être positif. Cependant se séparer, pour l’Etat, de ses fonctionnaires les plus qualifiés, dans un pays comptant toujours 40% d’analphabètes, n’est peut-être pas très judicieux. Ainsi, environ 15% des professeurs universitaires, 17% des ingénieurs, dont la moitié d’ingénieurs agricoles, 15% des chercheurs en médecine ont quitté la fonction publique. L’on pourrait avancer que ces compétences ne sont pas totalement perdues, puisqu’une bonne partie des partants se sont probablement reconvertis dans le privé; ce à quoi on répondrait qu’elles sont perdues pour une frange significative de la population, et que cela peut renforcer les inégalités d’accès aux services d’éducation et de soins, de qualité, et notamment les inégalités géographiques. Le Maroc rural, qui représente encore environ 45% de la population, n’a pas les moyens de concurrencer les villes pour les compétences de l’education ou de la santé, et on pourrait supposer de manière assez réaliste que peu de bénéficiaires du départ volontaire iront exercer à la campagne. C’est pourquoi il est légitime de se demander si une partie des fonds engloutis dans cette opération n’auraient pas été plus rentables à long terme, économiquement et socialement, s’ils avaient servi par exemple à augmenter les salaires des professeurs et des médecins disposés à s’installer dans les régions les plus isolées du pays.

 

Sources :

G. Akerlof, The Market for Lemons, Quarterly Journal of Economics, 1970

Intilaka : Résultats et analyse de l’opération départ volontaire au 30 octobre 2005. Présentation du bilan de l’Opération départ volontairede la fonction publique à l’OCDE,
décembre 2006. Ministère de laModernisation des Secteurs Publics

Statistiques nationales, HCP