Pour une vraie écriture de l’histoire
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Pour une vraie écriture de l’histoire

Auteur : Ivan Jablonka

L’historien et romancier Ivan Jablonka plaide pour la réconciliation entre histoire, sciences sociales et littérature, entre recherche et création.

« Sans écriture, le savoir est incomplet ; il est orphelin de sa forme », martèle Ivan Jablonka. Pour l’historien et romancier, il est urgent de moderniser les sciences sociales en cessant de les séparer de la littérature. C’est un enjeu à la fois scientifique et démocratique. « Ma position ne consiste pas à abaisser les exigences pour les sciences sociales, mais au contraire à les relever, en rendant l’enquête plus transparente, la démarche plus honnête, la recherche plus audacieuse, les mots plus justes, ce qui a pour effet d’approfondir le débat critique. En passant du discours au texte, on peut faire en sorte que l’écriture soit un gain épistémologique net. » L’histoire est une littérature contemporaine (Seuil, 2014, récemment paru en poche) est le fondement théorique de la démarche littéraire d’Ivan Jablonka, auteur entre autre d’Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (prix du livre d’histoire du Sénat 2012) et de Laëtitia ou la fin des hommes (prix Médicis 2016). Il s’insurge contre une séparation « piège »qui rend incompatible démarches scientifique et littéraire. « L’écriture de l’histoire n’est pas simplement une technique (annonce de plan, citations, notes en bas de page), mais un choix. Le chercheur est placé devant une possibilité d’écriture. Réciproquement, une possibilité de connaissance s’offre à l’écrivain : la littérature est douée d’une aptitude historique, sociologique, anthropologique. » Dans cet ouvrage érudit et animé d’une conviction passionnée, Ivan Jablonka analyse l’histoire des représentations et propose une réflexion sur la méthode pour renouveler l’écriture de l’histoire et des sciences sociales et repenser l’écriture du monde et la littérature du réel.

Épistémologie dans l’écriture

Sans vouloir brouiller littérature et sciences sociales, Ivan Jablonka interroge la notion de genre et les lignes de démarcations qui pourraient se transformer en « front pionnier ».Il rappelle d’abord que c’est depuis l’Antiquité que se pose la question de distinguer l’histoire de ses « bordures « littéraires » » : le style, le rapport à l’émotion suscitée ou au pouvoir étaient déjà vivement débattues. Ce n’est qu’au XIXème siècle, avec la montée en puissance du roman, que la littérature se pose en « ontologie esthétique », tandis que l’histoire « n’a rien d’un absolu littéraire : sa vocation est précisément de rendre compte d’un hors-texte », tout en étant pas reconnue comme légitime parmi les sciences exactes, jusqu’à la fin du XIXème siècle, avec son renouvellement par l’érudition, son exigence méthodologique et son souci de vérité. L’histoire alors rompt avec la subjectivité du je, adopte un recul qui se pose en point de vue universel, se veut limpide… « Cet adieu à la création est le prix à payer pour entrer dans le temple du savoir et conquérir l’autonomie professionnelle au sein d’un système de disciplines spécialisées. L’histoire-science s’oppose désormais à la littérature-art. » D’où des « non-textes » corsetés de notes de bas de page, de bibliographies, de citations, une « non-écriture » qui renonce au « plaisir du lecteur ». Mais dans les années 1980, les travaux de Georges Duby, Robert Darnton, Natalie Zemon Davis sont le « retour du refoulé » : c’est l’époque des grands récits et biographies, même si le linguistic turn a eu un apport ambigu : s’il « a obligé les historiens à affûter leur argumentaire méthodologique », il excluait l’écriture « perçue comme le cheval de Troie de la rhétorique et de la fiction ». Or le renoncement à la littérature, « boîte à outils cognitifs », est une « automutilation ».

Après avoir retracé l’histoire de la constitution de l’histoire en science séparée de la littérature, Ivan Jablonka revient sur ce qui fonde cette discipline. Vérité, besoin de comprendre…, il souligne l’importance du raisonnement historique, « le cœur de l’histoire ». « En tant qu’elle est un raisonnement, l’histoire met en œuvre des opérations universelles : chercher, comprendre, démontrer. Elle appartient à tous et tout humain y est apte. […] Un écrivain, un journaliste, un muckraker, un détective, un juge, un conservateur de musée, un conmmissaire d’exposition, un documentariste, un citoyen, un petit-fils, s’ils acceptent de mettre en œuvre un raisonnement, participent à la démocratie historienne. » L’histoire est donc moins un contenu qu’une démarche, animée d’un esprit militant, un « rationalisme critique qui consiste à répondre aux questions que l’on se pose » en s’appuyant sur l’enquête, en s’interrogeant sur sa distance au sujet, en recoupant les sources, afin de trouver la preuve. « Dès lors, l’histoire est l’absolue liberté d’un moi dans les limites absolues que lui fixe la documentation. » Ivan Jablonka propose donc le concept de fiction de méthode pour interroger le rapport de la fiction au monde, l’arracher à la seule mimesis pour en faire une « opération cognitive », « un raisonnement capable d’établir des faits. » « Constitutives du raisonnement, les fictions de méthode sont à la fois plus fictionnelles, plus conceptuelles et plus indispensables que l’imagination. » Et leur objectif est moins le plaisir que la vérité.

La dernière partie du livre cherche à rapprocher littérature et sciences sociales grâce à de nouvelles formes littéraires. « Quelle écriture pour quelle connaissance ? » Ivan Jablonka rappelle que tous les discours ne se valent pas mais qu’il y a des zones d’interpénétration qui ouvrent des espaces plastiques : l’inventaire de soi, la radiographie sociale, l’anthropologie de la vie quotidienne, le journalisme, le récit de voyage… Cette littérature du réel, héritière du roman réaliste, invoque le témoignage et s’illustre dans la creative non fiction, le nouveau journalisme, le nonfiction novel. « L’enquête s’oppose à la fois au fictionnel et au factuel parce que ceux-ci délivrent du plein. L’histoire, elle, sertit le vide. Elle écoute un silence, elle rumine une disparition, elle cherche ce qui fait défaut, traque ce blanc qui entaille nos vies. » Ivan Jablonka suggère de dépasser la dichotomie entre fiction et factuel qui fonde l’opposition entre ce qui est et n’est pas littérature. Or « l’histoire est une possibilité d’expérimentation littéraire », dont l’incarnation du raisonnement historique, dont la créativité même (collage, histoire visuelle, transdisciplinarité…) est délimitée par les contraintes de vérité. « Si la fiction est un texte sans conditions, la littérature-science sociale peut se définir comme un texte sous conditions, conscient des règles qui le façonnent et l’affranchissent. »Si la littérature, c’est la forme et le plaisir, c’est aussi la recherche.

 

Par : Kenza Sefrioui

L’histoire est une littérature contemporaine

Ivan Jablonka

Points Histoire, 360 p., 130 DH