Plan Maroc vert : plan schématique et trompeur

Plan Maroc vert : plan schématique et trompeur

Schématiquement, le Plan Maroc Vert compte deux piliers et plusieurs actions transversales, parmi lesquelles on compte les questions de l’eau, le foncier, la distribution, la fiscalité, les accords de libre-échange, la restructuration du ministère de l’Agriculture, etc. Or, les changements de ministres et donc de stratégies n’induisent pas forcément de changement dans le système social. Ne peut-on simplement constater cette évidence que, au cœur de la problématique de l’agriculture et du monde rural au Maroc, il y a d’énormes inégalités sociales, et donc des intérêts de classes qui sont les véritables obstacles à toute réforme et tout changement salvateur. Comment ignorer la force des lobbies, reflet de puissants intérêts au plus haut niveau de l’Etat, et s’imaginer possible une autre politique que celle qui leur convient ?

Critique du plan mc kinsey sur la forme

Avant de discuter le Plan Maroc Vert sur le fond, il faudrait s’entendre sur ce qui est en discussion. Ce que le Cabinet Mc Kinsey nous livre pour asseoir la stratégie proposée, ce ne sont pas des documents clairement rédigés, des textes argumentés, assortis de notes méthodologiques et de séries statistiques permettant de vérifier et discuter la crédibilité et la pertinence des idées avancées. Loin de là, ce qu’on nous livre ne sont que de simples fichiers ppt, en diaporama, truffés d’incroyables erreurs (du genre : on compte 18 millions de ruraux au Maroc ! 70% des exploitations agricoles ont moins de 2 ha !...), de confusions et d’incohérences tragi-comiques (on parle de «chiffre d’affaires» s’agissant, d’un secteur d’activité ou d’une filière ! Filières dont le nombre et l’identité du reste changent d’une diapo à l’autre ! Alors que le «Benchmarking international» se réduit à quelques cas trop particuliers et trop bien choisis pour être crédibles…). Plus graves encore sont certaines allégations d’une extraordinaire légèreté qu’on n’hésite pourtant pas à exploiter pour énoncer des conclusions pour le moins hasardeuses, et surtout «légitimer» les choix et les «solutions» préconisées dans le PMV (c’est par exemple le cas du taux d’autoconsommation dans les exploitations agricoles qu’on décrète à 30% ! ou la rentabilité des grandes exploitations dont on prétend qu’elle est plusieurs fois supérieure à celle des petites et moyennes unités… alors que des années de recherches et d’enquêtes sur le terrain ont mis en évidence le contraire, ou du moins la complexité de la chose…).

Bref, ma seconde observation est qu’on nous demande de discuter une stratégie à partir de documents d’une qualité médiocre et dont l’assise intellectuelle est passablement défaillante. On a parlé de bureau d’études et d’experts étrangers… personnellement ce n’est pas cela qui me pose problème, et je n’ai rien contre ces derniers, à une seule condition : qu’ils soient compétents et sachent de quoi ils parlent. Or, ce n’est probablement pas le cas en l’occurrence. Mais pour ma part, je ne me contente pas de rejeter la responsabilité sur les «autres» ; car les «nôtres», notamment au ministère de l’Agriculture, sont doublement responsables : une première fois pour avoir confié un tel travail (sans appel d’offre…) à un bureau d’études qui n’a pu déployer à cette fin les compétences nécessaires, et une deuxième fois pour n’avoir pas pris la peine de corriger les nombreuses «bourdes» du document livré, avant de le laisser en diffusion, même restreinte.

Un modèle productiviste  à l’ancienne

Puisqu’il faut bien discuter de quelques questions de fond, allons-y, mais concentrons-nous sur quelques points saillants. Le premier est d’une inanité déconcertante : après le diagnostic superficiel et orienté, viennent la foi aveugle en les vertus des solutions techniques, les remèdes simplistes et technicistes que l’on croyait depuis longtemps révolus... L’agriculture selon les rédacteurs du PMV serait «une activité économique comme une autre» et tout ne serait qu’affaire d’investissement ! Il suffirait d’injecter massivement du capital pour transformer une agriculture à faible valeur ajoutée en «une agriculture qui crée de l’emploi et de la valeur». Affirmer cela aujourd’hui revient tout simplement à faire table rase des enseignements majeurs de l’expérience aussi bien internationale que nationale des quarante dernières années. Cette expérience nous enseigne précisément ceci : 1. L’agriculture n’est pas un secteur comme les autres, et la thèse de la «multifonctionnalité» de celle-ci est là pour témoigner de la diversité de ses «rôles» et de sa spécificité multidimensionnelle; 2. Si l’investissement - matériel et immatériel - est évidemment un facteur nécessaire, il est loin d’être suffisant pour promouvoir un véritable développement du secteur, tant il s’est révélé patent que les dimensions liées au cadre politique et institutionnel et à l’organisation sociale entre autres sont encore plus déterminantes. D’autant plus que l’agriculture marocaine reste pour l’essentiel de nature «familiale», avec des «chefs de famille» aux comportements très complexes, en tout cas non réductibles à ceux d’un simple homo economicus, disposé à réagir à telle injection de capital ou tel signal du marché. Faire croire aujourd’hui qu’il suffirait d’accroître l’investissement pour que celui-ci engendre la croissance, et surtout permettre de faire l’économie des réformes structurelles incontournables est plus qu’une erreur, c’est une faute très lourde de conséquences.

L’approche techniciste se met au service d’un modèle productiviste, et de surcroît productiviste à l’ancienne… celui adopté il y a cinquante ans par les pays développés - fortement utilisateur d’engrais, de pesticides, gaspilleur d’eau…-, dont les conséquences écologiques et environnementales se sont révélées catastrophiques, et de toute façon sont aujourd’hui unanimement décriées. Alors que partout il n’est plus question que d’agriculture «raisonnée» et respectueuse de la nature, nous montrons que nous sommes incapables de tirer le moin

dre enseignement de l’expérience des autres, et de tenter, autant que possible, d’éviter de commettre les mêmes erreurs. Chercher à accroître la productivité est une nécessité de bon sens, mais chercher à le faire avec des recettes du passé dans un contexte qui a beaucoup changé, à commencer par les ressources naturelles dont la dégradation est devenue alarmante, c’est programmer l’échec doublé de catastrophes écologiques à répétition.

Une stratégie au service des grands exploitants

Le Plan Maroc Vert prétend dépasser la vision dualiste de l’agriculture, avec un secteur «moderne» et un autre «traditionnel»… et pourtant que fait-il d’autre si ce n’est consacrer ce dualisme quand il se construit lui-même sur «deux piliers», le premier voué à une agriculture à «haute productivité et haute valeur ajoutée», alors que le second se contente d’un «accompagnement solidaire» de la petite agriculture plus ou moins marginale ?! En fait, au-delà des discours trompeurs, chacun l’aura compris : le Plan Maroc Vert c’est principalement le pilier 1, le pilier 2 n’étant là au fond que pour faire «politiquement correct», et éviter de donner l’impression que le sort de l’immense majorité de la paysannerie est bien le dernier souci des stratèges de Mc Kinsey. Il suffit pour s’en convaincre de prendre la mesure des ressources projetées pour l’un et l’autre des deux piliers: par agriculteur bénéficiaire, l’écart peut aller de 1 à 9. Du reste, c’est aussi le pilier 1 pour lequel une action concrète a déjà commencé: il s’agit des deux opérations de concession des terres de la SODEA et la GOGETA, exclusivement réservées aux grands exploitants…

C’est donc entendu : le PMV c’est d’abord le pilier 1 et celui-ci se distingue par un concept central, l’agrégation, celle-ci étant entendue comme une forme d’organisation permettant d’agréger autour d’un agriculteur «leader», un certain nombre de petits et moyens agriculteurs de la région. Quand on connaît les problèmes du foncier dans ce pays, notamment l’absence d’un véritable marché de la terre, favorisant la mobilité d’un tel facteur de production, on saisit tout l’intérêt de cette formule : contourner cet obstacle en permettant d’élargir l’assise foncière des grands exploitants, et partant leur potentiel de développement. En agrégeant des dizaines de petits et moyens agriculteurs, ces derniers peuvent ainsi, sans investissements lourds et risqués dans l’achat de terres, accroître sensiblement leurs moyens de production et leur force de frappe sur les marchés. En somme, il s’agit d’organiser une certaine concentration foncière qui ne dit pas son nom. Ce faisant, une telle orientation a au moins le mérite de la clarté : en s’engageant sur une telle voie, les responsables abandonnent toute ambition de «réforme agraire» - voire toute volonté d’aménagement des statuts et des structures foncières dans le pays -, considérée jusqu’à présent comme étant une condition majeure pour promouvoir un nouvel essor de l’agriculture et plus généralement du monde rural.

L’agrégation, nouvelle dénomination pour de vieilles pratiques

Ceci étant, cette forme d’organisation n’est pas nouvelle au Maroc, et puisqu’on cite même certaines expériences pour en souligner le succès et en plaider la «duplication», il serait très utile de méditer les enseignements de l’expérience en la matière. Certes, on peut déjà discuter du prétendu succès de certaines expériences, à mon avis très hâtivement gratifiées d’un tel label, voire érigées en modèle, alors qu’il suffit d’aller sur le terrain, et - puisqu’il s’agit au fond de la qualité de la relation entre les «agrégateurs» et leurs «agrégés» - demander aux agriculteurs concernés ce qu’ils en pensent, pour avoir un tout autre son de cloche. Par exemple, je crois que les gens de Mc Kensey auraient été autrement plus nuancés sur le «modèle» de Cosumar s’ils avaient été demander leur avis aux petits producteurs de betterave du Tadla ou du Gharb…

En tout cas, au-delà des moyens matériels ou organisationnels propres à chaque cas, partout, toutes les expériences mettent en évidence l’importance d’un facteur clé dans leur succès ou leur insuccès : la confiance qui s’établit ou ne s’établit pas entre l’agrégateur et ses agrégés. Or la confiance ne se décrète pas, mais se construit sur des relations clairement définies, des contrats équilibrés et précisant équitablement les droits et devoirs de chaque partie, des services efficaces et diversifiés rendus par l’agrégateur aux agrégés, une organisation transparente qui permet à ces derniers d’avoir la traçabilité de leur production livrée à l’agrégateur, et - plus important encore - le décompte de leur revenu net (prix de vente, avances, commissions, frais déduits…). Nombre d’expériences, à commencer par celle de l’OCE avant 1986 dans le domaine des fruits et légumes à l’exportation, ont été combattues et mises en échec précisément sur ces questions d’une importance capitale pour les agriculteurs agrégés. Or, on peut légitimement se demander ce qui a changé à ce niveau pour que les mêmes causes ne produisent pas à nouveau les mêmes effets. Pour l’instant en tout cas, les études de terrain toutes récentes (et parmi elles, il faut citer le mémoire de Atify et Bouabid, soutenu en juillet dernier à l’IAV Hassan II, et d’autres en cours d’achèvement actuellement) montrent qu’on est encore loin du compte… La plupart des groupes privés qui se sont substitués à l’OCE se sont contentés de se partager «l’héritage» (et le « gâteau») entre eux, mais pour l’essentiel, les mêmes pratiques ont continué, quelque fois en pire.

Un plan qui programme l’insécurité alimentaire du pays

Le dernier point que je voudrais souligner porte sur la sécurité alimentaire. S’il y a une question sur laquelle l’attente de tous était très forte, c’est bien celle-là. Or, à la lecture du Plan Maroc Vert, le constat est consternant : à part une ou deux banalités sur les 30 millions de consommateurs marocains qu’il faut bien nourrir, il n’y a rien dans ce plan qui entame le début du commencement d’une stratégie de sécurité alimentaire pour ce pays. On prétend naïvement - et assez gratuitement - qu’aucune filière ne serait négligée, mais en n’affirmant pas fermement et explicitement la volonté de favoriser les filières les plus vitales pour cette sécurité (céréales, sucre, oléagineux, lait, viandes), avec des moyens, des objectifs précis au regard de l’évolution des besoins de consommation, on ne se rend même pas compte que ce non-choix est en fait un choix… qui perpétue l’insécurité alimentaire du pays. D’autant plus que les rares objectifs chiffrés en la matière sont plus qu’inquiétants. L’exemple des céréales est à cet égard tout à fait éloquent : on y prévoit une réduction des surfaces de 22% et - grâce à une supposée amélioration des rendements - un accroissement de la production de presque autant. Or, si l’on ne retient que l’impact de la simple croissance démographique sur les besoins de consommation de la population, cela revient concrètement à programmer à 2020 une aggravation dans une proportion au moins aussi importante que la dépendance alimentaire du Maroc en céréales !