Marrakech cosmopolite

Marrakech cosmopolite

Du développement urbain spectaculaire de Marrakech ces quinze dernières années, on ne connaît surtout que les avatars extrêmes : le « Marrak-chic » d’abord. Une sorte de compromis entre Saint-Germain-des-Prés et Las Vegas, sur fond d’une esthétique architecturale qui emprunte aux palais indiens, aux malls émiratis, comme aux kasbahs berbères des vallées de l’Atlas. Et le « Marrak-cheap », ses cohortes de touristes qu’une volée de jeunes inactifs, tels des mouettes butineuses, guette à l’entrée de la médina ou à la descente des bus immenses et climatisés dans lesquels ils semblent passer le plus clair de leur temps. De manière assez unanime, on critique le « Marrak-chic » et son mauvais goût sur fond de morale non dépourvue d’un peu de démagogie ; et on critique le « Marrak-cheap », sans effacer un ostensible mépris de classe. Manières un peu expéditives de se débarrasser, sans l’analyser, de ce qui, même si on ne veut pas le nommer « culture », constitue aujourd’hui le moteur économique, le ventre nourricier de la ville. C’est de toute façon une construction erronée que de ramener toute l’activité, toute l’effervescence économique liée au tourisme à cette opposition binaire : un tourisme chic (et porté par des acteurs économiques de talent et de bon goût) et un tourisme de masse (et porté par des multinationales délocalisées). Certes, Marrakech est aujourd’hui encore, et depuis une vingtaine d’années maintenant, le tremplin d’où ont décollé pour des carrières mondiales un certain nombre d’entrepreneurs du luxe et de l’objet rare et cher. Autour d’eux, une société de cour, digne de celle des Médicis, transnationale et circulante, entretient l’illusion d’une production artistique vibrionnante. Cherchez bien dans le gotha des idoles régulièrement adulées des magazines, Marrakech aussi a son Benvenuto Cellini1. Et certes aussi, les marées humaines que débarquent les compagnies lowcost, et qui s’entassent dans les hôtels paquebots et achètent les mêmes objets locaux sortis d’ateliers chinois, ne sont que les otages d’un capitalisme mondial sans ancrage, radicalement déterritorialisé. En fait, ni l’une ni l’autre de ces modalités économiques ne font réellement société urbaine. Le luxe et l’industrie de masse ont ceci de commun qu’ils s’affranchissent socialement et économiquement d’un ancrage social. Pour eux, Marrakech est une marque, un label, au mieux une série d’emplacements équivalents, un « spot » dans une constellation (Marbella, Miami, Saint-Tropez, Saint-Martin, Venise, etc.) à l’intérieur de laquelle il est plus important de circuler que de rester. Une marque, un label, un spot, mais pas un lieu.

 

De sorte que ce qui fait ville, ce qui donne sens culturel et social est très exactement entre ces deux économies. Il y a « au milieu » une nébuleuse d’entrepreneurs, d’acteurs économiques, pour qui le lieu et leur ancrage dans ce lieu est le moteur de leur aventure économique. Le lieu est le point d’appui d’où ils s’arriment aux formidables pulsions rentières que nourrissent le tourisme de masse d’un côté et le commerce de luxe de l’autre. Cette voie moyenne d’une économie ressemble assez à ce que l’on appelait voici peu encore des « districts productifs » ou des « SPL »2. Décrivons : dans un premier temps, démarrant dans les années 90, Marrakech a vu arriver ces étrangers, français, belges, italiens, qui ont acheté des maisons en médina, certains pour les transformer en maisons d’hôtes, restaurants, et autre lieu proposant un hébergement touristique empruntant au « Marrak-chic » l’un de ses fantasmes (orientalisme et nostalgie ottomane), au tourisme de masse une partie de sa clientèle, la plus fortunée et la plus cultivée qui, faute d’offre spécifique, se rabattait tristement sur les hôtels-cités-dortoirs. Dans un deuxième temps, au début des années 2000, précédés de pionniers qui, dès les années 90, réinventaient certaines traditions artisanales, arrivèrent des « entrepreneurs », eux aussi étrangers, européens surtout, constituant un tissus de petites et très petites entreprises qui offraient les services, les biens, voire les images et les concepts dont se nourrissait ce nouveau tourisme. Ils ont notamment développé une zone artisanale et industrielle au nord de la ville Sidi Ghanem, encore en expansion. Enfin, dans un troisième temps, arrivèrent les utopies, terme dont je ne vois pas de synonyme pour qualifier des projets, parfois d’ampleur, qui visent à donner une dimension culturelle, utopique, au séjour touristique à Marrakech. L’exemple type en est la très médiatisée Dar Al-Ma’ Mûn, une résidence d’artistes installée à une dizaine de kilomètres de la ville, où de jeunes artistes, issus de pays dits émergents, ont désormais la possibilité d’être accueillis en résidence, dotés d’une bourse conséquente, dans un lieu qui offre bibliothèque et salle d’expo, aussi bien tourné vers un public « global » averti que vers les habitants des douars voisins, à qui la bibliothèque est ouverte, et qui participent à des « banquets » philosophiques et des ateliers d’alphabétisation. Le tout financé par un riche trader fatigué du capitalisme sauvage et par un prélèvement sur les bénéfices du concept hôtelier (gastronomie, spa, piscine, massage thaï) inclus dans le complexe.

 

Dans ces trois cycles successifs d’arrivées, s’est donc formée à Marrakech ce qu’il faut bien appeler par son nom, une société cosmopolite. Car ces nouveaux arrivants sont bien des étrangers, qui le restent, souvent inscrits dans des mobilités et des voyages réguliers (ne serait-ce que pour préserver leur statut d’étranger légal), mais qui intègrent la société locale par le fait même des relations que leurs activités les obligent à nouer dans un univers, le Maroc urbain, où les activités quotidiennes sont largement dominées par les contacts personnels et des arrangements relationnels. Ces nouveaux cosmopolites forment d’ailleurs plutôt un puzzle de petits mondes plus qu’une société, ce en quoi ils se différencient fortement des « expats », ces autres migrants venus du Nord dans le cadre de missions et de contrats d’État, qui font d’eux des privilégiés protégés par leur statut, à la fois des difficultés de la vie urbaine quotidienne, comme « protégés » au sens politique par leur État de référence dont ils restent les fonctionnaires. Une partie de ces « nouveaux migrants » sont, moins cependant qu’on ne le pense, des fils ou filles de migrants marocains « revenant » au pays de leurs parents pour tenter des aventures professionnelles, souvent avec un conjoint étranger. Mais moins que les origines, très diverses, c’est d’abord le projet entrepreneurial qui rassemble « objectivement » ces nouveaux migrants, même s’ils ne sont souvent que des « entrepreneurs d’eux-mêmes ». Ce n’est d’ailleurs pas le moins étrange et singulier de ce processus que de voir naître là, dans les occasions offertes par l’économie touristique mais aussi les potentiels relationnels de la société marocaine, une « classe moyenne entrepreneuriale » qui fait défaut ou défection en Europe, notamment en France où les classes moyennes ont toujours été plutôt des « promus sociaux », élevés par l’école et le diplôme, l’accès aux métiers de la fonction publique plus que par la création d’entreprise. En Chine, dit-on, où ils sont nombreux, on les nomme les « petits prospères »… Ce qui, à tout prendre, est moins péjoratif que « parvenus ». Ce sont les mêmes sans doute, à ceci près et qui est ici important, que cette nouvelle classe moyenne s’est aussi constituée comme telle en se transnationalisant, c’est-à-dire en faisant non seulement mobilité migratoire, mais en s’affranchissant des contraintes bureaucratiques, économiques et sociales des États entre lesquels ils naviguent.

 

Pour compléter enfin le paysage de ce cosmopolitisme, il faut préciser que toute une classe moyenne marocaine « embraye » sur cette économie, ce « district » touristique, soit parce qu’ils ont investi, dans l’immobilier de rapport3 surtout, soit tout simplement parce qu’ils participent eux aussi de la fête et de l’atmosphère marrakchi. Ils sont alors R’bati ou Casaoui, issus des classes moyennes ou supérieures et pratiquent régulièrement, en toute discrétion et sous l’anonymat de la foule touristique, bien des activités qu’il leur serait difficile de pratiquer au vu et au su de la famille et de leurs voisins dans leur ville de résidence. Qu’on ne se méprenne pas d’ailleurs : s’il s’agit bien sûr de faire la fête, chanter dans les bars à karaoké, boire et danser ou simplement « souker4». Une psychiatre, récemment installée à Marrakech, me disait qu’une partie non négligeable de sa clientèle est casaoui et r’bati. Il est en effet encore très mal vu de consulter un « psy » et il vaut mieux le faire à bonne distance des voisins…

 

Certes, il y a le train du vendredi soir, plein – au départ de Casa surtout – de jeunes filles délurées dont certaines vont sur Marrakech faire commerce de leurs charmes, d’autres simplement « s’éclater ». Certes encore, il y a les moments sombres de la prostitution, les arnaques, les parvenus… La société cosmopolite est loin d’être une société morale, policée, mais elle n’en reste pas moins un moment clef de formation des sociétés urbaines, justement parce que, dans ces mondes de pionniers et de liberté, ce sont bien souvent des modernités culturelles qui s’inventent. Il est sans doute trop tôt pour dire quelle invention, quel jazz, sortira de ces confrontations et de ces rencontres, si même elles n’auront pas le caractère éphémère d’une appâtée broyée par la crise qui menace. Elle existe cependant, c’est incontestable, et l’anthropologue, pour l’instant, se contente modestement d’en décrire l’avènement et les ambiances urbaines qui en naissent.

 

Notes

1.     Orfèvre, sculpteur, joailler, écrivain, né à Florence en 1500, qui travaille alternativement pour le Pape, François 1er et la cour des Médicis, considéré comme le prototype des artistes de la Renaissance.

2.     Secteur productif localisé.

3.     Un immobilier de rapport abrite un ou plusieurs logements loués par un ou plusieurs propriétaires.

  1. Faire le souk.