Machiavel et le Trône de fer

Machiavel et le Trône de fer

Auteur : Pablo Iglesias

 

Un collectif de chercheurs et de politiques espagnols décryptent la célèbre série Game of Thrones et y voient une interrogation sur les défis contemporains posés à la démocratie.

 

Une atmosphère médiévale, des luttes pour le pouvoir, du sexe, de la violence… « D’où vient cet intérêt si grand et si répandu, cette fascination générale (au-delà des différences culturelles) pour une série de fantasy et d’aventure ? », s’interroge le collectif de seize militants, politistes, philosophes, juristes et féministes espagnols à propos du succès de Game of Thrones. La série télévisée, adaptée de l’œuvre du « Tolkien américain » George R. R. Martin, lui même inspiré (comme Shakespeare) de l’épisode de la guerre des Deux-Roses en Angleterre et des Rois maudits de Maurice Druon, a touché en effet non seulement les lecteurs de Shakespeare, mais aussi « les amateurs de guerriers antiques, de dragons et de magie noire, les milieux intellectuels et militants ». Pour le philosophe Santiago Alba Rico, nul doute que leur point commun est une perception du Moyen-Âge, « au sens d’une violente transition entre deux mondes », comme « lieu où se construit et naît notre époque. » Pour Pablo Iglesias Turrion, chercheur et chef de file de Podemos en Espagne, « le scénario de destruction de l’ordre civil et politique présenté par la série, ainsi que la lutte à mort entre une poignée de royaumes pour la conquête du Trône de fer, associé à la menace d’un effondrement civilisationnel, établit un lien direct avec un certain pessimisme généralisé et une conscience latente de la fin de la civilisation occidentale telle que nous la connaissons », surtout dans les pays marqués par la crise depuis 2008. Autrement dit, rien à voir avec un vulgaire divertissement de masse. La preuve par les penseurs convoqués pour en analyser le propos – même si on regrettera que, d’une contribution à une autre, ce sont presque toujours les mêmes scènes et les mêmes phrases qui sont citées. Marx, Platon, Thucydide, Hobbes, Gramsci, Lénine, Fatema Mernissi, Ibn Khaldoun, Naomi Klein, Foucault, Judith Butler… et surtout Machiavel.

 

De nécessaires affrontements

 

La première leçon politique qui est discutée est la question de la légitimité : « Pas de légitimité sans pouvoir », estime Pablo Iglesias Turrion. « Sur le terrain politique, il n’y a jamais de place pour la légitimité de manière seulement abstraite, pour une légitimité qui n’aurait pas vertu à se transformer en pouvoir politique alternatif, et, en ce sens, qui n’a pas vocation à disputer le pouvoir. » D’un autre côté, « un pouvoir puissant sans légitimité peut durer des siècles : voilà le véritable drame de la politique. » Les trajectoires de Jon Snow ou de la Khaleesi à l’appui, il réfléchit, avec les philosophes Daniel Iraberri Pérez et Luis Alegre Zahonero, aux relations entre légitimité et légalité, entre pouvoir et chaos, et fait le parallèle avec les tenants du « capitalisme du désastre ». Le politiste Ruben Martinez Dalmau analyse « la légitimité du pouvoir royal » à partir de l’histoire européenne, comme un « processus de construction de la modernité […]  contre les modes de production et les types de relation propres au féodalisme », tout en soulignant ses paradigmes de légitimation, comme la religion ou le consentement.

De nombreuses autres questions sont évoquées. Hector Meleiro Suarez, politiste spécialiste de cinéma documentaire, revient sur les notions d’éthique, individuelle et politique, et de raison d’État : il voit dans Ned Stark « l’antithèse du prince de Machiavel ». Chercheur en droit constitutionnel, Eneko Compains interroge les modalités de la déloyauté : terreur, violence et mensonge. Le politiste Ruben Herrero de Castro, lui, analyse la tension entre réalisme et idéalisme : si « Game of Thrones est un jeu de pouvoir et le pouvoir est un élément clé du réalisme classique, qui défend l’idée que c’est la recherche du pouvoir qui meut les protagonistes du jeu », il souligne l’importance de la construction des représentations dans les jeux de pouvoir : le soft power doit être associé au hard power pour donner un « smart power ». Cristina Castillo et Sara Porras analysent les personnages féminins, Daenerys et Cersei surtout, et voient dans la série une « subversion féministe ». Quant aux philosophes Clara Serra Sanchez et Eduardo Fernandez Rubino, ils soulignent la complexité des personnages, qui se construisent en tant que sujets dans leur marginalité sociale, dans la rébellion contre les normes.

Lutte, rébellion, conflit sont au cœur de la série comme de nos préoccupations contemporaines. « Game of Thrones est ainsi une série profondément politique, non au sens où elle montrerait la vérité profonde de toute politique – à savoir sa soumission définitive à la logique du hard power et de la guerre, mais plutôt dans le sens où elle fait apparaître que la bataille politique pour l’instauration d’un ordre précède et détermine les possibilités et les limites de la guerre », remarque le politologue Inigo Errejon Galvan dans « Power is power. Guerre et politique ». Le collectif partage l’idée que la notion de lutte est inhérente au concept de démocratie. Dans « Royaumes ou partis. Les luttes pour le trône dans la démocratie espagnole », la députée Tania Sanchez Meleiro rappelle que « le rejet hégémonique de la lutte de pouvoir est un symptôme de la maladie propre au système politique hérité de 1978 : la sublimation du consensus comme mythe fondateur de ce système ». Or, survaloriser le consensus « sous-tend une conception de la démocratie comme un système qui anéantit la confrontation entre les positions en conflit – alors qu’elle est justement tout le contraire : il n’y a pas de démocratie sans divergences ni luttes de positions. » C’est donc à ne cesser d’interroger le contrat social et le pacte politique qui lie le peuple à ses dirigeants qu’invite clairement le collectif, qui a réussi à retrouver une trace des dragons chez Marx lui même (à propos des marxistes malheureux qui ont « semé des dragons et récolté des puces »). La fantasy agit donc comme un miroir… Concluons, avec le politologue Juan Carlos Monedero : « Ce livre que tu tiens entre les mains, toi, lecteur pressé, renferme beaucoup d’intelligence. »

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Les leçons politiques de Game of Thrones

ss. dir. de Pablo Iglesias

Post-éditions, 304 p., 21 €