Les pays émergents existent-ils ?

Les pays émergents existent-ils ?

Dans un passage célèbre de sa Théorie générale, Keynes écrit : «Les hommes d’action qui se croient parfaitement affranchis des influences doctrinales sont d’ordinaire les esclaves de quelque économiste passé. Les illuminés du pouvoir qui se prétendent inspirés par des voies célestes distillent en fait des utopies nées quelques années plus tôt dans le cerveau de quelque écrivailleur de Faculté». On pense à ces phrases ironiques quand on entend aujourd’hui des hommes politiques parler de «pays émergents» comme s’il s’agissait d’un concept clair, opératoire, éternel. Quand Nicolas Sarkozy lui demanda «que puis-je faire pour vous ?» lors d’une visite récente en Algérie, le président Bouteflika aurait répondu : «Aidez-nous à entrer dans le club des pays émergents !». Si Sarkozy eut l’impression de comprendre la requête de son hôte, alors on peut dire avec Keynes que les deux «hommes d’action» étaient les esclaves d’un «économiste passé», bien passé, du nom de Walt Withman Rostow (1916-2003).

Conseiller de Kennedy puis de Johnson, W. W. Rostow se rendit célèbre par un best-seller paru en 1960 et intitulé Les étapes de la croissance économique. Il y développait une vision linéaire du développement en cinq grandes étapes : 1) il y a d’abord la société traditionnelle, qui vit de l’exploitation de la terre et où les hiérarchies sociales sont figées. 2) la – lente – évolution de la société traditionnelle l’amène progressivement à remplir les conditions préalables au décollage : le changement y est plus facilement accepté, la croissance économique dépasse la croissance démographique, grâce à la révolution agricole notamment. Des bouleversements politiques ou religieux peuvent s’y produire (par exemple, le protestantisme en Europe, la «glorieuse révolution» anglaise de 1688 suivie du Bill of Rights, la Révolution française, etc.). 3) Puis arrive l'étape la plus courte et la plus décisive, «le décollage» ou take-off en anglais : pendant une vingtaine d'années, des investissements massifs dans l'industrie permettent une hausse durable du rythme de la croissance. 4) un demi-siècle plus tard, de nouvelles industries se substituent à celles du take-off (par exemple, l’électricité prenant le relais de la première révolution industrielle fondée sur la machine à vapeur). Les sociétés ont alors atteint le stade de «la maturité». 5) la croissance continue mène à l’étape ultime de la société : la «consommation de masse» (l’automobile aux États-Unis, avec Henry Ford, les Trente Glorieuses chères à Fourastié en Europe occidentale, etc.). Quarante ans avant Fukuyama, Rostow aurait pu parler de «fin de l’Histoire»…

On oublie parfois le contexte de guerre froide dans lequel le livre de Rostow parut, car Les étapes de la croissance économique était aussi une sorte de manifeste anti-communiste. Rostow, dans son rôle de conseiller du Président des États-Unis, préconisait une aide massive au développement : assurer la croissance économique dans le Tiers Monde constituait la meilleure des armes contre la menace communiste. Était-ce un hasard si l’effort devait en particulier se porter vers des pays comme la Grèce, les Philippines, Taiwan, la Turquie ou la Corée du Sud ? Normal, disait Rostow : ils ont accumulé les conditions préalables au décollage. Mais il suffit de regarder une carte pour constater qu’ils faisaient tous partie du glacis anticommuniste…

N’oublions pas non plus un autre élément du contexte : 1960, c’est l’année où des dizaines de pays africains accèdent à l’indépendance, parachevant un mouvement qui avait commencé dans l’immédiat après-guerre et qui avait conduit à la fameuse Conférence de Bandung : en avril 1955, les représentants de vingt-neuf pays africains et asiatiques - dont Nasser, Nehru et Sukarno, l’hôte indonésien - s’y étaient donné rendez-vous pour coordonner leur action. Cette conférence marqua l’entrée sur la scène internationale des pays du Tiers Monde. A ces pays, il fallait faire miroiter un avenir qui ne passerait pas par le communisme : rappelons que Chou En-Laï, l’alter ego de Mao, était bel et bien présent à Bandung…

En Corée du Sud, les idées de Rostow connurent un écho remarquable, au point que le take-off y devint un thème majeur du débat politique. Lui-même considéra toujours le cas de la Corée du Sud comme l’exemple-type validant ses théories. Mais n’oublions pas que la Corée ne fut «possible» que grâce aux gigantesques injections de capital américain… Avec ou sans théorie, les États-Unis tenaient à renforcer à tout prix leur bastion anti-communiste : ils en firent une sorte de 51e état.

Critiques

Évidemment la vue très «mécaniste» du développement exprimée par Rostow a été immédiatement critiquée. Dès 1962, Alexander Gerschenkron (1904-1978) montra dans son Economic backwardness in historical perspective que les pays qui se lancent après d’autres dans le développement connaissent un rattrapage accéléré et sautent même certaines étapes, comme s’ils profitaient de l'histoire des nations les ayant précédés. Cependant, Gerschenkron, professeur à Harvard, ne contestait pas le bien-fondé de la théorie des étapes. Les critiques les plus âpres, les plus violentes, furent le fait des adversaires idéologiques de gauche et d’extrême-gauche des États-Unis. En gros, ils disaient que le développement des uns se nourrissait du sous-développement des autres. Mieux (ou pire) : le développement de l’Occident renforçait l’arriération du Tiers-Monde.

L’un des adversaires les plus déterminés de la théorie des étapes fut le franco-égyptien Samir Amin (né en 1931), qui fut membre du Parti Communiste Français avant de s’en éloigner et de se rapprocher des maoïstes. Pour ce qui nous concerne ici, le sous-titre de sa thèse de doctorat (1957) est éloquent : «Une étude théorique du mécanisme qui a engendré les économies dites sous-développées». Amin ne cessera d’approfondir cette intuition première, parfois en collaboration avec André Gunder Frank ou Immanuel Wallerstein. Sa théorie majeure sera celle du «développement inégal» : il y a d’un côté «le centre» dont l’appareil de production est développé et où le prolétariat peut accéder au statut de classe moyenne consommatrice (on est loin des «damnés de la Terre»…) ; et de l’autre, la «périphérie», où sont produites ou extraites les matières premières (transformées et valorisées dans le centre) et où le prolétariat, un «prolétariat en haillons», reste éternellement misérable. En d’autres termes, à moins d’une rupture radicale avec l’économie mondiale, le centre se développera toujours davantage et les «sous-développés» resteront «sous-développés» - sauf exception «idéologique» comme la Corée du Sud ou aberration du genre des États-cités comme Singapour.

Très logiquement, Samir Amin et ses amis plaidaient pour un «découplage», une «déconnexion», entre le Centre et la périphérie. Il faut noter que l’Albanie n’avait pas attendu Samir Amin pour mettre en œuvre ce découplage. Son leader historique Enver Hodja ayant fini par se brouiller avec le monde entier, l’Albanie a vécu pendant des années en quasi-autarcie, se contentant de vendre du minerai de chrome sur les marchés mondiaux pour s’assurer un minimum de rentrée de devises étrangères. Lorsque le pays s’ouvrit enfin, en 1991, on découvrit une population privée de tout et qui ne rêvait que d’émigrer : pas vraiment une bonne réclame pour la déconnexion.

Une nouvelle donne

Revenons à Rostow. Ses idées «étapistes» avaient la vie dure, même dans des pays peu suspects de complaisance envers les États-Unis. L’Algérie a adopté à la fin des années 1960 la stratégie des industries «industrialisantes» qui devait préparer le décollage du pays, conformément à la thèse de Rostow. Si la stratégie en question, à laquelle reste liée le nom de Belaïd Abdessalam, est aujourd’hui considérée comme un échec, l’expression elle-même semble toujours aussi séduisante. En juin 2008, un ministre marocain parlait à Casablanca de «faire du secteur de l’aéronautique une industrie industrialisante», ajoutant que le secteur aéronautique au Maroc était composé d’un tissu industriel prometteur, à forte valeur exportatrice.

Or ce vocabulaire, ainsi que les idées de Rostow - et même celles de ses adversaires -, n’ont plus beaucoup de sens aujourd’hui. Pour une raison simple, qui tient en un mot : la mondialisation. Plus exactement, le découpage du monde en pays, en États-nations, chacun engagé dans une «course d’étapes», n’est plus pertinent. Prenons le cas de l’Inde. On y trouve des élément des cinq étapes de Rostow : des sociétés traditionnelles vivant chichement des produits de la terre, en particulier dans le nord-est ; des poches de développement rapide ; ici et là des indices de fécondité à l’européenne, comme au Kérala (avec un taux d’alphabétisation des femmes de 98%, à rendre jaloux bien des pays) ; des investissements massifs dans l’industrie s’étendant même au rachat de Jaguar et Land Rover par Tata (ce que ni Rostow ni Amin n’auraient pu imaginer) ; bonne gouvernance ici, corruption ailleurs ; une classe moyenne «supérieure» vivant dans une société de consommation effrénée, sans même être passée par l’étape de société «mûre» ; des dizaines de millions de pauvres… Peut-on dire que l’Inde est un pays émergent ? Oui, non, peut-être : la question n’a en fait aucun sens. Il y a des Indiens qui ont depuis longtemps émergé (pour s’installer dans la maison la plus chère du monde, à Londres, dans le cas d’un Lakshmi Mittal) et d’autres qui vivent pratiquement de la chasse et de la cueillette.

La question même de l’investissement, massif ou non, est bien plus compliquée qu’à l’époque de Rostow. Les multinationales ou transnationales, les fonds souverains, les hedge funds, etc., déplacent des milliards de dollars sans qu’il s’agisse de stratégies nationales de développement. Renault investit un milliard de dollars à Tanger non pas pour que le Maroc puisse «émerger», mais parce que cela cadre parfaitement avec la stratégie de la marque au losange. De plus, à l’époque de l’actionnariat anonyme, on ne sait plus à qui appartient quoi. Qu’importe au Koweit d’être ou de ne pas être émergent, si les Koweitiens possèdent une bonne partie de Wall Street ?

Un concept à revoir

Cela dit, si on oublie Rostow, si on renvoie le découplage préconisé par Samir Amin aux vieilles lunes (fussent-elles toujours présentes dans le vocabulaire altermondialiste) et si on tient compte des effets de la mondialisation, est-il quand même possible de dire aujourd’hui ce qu’est un pays émergent ? Dans un discours prononcé en février 2002 au séminaire HEC-Eurasia Institute par Jacques de Larosière, celui-ci définit les pays émergents comme «ceux des pays en développement qui pratiquent l’économie de marché et ont accès aux financements internationaux». Si même l’ancien Directeur Général du FMI ne dispose pas d’une définition moins floue, qui pourrait en fournir une ?

Bien sûr, il est toujours possible d’aligner une liste de critères et de décider arbitrairement que tout pays qui remplit ces conditions sera dit «émergent». On pourrait choisir des critères exprimant le passage d’un type de production agraire à un type industriel ; l’ouverture au marché mondial et aux flux internationaux de capitaux ; des critères plus flous qui reflèteraient un bon climat juridique et institutionnel, une bonne gouvernance, etc. Surtout, il faudrait un rythme de croissance du PNB par tête qui puisse faire envisager la convergence avec le PNB des pays de l’O.C.D.E. Mais cela ne résoudrait pas la question fondamentale évoquée plus haut et liée à la mondialisation : quand un pays émerge, certains sont sur le pont et font la fête et d’autres sont en fond de cale et boive la tasse. Que signifie alors la notion d’émergence ? La mondialisation met à mal les solidarités de toute sorte qui s’exercent au sein d’un même pays et qui font ce pays. Et ça, ça ne dépend pas des investisseurs, des planificateurs ou des chefs d’État étranger en visite. A la demande de Bouteflika, tout ce qu’aurait pu répondre Sarkozy est :

- Vous aider à émerger ? Désolé, je ne sais pas ce que ça veut dire. Et de toute façon, ça ne dépend pas de moi… Mais on imagine mal Sarkozy faire une telle réponse.