Les mirages de la frivolité

Les mirages de la frivolité

Auteur : Michel Clouscard

Le sociologue français Michel Clouscard analysait dans un pamphlet inspiré les fondements culturels de la sociale-démocratie libertaire.

Le livre de Michel Clouscard est un pamphlet, tant dans le style vif et enlevé, que dans la rapidité de son raisonnement. Le sociologue et philosophe français (1928-2009) a développé une œuvre très critique du capitalisme sous sa forme de libéralisme libertaire. Proche du parti communiste, penseur du lien social, il est l’auteur de nombreux essais sur les aliénations propre à ce régime économique et politique et sur les mirages d’une certaine émancipation, comme L’Être et le Code (Mouton, 1972), Néo-fascisme et idéologie du désir (1973), Le Frivole et le Sérieux (Albin Michel, 1978), Critique du libéralisme libertaire, généalogie de la contre-révolution (Delga, 2005). Le capitalisme de la séduction, critique de la social-démocratie, paru aux Éditions sociales en 1981, a été réédité chez Delga en 2006. Il s’agit d’une critique de la société de consommation d’un point de vue sociologique : Michel Clouscard se demande qui consomme quoi et pourquoi ? En préface, le philosophe Aymeric Monville estime que « Clouscard est le seul à avoir analysé la société de consommation et ceci, ni de manière apologétique, ni sous l’angle moralisateur, mais avec une analyse de classe. »Le capitalisme de la séduction se penche sur les codes, les usages et les rituels en vigueur au sein des sociétés capitalistes contemporaines. « Poster, flipper, juke-box… […] Ces petits usages et objets anodins, d’une insignifiance telle qu’ils sont au-dessous de tout soupçon, sont au commencement du rituel initiatique de la civilisation capitaliste. » C’est une « anthropologie de la modernité » que propose Michel Clouscard, en s’attachant à la mode, aux musiques, à la culture des loisirs et de la frivolité. Car pour lui, la mondanité, avec ses codes et ses rythmes, est la clef de voûte de la civilisation capitaliste, qui de libertaire est devenue institutionnelle en accédant au pouvoir.

La première partie du livre est consacrée aux rituels d’initiation au système, que le sociologue décrit comme des « procédures initiatiques », formatant l’intime pour mieux reproduire ce système en rupture avec les sociétés traditionnelle. Il insiste sur la dimension de « dressage » que véhiculent des objets banals comme le flipper ou le juke-box, initiant l’enfant au non-utilitaire, au superflu, au gaspillage. La tenue vestimentaire (jeans, treillis, cheveux longs, guitare) constitue ensuite le formatage du bourgeois en portrait-robot du consommateur. La bande de copains, ensuite, « a quatre fonctions éducatives, quatre vertus initiatiques. Elle doit aider à quitter la tradition (la société victorienne : la morale). Elle doit produire les nouveaux modèles et symboles de l’émancipation. Elle sélectionne les meilleurs sujets et écarte les scories de classe. Elle prépare à la participation, à l’intégration au système. » Une initiation qui tend à faire coïncider « empathie individuelle et profit de classe », dans la constitution de lobbies ou d’intelligentsias. Michel Clouscard s’attarde ensuite sur les rituels : le « cérémonial de la fumette », qu’il interprète comme « l’initiation au parasitisme social  de la nouvelle bourgeoisie ». De même, tout en saluant l’immense avancée sociale qu’elle a représenté, il décèle dans un certain apprentissage de la pilule un conditionnement des très jeunes filles à la consommation de masse – reléguant le féminisme à une pratique mondaine, à une idéologie occultant la « ségrégation de classe » qui trace des vies si différentes. Enfin Michel Clouscard décortique l’usage mondain de l’objet technologique (la moto, la guitare électrique…), qui forment la « sémiologie du standing », de ce statut où l’objet n’est plus recherché pour sa vocation fonctionnelle et utilitaire. Tous ces éléments contribuent à un « nouveau contrat social » entre les générations.

Néo-fascisme

Dans la seconde partie, intitulée « La logique du mondain », Michel Clouscard développe la diffusion de ce système dans divers champs des pratiques et expressions sociales. Dans l’art, par exemple, où toutes les formes traditionnelles sont soumises à une esthétisation. Il analyse la mode (et la démode) à la lumière de la psychanalyse, comme banalisation et esthétisation de la libido. Il décrit les lieux de la « consommation mondaine », dont la boîte qui se mue en club, par « l’accumulation des consécrations », décortique l’économie des échanges…

À la suite de Marx, qui s’inquiétait du « caractère fétiche de la marchandise », Michel Clouscard analyse la dimension contraignante de la socialisation dans une société de consommation, servie par les outils informatiques qui donnent à cet impératif de la convivialité une dimension quasi-totalitaire. « Le néo-fascisme sera l’ultime expression du libéralisme social libertaire, de l’ensemble qui commence en mai 1968. Sa spécificité tient dans cette formule : tout est permis, mais rien n’est possible. À la permissivité de l’abondance, de la croissance, des nouveaux modèles de consommation, succède l’interdit de la crise, de la pénurie, de la paupérisation absolue », écrivait-il dans Néo-fascisme et idéologie du désir.Dans Le Capitalisme de la séduction, Michel Clouscard se pose en moraliste, parfois même en moralisateur, qui n’hésite pas à apparaître puritain, notamment lorsqu’il décrit la rupture avec une éthique occidentale traditionnelle opposant l’argent à la beauté, ou lorsqu’il condamne l’arrivisme. La force du propos est atténuée par le ton, d’une ironie envahissante. Mais ce livre, salué par Vladimir Jankélévitch comme un chef-d’œuvre, porte un regard au vitriol sur cette société, et ses analyses d’il y a près de quarante ans apparaissent d’une grande actualité.

 

Par Kenza Sefrioui

 

Le capitalisme de la séduction, critique de la social-démocratie libertaire

Michel Clouscard

Éditions Delga, 360 p., 170 DH