Les Fassis de Manchester

Les Fassis de Manchester

La théière communément connue à Manchester est souvent évoquée par les familles marocaines comme étant la plus belle exportation que les commerçants marocains aient faite de Manchester. Ces marchands furent en effet les pionniers de la migration marocaine vers la Grande-Bretagne au XIXème siècle. La plupart d’entre eux étaient des commerçants d’argenterie et de textile originaires de Fès. Leur esprit astucieux d’entrepreneuriat les a conduits à se lancer dans la création d’entreprises en Grande-Bretagne, après l’entrée au Maroc, via Gibraltar et Tanger, des marchandises anglaises de coton. A cet égard, certains historiens comme Kenneth Brown (1976) estiment que le motif résidant derrière la décision de ces commerçants de migrer vers la Grande-Bretagne était dû à une optique combinant innovation  et entrepreneuriat  basée en grande partie sur le commerce restreint du tissu décidé par le Sultan Moulay Hassan.

Kenneth Brown soutient en outre qu’au milieu du XIXème siècle, les exportations de coton furent officiellement interdites pour des motifs religieux et qu’un pourcentage de cinquante pour cent  de droits d’impôts fut ensuite appliqué sur l’importation de tous les produits manufacturés. Toutefois, un traité de commerce anglo-marocain conclu en 1856 leva les restrictions commerciales relatives au coton. En l’espace de dix ans, les exportations de coton en produits finis vers le Maroc représentèrent plus de cinquante pour cent des importations de ce pays, parallèlement aux matières premières livrées dans l’autre sens pour les filatures du Lancashire. Subséquemment, une douzaine de familles marocaines s’installèrent à Manchester vers le milieu du siècle, et leur nombre alla  croissant pour atteindre finalement une trentaine de familles. Leur présence manifeste dans le quartier des affaires de la ville fut assurément notée, et enregistrée dans le détail, par Louis Hayes (1905). Celui-ci décrivit cette communauté des années 1840, en adoptant un style assez impressionniste :

«[…] En longeant les rues commerçantes de la ville, vous devez certainement avoir vu subitement un individu en turban blanc, dont la robe orientale paraissait très en contraste avec les nuances sombres des vêtements portés par tous ceux qui se trouvaient alentour. Au début, la vue d’un de ces hommes en costume mauresque devait sembler un événement très rare, et les gens se levaient certainement et se mettaient à sourire quand l’un d’eux passait ainsi près d’eux. Cependant, ils ont maintenant cessé de constituer une merveille ; aussi vont-ils vaquer à leurs affaires dans leur calme habituel, et faire leurs achats dans les magasins, sans peut-être qu’un seul coup d’œil des passants ne leur soit jeté [...] La plupart de ces Maures semblaient apprendre l’anglais presque aussi vite qu’ils changeaient de chaussures ; en tout cas, ils furent bientôt tout à fait en mesure de conclure de bonnes affaires et de se procurer des marchandises aux prix les moins chers possible, car ils faisaient preuve d’un excellent usage des règles de marchandage [...]. Dans l’ensemble, les Maures étaient une communauté d’hommes réfléchis, paisibles, aimables et sociables. Quoique de  foi musulmane, on ne pouvait s’empêcher de les admirer et de les respecter pour leur stricte observance de tout ce qui relève de leur religion» (p. 205-212). 

On savait à Fès que ces «Marocains de Manchester» constituaient une petite mais très cohérente communauté de commerçants. Ils avaient l’habitude d’exploiter un immeuble particulier, appelé  «Le bureau» («the office»), siège et lieu de mise en œuvre de  leur commerce, et cela est confirmé par un article intéressant paru dans la presse locale Les Nouvelles de Manchester (Manchester City News) en 1936, qui décrivit la communauté. Selon Halliday (1992), la personne ayant fourni des informations fut probablement un certain M. Jones, un Anglais qui parlait l’arabe marocain et qui travaillait pour ces commerçants en tant que conseiller auprès des bureaux sis Market Street. Le titre de cet article résume les principales caractéristiques par lesquelles la communauté fut connue : «Epouses particulières achetées au marché d’esclaves ; portait des fez rouges; était toujours en possession de parapluies; n’allait jamais aux tribunaux». L’article rapporte également, mais plutôt de manière assez désobligeante, que les enfants de la «colonie arabe» avaient comme «privilège» le droit de réclamer la nationalité britannique «qu’ils soient nés ici ou au Maroc».

Au fil des années, avec l’élargissement de la communauté des commerçants marocains à Manchester, ils tentèrent progressivement de devenir plus autonomes et parvinrent alors à se débarrasser de leurs intermédiaires. Ils se rendirent compte peu à peu qu’ils pouvaient aller sur le marché et acheter en leur propre nom, épargnant  ainsi la commission qu’ils devaient verser à leurs intermédiaires pour les charges que ceux-ci accomplissaient. En outre, la facilité d’accès aux prêts bancaires fut, au-delà de leurs attentes initiales, une incitation supplémentaire dans l’élargissement de leurs activités commerciales. Ensuite, devenant d’agiles commerçants, les échos de leur succès se répandirent rapidement au-delà de la Grande-Bretagne et encouragèrent d’autres entrepreneurs marocains à franchir le pas et à rejoindre la communauté des commerçants installés à  Manchester.

L’auteur accompli Abdul Majid Ben Jelloun (1919-1981), bien qu’étant né à Casablanca,  vint à Manchester en compagnie de sa famille quelques mois seulement après sa naissance, peu de temps après la Première Guerre Mondiale. Ses mémoires d’enfance publiées en arabe sous le titre de Fi at-Tofoulah (1993), fournissent un  récit fascinant sur la vie de la première communauté musulmane marocaine installée à Manchester. Le père de Ben Jelloun est, dans la monographie de Hayes, le «Bengelun» décrit comme «l’un des premiers Maures à s’établir dans les affaires à son propre compte». En raison de ses qualités d’entrepreneur, le père de Ben Jelloun devint de facto le leader de la communauté, agissant souvent comme un intermédiaire entre les entreprises locales et les commerçants marocains. Sa maison qui était située au 47, rue Parkfield, Rusholme, était employée par les Marocains pour la prière en commun et Ben Jelloun se souvient : «Nous recevions tout le temps des visiteurs. Ce n’étaient pas les Anglais, mais les Marocains qui paraissaient bizarres dans leurs vêtements traditionnels et dans leur manière de parler». 

Les commerçants marocains travaillaient très dur, mais ils étaient souvent socialement intégrés et prenaient souvent des vacances à Blackpool où ils se rendaient en train, ce que la famille Ben Jelloun faisait régulièrement. Dans son autobiographie, Manchester, prononcée manitshistir, conserva une impression mythique, tandis que certaines marchandises importées de Grande-Bretagne - tels que les tapis faits à la machine et les théières de Sheffield - furent des objets particulièrement précieux.

Bien que la majorité des Marocains qui s’installèrent à Manchester étaient musulmans, une petite minorité des premiers migrants étaient des juifs séfarades. Leurs échanges commerciaux avec la Grande-Bretagne commencèrent même plus tôt. Armand Levy (1995) écrit que la ville de Mogador, l’actuelle Essaouira, subit l’influence britannique à la fin du XVIII è siècle. À cette époque, les marchands anglais entamèrent  des liens commerciaux avec les juifs marocains de Mogador, échangeant ainsi de l’huile d’argan et de la gomme arabique contre les tissus anglais et l’argenterie. Ensuite, à la fin du siècle, une mission protestante s’installa à Mogador et entreprit d’enseigner l’anglais aux juifs de la ville, qui développèrent  alors une fascination pour tout ce qui était anglais. Plus tard, un petit nombre de jeunes juifs se rendit en Angleterre pour travailler dans les usines de textile à Birmingham et à Londres ou pour monter des entreprises. La plupart des commerçants juifs envoyèrent leurs fils à l’âge d’environ seize ans à Londres, Manchester ou Birmingham, en vue d’acquérir de nouvelles compétences et pour faire fortune. La majorité d’entre eux restèrent en Angleterre. Toutefois, les juifs de Mogador, tout comme d’ailleurs les juifs d’autres villes au Maroc, partageaient le désir de maintenir des liens solides avec le passé, en préservant les coutumes religieuses et les traditions culinaires propres à leurs villes marocaines d’origine.

 De fait, la communauté marocaine musulmane, quoique souvent décrite comme étant exotique en raison de sa spécificité culturelle, se faisait remarquer pour sa piété et ses observances rituelles. Ainsi, un journal paraissant à cette époque à Manchester loua les Marocains pour leur honnêteté et regrettait leur départ, rappelant au passage qu’outre «la perte matérielle considérable éprouvée par la ville, Manchester perdit une communauté de bons citoyens qui, tout en conservant leurs coutumes orientales et leurs particularités, surent se bâtir une réputation inégalée par leur comportement honnête et leur mode de vie sain». Lorsque la concurrence des productions de tissus japonais rendit impossible l’exportation des textiles du Lancashire vers le Maroc, la communauté se rapatria lentement et en 1956, après l’indépendance du pays, nombreux furent les rapatriés qui renoncèrent à leur citoyenneté britannique, lui préférant la nationalité marocaine.

En témoigne Ben Jelloun qui, en grandissant, assista au déclin économique de la communauté marocaine et à la baisse de ses membres ; il éprouva un sentiment douloureux pour le retour de tous les commerçants marocains. A ce propos, il ne manque pas de mentionner quelques-uns par leurs noms. C’est le cas pour les familles Abou Ayyad, Qurtubi, Bin Wahood, et Sayid Brada, au sujet desquels il affirme qu’ «ils sont tous partis pour le Maroc avec l’intention de ne plus retourner à Manchester». «Je n’ai jamais pensé que nous aussi serions également de retour au Maroc un jour» ajoute-t-il. Quelques membres de la communauté demeurèrent cependant à Manchester ; tel fut le cas  de la famille Ben Sikri, nom anglicisé en Sicree, dont quelques membres devinrent des avocats célèbres.