L'ascension des chefs d'entreprises soussis

L'ascension des chefs d'entreprises soussis

Auteur : Farid Boussaid

L’accession des Soussis à de hauts milieux économiques et politiques a toujours fait l’objet de nombreuses recherches. Elle reste de nos jours un sujet d’intérêt comme en témoignent de nouveaux articles récemment parus, comme ceux consacrés à l’actuel ministre de l’Agriculture, Akhennouch, et à ses origines soussies. Un éminent observateur de la société marocaine, John Waterbury, consacra tout un livre à un commerçant soussi, en l’occurrence Hadj Brahim, dans une tentative de comprendre la montée des Soussis, le sens de l’identité du groupe et la manière dont ils se sont adaptés à la ville durant les quelques décennies turbulentes qu’a connues le Maroc avant et juste après l’indépendance. Le récit que ce spécialiste consacra à la vie de Hadj Brahim semble suggérer que la réussite entrepreneuriale des Soussis repose d’une part sur leurs caractéristiques propres, et d’autre part sur le contexte dans lequel ils opérèrent.

Sur la voie des juifs

Par le biais du récit consacré à Hadj Brahim, Waterbury établit une brève description du contexte économique et politique au sein duquel les chefs d’entreprise soussis  furent en mesure de mettre le pied hors de leurs villages et de leurs vallées.

L’une des principales circonstances qui permirent aux Soussis d’échapper à la pauvreté dans les villages et de s’aventurer dans le commerce était l’expansion des «villes nouvelles» dans les cités marocaines. Les commerçants soussis surent ainsi profiter du pouvoir d’achat des Européens dans les villes. Ils ouvrirent alors boutique  principalement à Casablanca. Mais quand la concurrence devint plus féroce en raison de l’afflux massif de membres de tribus, notamment après l’indépendance, certains d’entre eux choisirent de fournir les quartiers des villes marocaines, allant même jusque dans les bidonvilles. Or, à mesure qu’ils s’installaient dans ces quartiers nouvellement construits, ils comptaient sur une clientèle marocaine à revenu fixe.

Par la suite, ils tirèrent profit de la Seconde guerre mondiale, lorsque se produisit le débarquement des alliés, et  avec les Américains comme clients, les années de crise furent vite oubliées. L’essor des investissements français après la Seconde guerre mondiale et la croissance des villes furent  propices aux affaires, et cela signifia aussi que l’ascension des Soussis n’avait pas à se réaliser au détriment d’autres groupes comme les juifs ou les Fassis. De fait, les juifs donnèrent même un coup de main aux Soussis. Lorsque les juifs portaient leurs choix sur d’autres professions ou passaient à d’autres activités commerciales, leurs positions étaient en premier lieu occupées par les Soussis. Ainsi, alors que  les Soussis détenaient principalement l’alimentation de détail et de gros, les Fassis étaient fermement établis dans le commerce des draps. Toutefois, les membres des trois groupes surent coopérer à la mise en place de grands projets, en particulier dans le milieu des grands hommes d’affaires.

 Il n’en reste pas moins vrai que la capacité d’adaptation des Soussis dans les villes est illustrée par leur coopération étroite avec les juifs. Cela fut particulièrement visible dans le commerce du thé, produit important dans une nation de fervents consomateurs de ce produit. Les juifs avaient de longue date établi des liens avec les exportateurs de thé britanniques. Le commerce d’importation était dominé par une poignée de familles juives et les commerçants soussis pouvaient garantir aux importateurs juifs un flux constant d’acheteurs à travers le pays. Comme la consommation de thé est intimement liée au sucre, les grossistes soussis avaient un ardent désir d’avoir la franchise du sucre produit par la société française «Consuma». Ces liens leur permirent de devenir l’un des plus importants négociants en thé et en sucre.

Avec la nationalisation de l’importation du thé en 1958, l’emprise juive sur les importations de thé était brisée. Cela fournit une nouvelle opportunité aux Soussis, qui s’adaptèrent facilement à l’intervention de l’Etat. Ils obtinrent des franchises et certains devinrent des conseillers pour le nouvel Office national du thé. Ensuite, en raison de leur connaissance approfondie du marché, ils furent capables de manipuler cette nouvelle institution et ont ainsi profité du marché noir émergent du thé. Le marché du thé aurait été dominé dans les années soixante par seulement dix commerçants soussis.

Outre le commerce, les négociants soussis furent également actifs dans la sphère politique. C’est ainsi qu’ils participèrent à la première grande grève industrielle contre «Consuma», en 1936. Plus important encore, ils prirent part au mouvement de résistance en milieu urbain. Les commerçants soussis dans la ville avaient en effet un vaste réseau qui se révéla très précieux dans l’organisation de la résistance en milieu urbain au cours de la lutte pour l’indépendance. Les Français tentèrent alors d’exploiter la rivalité entre Soussis et Fassis, mais ils échouèrent. Les Soussis, eux, ont beau être contrariés par la domination fassie dans l’Istiqlal, la plupart choisirent cependant de serrer les rangs et de lutter ensemble pour l’indépendance.

Lorsque le Maroc devint indépendant en 1956, cette activité de résistance fut récompensée par le nouveau gouvernement par l’octroi de licences et de franchises. Toutefois, les Soussis étaient indignés par le fait que la plupart des récompenses furent reçues par les plus instruits et les plus riches des Fassis. Alors, quand des membres de l’Istiqlal, les plus militants et les plus intellectuellement engagés, rompirent avec leur parti et formèrent l’UNFP, de nombreux Soussis y adhérèrent, trouvant là une possibilité de sortir de la coupe de la bourgeoisie fassie. Leur première victoire eut lieu en 1960 avec l’élection d’un grand nombre de Soussis à la Chambre de commerce de Casablanca. Mais les commerçants soussis engagés dans la politique ne semblaient pas être motivés par des questions d’ordre politique, ils semblaient plutôt chercher à accéder à des réseaux. Ils pensaient donc en termes matériels. Voilà pourquoi lorsque la rhétorique des intellectuels devint trop abstraite et socialiste, ils perdirent tout intérêt pour l’UNFP qu’ils commencèrent à quitter, surtout quand l’opposition des militants de ce parti fut soumise à une plus forte répression du Palais. Certaines figures de proue au sein de la communauté soussie furent attirées par le FDIC (Front pour la défense des institutions constitutionnelles), nouveau parti pro-palais, qui était considéré comme anti-Istiqlalien et anti-fassi. Puis une fois l’activité du parti en question en régression dans la deuxième moitié des années soixante, de nombreux Soussis eurent l’idée de mettre en place une organisation pour la médiation d’intérêts collectifs, telle que l’Union marocaine des grossistes de produits alimentaires. Pour la plupart des Soussis, la politique était une autre manière de faire des affaires, et pour cela le pragmatisme était essentiel.

Par delà le particularisme soussi

Parmi les principales raisons qui incitèrent les Soussis à chercher un gagne-pain ailleurs figurent les conditions de vie pénibles. Ceci explique entre autres leur implication dans le commerce transsaharien et leur migration vers des villes du Nord  comme Tanger et Fès. Même si les querelles étaient assez fréquentes et souvent motivées par la rareté des ressources, la migration des hommes vers le Nord créa sa propre dynamique, dont la principale motivation était la concurrence pour le prestige de quitter le village. L’argent gagné dans la ville était réinvesti dans le village, essentiellement dans la construction de  maisons et de villas1.

Leur succès dans le commerce est généralement attribué à leur travail acharné et à leur tempérance et leur modération2. Les commerçants soussis ne cherchent pas en effet à réaliser des gains rapides, mais capitalisent lentement leurs bénéfices. Leur esprit d’entreprendre signifiait toutefois qu’ils pouvaient opter aussi facilement pour le court terme en adoptant un comportement spéculatif, plutôt que d’investir à long terme. Mais un facteur de succès essentiel joua en leur faveur : les commerçants soussis furent toujours capables de vendre au meilleur prix. Comme ils étaient relativement nouveaux  dans le commerce de détail, ils n’étaient pas contraints par des traditions anciennes et pouvaient innover dans leurs entreprises. Ce qui distingue les Soussis des Arabes de la Chaouia, par exemple, est que les premiers ne sont pas découragés par la complexité de la ville et sont suffisamment avertis pour bénéficier des opportunités d’affaires que la ville leur offre. Aux yeux de Waterbury «les Soussis allient le manque de scrupules levantin et une dévotion calviniste à la tâche, sans en attendre toujours une réussite durable»3.Aussi intéressante que soit la description des normes qui motivent le comportement de Hadj Brahim, Waterbury reste conscient que les généralisations ne sont pas toujours utiles : «Le Hadj est, dans les dires et les faits, pour le travail sans relâche et la compétence, la modération et la planification, l’effort personnel, la vie saine et la piété. Pourtant, il viole parfois, dans les dires comme dans les faits, chacune de ces normes»4.

La concurrence dans la ville est féroce et impitoyable. Cela ne signifie pas que les Soussis ne s’entraident pas ; bien au contraire, l’octroi de crédits et  le montage de coentreprises sont choses courantes entre les membres de la famille et ceux de la tribu. La crainte de perdre sa réputation est un bon moyen de prévenir les défauts de paiement des commerçants.

Par contre, faire partie d’un système de crédit communautaire assure une place au sein du réseau, et crée donc une certaine forme de cohésion entre les commerçants.

La rivalité interne si caractéristique de la vie au village fut reproduite dans la ville au travers de la concurrence commerciale5, mais l’identité du groupe permit également  aux Soussis de maintenir un front commun face à la concurrence extérieure. Le fait de s’être aventuré dans le commerce permit de conserver la cohésion du groupe plus facilement que si les Soussis avaient opté pour un travail salarié. Même s’il semblait que les Soussis avaient tendance à préférer le commerce plutôt que le travail salarié, ce qui est illustré par le proverbe: «Frank diyal Tijara khayr min myat ijara», ou littéralement «un centime provenant du commerce vaut mieux que cent centimes perçus pour un travail de salarié».

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Lorsque les Soussis commencèrent à s’implanter également  dans le commerce en  gros, ils eurent l’occasion d’aider les nouveaux arrivants de la tribu à monter leurs épiceries. Les anciens liens tribaux furent mis en service pour accéder aux  places marchandes dans les villes. Les grands patrons apparurent alors au sommet d’une hiérarchie verticale. La place dans la hiérarchie était déterminée par le succès commercial et non pas par l’affiliation tribale. Cependant, les codes des groupes pouvaient être utilisés pour résoudre les problèmes entre eux sans avoir à recourir aux tribunaux.

 Selon Waterbury, le succès des Soussis ne s’explique par rien d’inhérent à leurs groupes. Lorsque les circonstances poussèrent certains d’entre eux vers le commerce, certaines de leurs caractéristiques vinrent à maturité. Les Soussis ne quittèrent d’ailleurs  pas tous leurs villages pour le commerce, certains s’installèrent en Europe pour devenir ouvriers, et là cette même ingéniosité avait moins de valeur. La seule chose qui peut-être distingue les Soussis des autres Marocains, c’est qu’ils ont tendance à être plus prompts à saisir les opportunités qui leur sont présentées. Le fait qu’ils s’aventurèrent dans le commerce leur permit, plus qu’à d’autres tribus, de maintenir une sorte de cohésion de groupe à travers les réseaux commerciaux.

Ce ne sont toutefois pas des créateurs, au sens le plus fort du terme. Ils investissent des milieux d’affaires déjà constitués. Pour qu’ils fassent partie de l’élite au pouvoir décisionnel «ils [devraient] infiltrer les professions, l’armée et la bureaucratie […]. Mais alors nous n’aurions plus affaire au phénomène soussi. La pratique du commerce dans le Nord, comme celle de l’agriculture dans la vallée, deviendraient alors des réminiscences du passé soussi, une phase importante de leur accès au statut d’élite, où ils ne seraient plus le rouage du grand dessein de quelqu’un mais des concepteurs eux-mêmes» .

Cette ascension, comme Waterbury l’a souligné dans les dernières observations de son livre, a été accomplie par de nombreux Soussis appartenant à l’élite économique et politique marocaine. Leur réussite n’est pas due uniquement à des prédispositions typiques, mais elle s’explique également par une prise en compte du contexte dans lequel ils eurent à intervenir. Il serait enfin intéressant de noter que la catégorisation en termes de Soussis est encore courante, soit par ceux qui analysent la société marocaine et écrivent à son sujet, soit  par les Soussis eux-mêmes, ce qui en fin de compte montre que l’héritage inhérent à des tribus et à l’identité du groupe revêt encore de l’importance.

 

Par Farid Boussaïd