La jeunesse au Maroc : marginalités, informalités et adaptations

 

"On veut travailler mais où ? walakine hahna mkatline maâ lwakte - mais on se bat avec le temps" dit un jeune de 29 ans de Casablanca sur ton combattif.

 

Le débat autour de la jeunesse a souvent été porté par les médias ou exprimé par les pouvoirs publics, cela est fortement perceptible depuis les événements dits du « Printemps arabe » dont les jeunes ont été les principaux acteurs. Toutefois, cette attention ne s’est pas matérialisée en stratégies d’inclusion des jeunes, malgré quelques effets d’annonces ou des efforts encore insuffisants. Du côté de la recherche, de l’Indépendance du pays à nos jours, très peu d’enquêtes ont été consacrées à la jeunesse marocaine, et ce, malgré son poids démographique, économique et social. La jeunesse est très peu investie par les chercheurs, et les résultats de ces travaux demeurent inconnus du grand public. Les rares recherches quantitatives menées auprès des jeunes ont concerné des catégories ou des thématiques particulières telles que les jeunes ruraux en 1969 (Pascon et Bentahar)1, le rapport à la religion et la politique des étudiants à Casablanca2 (Tozy, 1984), la scolarisation des jeunes urbains de 16 à 30 ans (Bennani-Chraïbi, 1994)3, les rapports des étudiants à l’université, à la famille et aux valeurs4 (Bourqia, El Harras et Bensaïd, 1993) ou encore les pratiques et les valeurs religieuses des jeunes (Bourquia & al. 2000)5. Pour avoir des analyses plus larges, il faut se tourner vers des études menées par des institutions en dehors du monde de la recherche, notamment vers le ministère chargé de la jeunesse qui a lancé, en 2001, une consultation nationale sur les jeunes6. Cette dernière a concerné 18 109 jeunes marocains de 15 à 29 ans et a porté sur plusieurs thématiques, telles que l’environnement culturel, familial, professionnel, la migration, l’usage des médias, la participation politique... Le Haut-Commissariat au Plan a lui aussi enquêté en 2012 auprès des jeunes de 15 à 24 ans, de même que la Banque mondiale en 2012 auprès de 2000 jeunes de 15 à 29 ans.

L’enquête que nous avons menée au CESEM, centre de recherche de HEM, auprès de 2000 jeunes marocains, dans le cadre du projet de recherche SAHWA, se veut une contribution à la recherche scientifique autour de la jeunesse au Maroc sans que cette enquête se limite pour autant à une catégorie particulière parmi les jeunes, ni qu’elle fasse des données quantitatives une finalité en soi. Dans ce sens, l’équipe a mené des études de cas approfondies auprès des jeunes ruraux, des jeunes actifs de l’informel et des jeunes entrepreneurs. Plusieurs questions, parmi celles qui ont alimenté nos analyses, s’articulent autour des pratiques et des aspirations des jeunes aujourd’hui. Cet article reprend donc une partie des résultats de cette enquête par questionnaire, en particulier ceux liés à l’éducation, l’emploi, l’insertion sur le marché du travail et les mobilités des jeunes. D’autres résultats relatifs à la culture, à l’engagement politique, au genre et aux occupations des jeunes seront développés dans des articles ultérieurs.

 

Méthodologie

 

Les jeunes interrogés dans l’enquête par questionnaire ont entre 15 et 29 ans. Même si la notion de jeunesse relève plus d’un statut ou d’une construction sociale que d’une tranche d’âge, notre ambition dans le cadre du projet SAHWA est de réaliser une enquête comparative entre les jeunes marocains et ceux de l’Algérie, de l’Égypte, du Liban et de la Tunisie où la même enquête a été menée. Nous nous sommes limités donc à cette tranche d’âge pour avoir des « bases comparables ».

 

L’enquête par questionnaire a été réalisée entre décembre 2015 et mars 2016 auprès d’un échantillon national représentatif de 2000 jeunes âgés de 15 à 29 ans (dont 1200 étaient en milieu urbain et 800 en milieu rural). Une première partie de l’enquête destinée aux ménages a recueilli des informations détaillées sur les caractéristiques démographiques et éducatives des parents, leurs activités économiques, etc. Une autre partie distincte du questionnaire concerne exclusivement les jeunes âgés de 15 à 29 à raison d’un jeune par ménage.

 

L’enquête répond à un échantillonnage représentatif à l’échelle nationale et prend en compte les données publiées par le Haut-Commissariat au Plan (HCP) au titre du recensement général de la population et de l’habitat de 2004 et 2014 (pour les résultats connus à ce jour), notamment par rapport aux répartitions homme/femme et urbain/rural. Globalement, au niveau des 15 Régions administratives (à l’exception de Dakhla Oued Eddahab), 250 secteurs d’échantillonnage ont été choisis proportionnellement à la population globale de chaque Région et à sa distribution urbain/rural. Puis, les ménages ont été choisis à l’intérieur de chaque secteur, et les jeunes éligibles à l’enquête ont été choisis à l’intérieur de chaque ménage (un seul jeune par ménage interrogé).

 

Une nouvelle génération en devenir

 

À cause de la grande différence des échantillons, nous nous abstenons de faire une comparaison avec les enquêtes citées plus haut. Toutefois, en considérant les jeunes comme une classe démographique, les statistiques renseignent sur le fait qu’une grande partie des jeunes sont exclus de la vie économique et politique du pays.

 

En termes de caractéristiques générales des jeunes enquêtés, nous remarquons une dépendance par rapport aux structures familiales. En effet, 82% vivent encore avec au moins un des deux parents, et 45,1% ne possèdent pas leurs propres chambres. Toutefois, les jeunes disposent de plus en plus de nouveaux « gadgets » technologiques : lecteurs DVD (45,2%), smartphones (65,4%), ordinateurs portables (37,1%), MP3/iPod (18,4%), jeux vidéo (12%). Enfin, 22,2% ont accès à leur domicile à une connexion Internet. Ils sont d’ailleurs 40,2% à consulter quotidiennement leurs mails ; 53,6% à chatter ; 32,4% à naviguer sur les sites d’actualité ; 28,7% à jouer aux jeux vidéo, et 51,3% à aller sur des réseaux sociaux. Ces fréquences sont légèrement plus élevées chez les jeunes urbains que chez les ruraux (Tableau 1).

 

 

 

Concernant l’éducation et le niveau d’instruction, les jeunes d’aujourd’hui se distinguent fortement de leurs aînés. En effet, les parents sont majoritairement sans instruction (46,7% pour les pères et 61,6% pour les mères). Par ailleurs, seuls 8,3% des pères et 3% des mères ont atteint un niveau supérieur. Aux deux extrêmes, les jeunes enquêtés sont environ 6,2% à n’avoir jamais été scolarisés en milieu urbain, un pourcentage qui augmente à 15,5% en milieu rural (Tableau 2), alors qu’ils sont 22% à atteindre un niveau d’enseignement supérieur. Toutefois, seulement 9,8% ont obtenu une licence et 2,1% un master ou équivalent, alors même qu’ils sont 23,6% à aspirer atteindre ce niveau (Tableau 3).

 

 

Ces résultats confirment une tendance générale d’élévation du niveau d’éducation bien que l’obtention des diplômes demeure encore problématique et que beaucoup de jeunes quittent la formation sans obtenir un diplôme. D’ailleurs, parmi les jeunes ayant quitté leurs études avant la fin, 9,5% invoquent le fait que l’école est éloignée, 5,3% le manque de transport, et 11,5% la nécessité de travailler pour aider leurs familles. Ces mêmes raisons structurelles sont avancées par ceux qui n’ont jamais été scolarisés. Ces proportions sont encore plus importantes pour les jeunes filles et les jeunes ruraux.

Il est important de noter que les jeunes sont plutôt portés vers des études en sciences naturelles et mathématiques (26,7%), en commerce, administration et sciences juridiques (15,4%) et sont moins portés vers les sciences agronomiques (1,4%), alors que 20,8% des parents sont agriculteurs. Cela montre aussi que les jeunes ruraux, même en se maintenant dans l’activité agricole, ne poursuivent pas systématiquement des formations agricoles (Tableau 4). Par ailleurs, seuls 10% des enquêtés ont effectué un stage au cours de leur formation, ce qui confirme le décalage existant entre formation scolaire/académique et préparation au marché de l’emploi et au réseautage. Par conséquent, les jeunes ont des difficultés à se former et à accéder au marché du travail grâce à leurs diplômes.

 

 

 

Les jeunes et l’emploi, entre précarité et adaptation

 

Les jeunes marocains intègrent très tôt le monde du travail, avec ou sans diplôme, même si ce premier travail n’exclut pas la poursuite des études. Ainsi, 30,6% travaillent pour la première fois alors qu’ils ne sont âgés que de 11 à 15 ans et 44% débutent entre 16 et 20 ans. Ceux qui n’accèdent au premier emploi qu’après 25 ans ne représentent que 3,7%. Ceci témoigne, tenant compte des caractéristiques des jeunes que nous avons décrits, du fait que ces derniers sont souvent issus de groupes sociaux défavorisés, et sont particulièrement exposés à des situations précaires en termes d’emploi.

 

Seuls 17,8% des jeunes enquêtés sont actifs occupant principalement un travail informel et précaire. Globalement, les jeunes actifs, ou qui l’étaient, sont 29,4% à travailler comme salariés non permanents et 35,1% à avoir déclaré travailler comme indépendants (Figure 1).

 

La catégorie des employeurs et des indépendants est particulièrement intéressante à analyser car elle représente 184 jeunes. Elle renseigne sur le caractère « débrouillard » de la jeunesse qui recourt à l’aide familiale (60,9%) pour mettre en place ses « entreprises » ou se tourner vers d’autres formes d’aide (7,1%), sans toutefois être déconnectée des dispositifs gouvernementaux d’aide à l’emploi (21,2%) ou des crédits bancaires (18,5%). Ces jeunes avancent toutefois plusieurs problèmes dont le manque d’information ou les problèmes administratifs, mais aussi la commercialisation (Tableau 5).

 

 

Par ailleurs, le fait d’être actif n’est pas synonyme de travail sécurisé. En effet, seuls 16% disposent d’un contrat à durée indéterminée alors que la majorité, environ 74%, travaille sans contrat (Figure 2). Cette insécurité de l’emploi, voire cette fragilité sociale, est encore plus marquante si l’on considère l’affiliation des jeunes actifs à la sécurité sociale, puisque plus de 79% ne sont pas affiliés. Les jeunes actifs sont 12,4% à travailler dans l’administration et 17% dans l’agriculture, alors que 28,6% travaillent dans le commerce et 21,9% dans les services. Ils travaillent majoritairement dans le secteur privé (79,1%).

 

Par ailleurs, une majorité de 82% des jeunes enquêtés sont inactifs. Les chiffres élevés du chômage renseignent sur la situation défavorisée des jeunes sur le marché du travail, notamment dans les zones urbaines. En général, les femmes sont confrontées à des taux de chômage plus élevés que les hommes, aussi bien dans les zones rurales qu’urbaines. En posant la question, à savoir si les jeunes seraient prêts à travailler dans un délai de deux semaines, ils sont 20% à répondre positivement même si ce travail est mal rémunéré (34%), pénible (22,1%), éloigné du lieu de résidence (61%) ou encore éloigné du domaine de spécialisation (32,4%). D’ailleurs, 44,8% des jeunes à la recherche de l’emploi sont indifférents et ne mentionnent aucune préférence dans le futur emploi. Cela témoigne en même temps de l’urgence des besoins et d’une capacité d’adaptation afin d’avoir accès au travail, notamment lorsqu’il s’agit d’un premier travail et/ou après une longue période de chômage.

 

Si le travail informel est visible auprès des jeunes actifs, il l’est autant auprès des jeunes inactifs. L’informel est aujourd’hui une caractéristique très marquante des pratiques des jeunes dans le domaine de l’emploi. Les jeunes inactifs ont répondu à 169 reprises qu’ils ont travaillé au moins une heure rémunérée la semaine avant l’enquête. Cela concerne : vente de biens sur le marché/dans la rue/à domicile (43 réponses), dans l’agriculture (25), dans les préparations des produits alimentaires (24), etc. (Tableau 6).

 

Enfin, parmi les 305 enquêtés ayant répondu à la question autour du revenu, notons qu’environ 70% gagnent un revenu mensuel égal ou inférieur à 2 500 dhs et que seulement cinq jeunes ont gagné plus de 5 000 dhs dans la période précédant l’enquête, révélant aussi la précarité de leur situation. Notons toutefois que 202 enquêtés ont refusé d’indiquer leurs revenus alors que 1493 n’ont pas répondu à cette question (Tableau 7).

 

 

Dans leur recherche d’emploi, les jeunes mobilisent différentes stratégies. Ils mobilisent aussi bien les nouvelles institutions comme l’Agence Nationale de Promotion de l’Emploi que des agences privées. Ils ont majoritairement recours aux candidatures spontanées (49,3%) et au déplacement sur les lieux de travail (64,2%) (Tableau 8).

 

 

Toutefois, les relations personnelles (33,3%) et familiales (29,8%) demeurent importantes pour ceux qui sont actuellement en activité. D’ailleurs, 28% de ceux qui sont au chômage pensent qu’ils le sont à cause du favoritisme dans le recrutement, alors même que la principale raison que les jeunes avancent est le manque d’offres d’emploi. Parallèlement, ils ne sont que 9% à penser être en manque de compétences appropriées pour accéder au marché de l’emploi ; c’est dire que les autres jeunes estiment avoir les compétences pour travailler (Tableau 9). Tous ces éléments contribuent à l’émergence d’un sentiment de frustration qui constitue une cause directe de leur « contestation ». Cette contestation, au moins envers les conditions, voire les chances d’accès à l’emploi, se manifeste dans un sentiment d’exclusion sociale.

 

 

La mobilité, une stratégie d’adaptation des jeunes

 

La mobilité est une caractéristique majeure des jeunes, aussi bien urbains que ruraux. Les jeunes enquêtés sont plus de 40% à affirmer ne plus vivre dans le même endroit que celui de leur naissance. Le changement de lieu de résidence ou de travail s’explique par des raisons d’ordre éducatif comme suivre des études ailleurs, notamment universitaires, d’opportunités professionnelles ou familiales. Le tableau (10) confirme la disposition des jeunes à être mobiles lorsqu’il s’agit d’une opportunité de travail (48,3%). Le mariage reste aussi un déterminant important (42,5%), en particulier pour les jeunes femmes, surtout qu’il peut imposer un changement d’activité professionnelle.

 

Mais la mobilité n’est pas que nationale, elle peut aussi dépasser les frontières. Bien que cette enquête n’ait porté que sur les jeunes marocains résidant au pays, nous avons pu les interroger sur un éventuel départ à l’étranger. Les réponses sont assez tranchantes et « l’étranger » n’est plus une source d’identification ou d’unique opportunité de travail. Cela coupe avec des idées reçues, mais aussi avec des réalités sociales que la jeunesse a connues dans les dernières décennies. Ainsi, 84,5% des enquêtés ne souhaitent pas émigrer ou ré-émigrer, et 7,3% restent indécis. Ils ne sont donc que 8,3% à envisager l’émigration. De plus, dans notre échantillon, 15 jeunes enquêtés avaient effectivement eu une expérience internationale. Ils sont partis pour études (3), pour travail (7), pour tourisme (2), regroupement familial, raison de santé et déplacement familial. Tous sont revenus, un seul n’était pas en situation régulière, mais tous sont revenus par choix (7), suite à l’expiration du visa d’étudiant ou de tourisme, ou pour rejoindre leur conjoint. Bien que sur un échantillon aléatoire restreint, ceci nous renseigne sur un mouvement inverse des jeunes qui, même ayant un « pied » en Europe, préfèrent revenir. Ne voient-ils plus en l’étranger un modèle meilleur, ou voient-il plutôt le « pays » comme meilleur ? Probablement, c’est un croisement de plusieurs raisons et les jeunes nous amènent à réfléchir sur les nouvelles dynamiques qu’ils portent désormais.

 

 

Les jeunes nous poussent à réorganiser le monde

 

Partant de notre parti pris de considérer la jeunesse comme une ressource et non comme un problème, nous constatons que les dynamiques portées par les jeunes et celles qu’ils subissent par exclusion sociale sont très visibles. Les caractéristiques des jeunes que nous avons décrites rendent compte que c’est dans la marginalité et la précarité que les jeunes s’activent, sans pour autant que cette marginalité soit uniquement matérielle. Les jeunes sont mobiles, s’adaptent, se débrouillent et s’orientent vers le secteur « informel » qui leur permet d’être en « activité » économique mais aussi de prétendre à une autonomisation par rapport à leurs structures familiales et leurs aînés. Ils sont en train de confirmer que c’est « dans le besoin qu’on est créatif ». Avec un taux de scolarisation élevé et une prise de conscience du monde autour d’eux, à travers les nouvelles technologies, ils aspirent même à rester au pays et à y construire leur avenir. Toutefois, la fragilité de leur quotidien fait que leurs potentiels  et aspirations peuvent se transformer progressivement en frustration et amertumes. Ces chiffres et les situations controversées des jeunes nous poussent, comme le disaient déjà Pascon et Bentahar en 1969 « à réorganiser le monde ». C’est devenu impératif d’inclure la jeunesse d’aujourd’hui, d’intégrer ses voix et visions dans le devenir du Maroc de demain

 

1.     Pascon, P., Bentahar, M. (1969). Ce que disent 298 jeunes ruraux. Bulletin Économique et Social au Maroc 31, 1-143.

2.     Tozy, M. (1984). Champ et contrechamp politico-religieux au Maroc. Aix-en-Provence : Thèse de doctorat d’État en science politique. Voir les pages 241-261.

3.     Bennani-Chraïbi, M. (1994). Soumis et rebelles : les jeunes au Maroc. Paris : CNRS éditions.

4.     Bourqia, R., El Harras, M. et Bensaïd, D. (1995). Jeunesse estudiantine marocaine : valeurs et stratégies. Avec la collaboration de Jamila Bennaghmouch. Rabat : Éditions de la Faculté des lettres et des sciences humaines.

5.     Bourqia, R., El Ayadi, M., El Harras, M. & Hassan, R. (2000). Jeunes et valeurs religieuses. Casablanca : Éditions Eddif.

6.Consultation nationale des jeunes : Enquête auprès de 18109 jeunes