Diplomés, chômeurs: même combat

Diplomés, chômeurs: même combat

Depuis début 2011, le monde arabe est secoué par des soulèvements populaires réclamant liberté, dignité et emploi. Déjà, deux chefs d’Etat, en Tunisie et en Egypte, ont été déboulonnés, l’un prenant  la fuite et l’autre devant comparaître devant la justice. D’autres chefs d’Etat tremblent sur leurs socles. Certains s’agrippent à leur pouvoir, n’hésitant pas à mettre leurs pays à feu et à sang. Tandis que les plus réalistes s’engagent dans la voie des réformes pour désamorcer la contestation.

Les motifs du mécontentement sont légion : longévité de régimes vieillissants, corrompus et prédateurs ; fermeture du champ des libertés ; dérive patrimoniale et dynastique ; croissance sans développement en raison d’un capitalisme de copinage.

Tous ces facteurs sont exacerbés par le facteur démographique : l’extrême jeunesse de la population arabe dans un contexte de profonde transformation démographique. En effet, depuis le début des années 80, le monde arabe connaît une véritable décrue démographique, avec une baisse significative de l’indice synthétique de fécondité, avoisinant aujourd’hui 2 à 3 enfants par femme contre 5 à 7 enfants en moyenne dans les années 60. Cette décrue démographique s’explique par plusieurs facteurs : montée de l’instruction des femmes et de leur participation au marché du travail, urbanisation accélérée et nucléarisation des familles (alors que la règle était la famille élargie), ralentissement des économies rentières, utilisation des méthodes contraceptives, mondialisation des comportements, etc. Ainsi, contrairement aux postulats de certains polémistes qui prétendent que les Arabes et les musulmans, en général, font des «enfants comme des lapins» (Oriana Fallaci), les chiffres démontrent la convergence progressive  des deux rives de la Méditerranée en matière de procréation.

A une différence près, mais elle est de taille. A l’opposé de l’Europe, «ridée et vieillie», le monde arabe se caractérise par l’extrême jeunesse de sa population. La tranche d’âge 0-20 ans représente près de 45% de la population totale (contre 25% dans l’UE), soit près de 170 millions d’Arabes sur une population totale de 360 millions. Les jeunes âgés entre 15 et 25 ans représenteraient 21% de la population totale, soit 70 millions. Bref, l’âge moyen des Arabes oscillerait autour de 25 ans alors qu’il frôle 38 ans dans les pays européens.

Théoriquement, une population jeune est plutôt une fenêtre d’opportunité. Certains démographes parlent d’un «cadeau démographique», de «Youth bulge» pour souligner le lien entre force de travail disponible, éduquée, productive et développement économique. Mais c’est la théorie. La réalité est tout autre : les jeunes Arabes, dont les taux de scolarisation et d’éducation ont connu un bond spectaculaire, sont confrontés à des  niveaux de chômage alarmants. Les jeunes (15-25 ans) représentent 25% de la population active, mais leur taux de chômage atteint 43% du total, ce qui signifie qu’un chômeur sur deux est dans cette catégorie d’âge. Certes, ces pourcentages constituent une moyenne de l’ensemble arabe : il est bien entendu que la situation des Emirats Arabes Unis avec 7% de chômeurs est diamétralement différente de celle de l’Egypte ou de la Tunisie.

Plusieurs facteurs expliqueraient cet état de fait : mauvaise qualité du système éducatif, des économies peu diversifiées et peu intégrées régionalement, régimes politiques prédateurs, secteur privé anémié et basé sur des structures familiales, secteur public pléthorique dont la capacité d’absorption est largement atteinte, et faible montée dans la gamme des produits pour créer des emplois de qualité (beaucoup de pays recourant à la sous-traitance textile ou au secteur touristique n’offrent que des salaires de survie). Ceci explique d’ailleurs pourquoi le chômage des jeunes tunisiens diplômés (études secondaires et universitaires) pour prendre cet exemple, tournerait autour de 38-40%  alors qu’il se situerait autour de 25% pour les jeunes n’ayant terminé que les études primaires.

Historiquement, la famille a servi à amortir le choc du chômage en préservant le tissu social et en créant de petits emplois pour les jeunes avec de faibles investissements (entreprises familiales). En fait, la famille s’est substituée à l’Etat et au secteur moderne : tous deux défaillants. Le secteur informel a absorbé une autre partie des jeunes, mais avec des salaires de misère. Nul doute que ce sous-emploi est une forme déguisée de chômage.

L’émigration a été l’autre soupape de sécurité et cela de deux manières. D’abord, elle a  soulagé le marché de travail local. On estime que les pays du Maghreb ont exporté au moins 10% de leur population active vers l’Union européenne, tandis que les pays du Golfe avaient généré plus de 5 millions d’emplois pour les Arabes du Moyen-Orient. Ensuite, grâce aux transferts de fonds, l’émigration a servi d’amortisseur social contre la pauvreté.

Il se fait que la soupape de l’émigration s’est fermée. L’UE a cadenassé ses frontières face à l’immigration régulière dès 1974, tandis que les pays du Golfe ont privilégié «la préférence nationale» pour les postes administratifs et l’immigration d’origine asiatique, plus docile et moins bien payée. Certes, l’immigration clandestine a pu déjouer tous les cordons sanitaires et les jeunes, surtout maghrébins, ont continué à affluer en Europe, tandis que les pays du Golfe continuent à accueillir entre 5 à 6 millions d’expatriés arabes. Mais cela ne contribue nullement à alléger les taux de chômage dans les pays d’origine, à cause de l’accroissement du nombre de jeunes qui entrent sur le marché du travail annuellement, combiné à des stratégies de développement axées sur les secteurs à faible salaire (tourisme et textile) et à la nature prédatrice de certains régimes décourageant la dynamisation du secteur privé et l’esprit d’entreprendre en général.

Les Etats arabes s’échinent à occulter le problème derrière des chiffres de chômage truqués (12% ou 14%). Certains Etats se vantent même d’avoir un taux de chômage inférieur à celui de l’Espagne et du Portugal. Ainsi, selon l’Office national algérien des statistiques, 10% de la population active serait inactive (contre 21% en Espagne). Or ce chiffre est largement contesté par les économistes locaux et les institutions internationales. En 2010, la Banque mondiale estimait qu’en Algérie trois diplômés sur quatre étaient sans emploi. En janvier 2011, l’Organisation Internationale du Travail classait tous les pays du Maghreb parmi les régions du monde où le chômage était le plus élevé. Il suffit d’ailleurs de regarder le spectacle affligeant du désœuvrement de  tous ces jeunes arabes grillant des cigarettes, adossés à un mur , à longueur de journée (en Algérie, on les appelle les «hittites» (Hit = mur)), ou en tuant le temps sirotant un thé aux terrasses des cafés.

L’on peut imaginer la frustration psychologique de tous ces jeunes : leur diplôme n’est plus leur planche de salut, ils ne peuvent fonder un foyer (près de 2 jeunes gens sur 3 et une jeune femme sur 3 sont célibataires à 30 ans, alors que dans les années 60 l’âge médian de mariage était de 18 ans pour les femmes et 24 ans pour les hommes), ils ne peuvent payer un loyer et continuent à vivre avec la famille (3 jeunes sur 4 de moins de 30 ans vivent avec leurs parents). Sous le même toit vivent ainsi des enfants de plus en plus éduqués et leur père analphabète : «un mélange explosif», fait remarquer le démographe Youssef Courbage.

Est-ce donc un hasard si les trois slogans, les plus scandés, sur les places de Tunis, du Caire et d’autres capitales arabes,  soient «liberté, dignité et emploi» ? Est-ce un hasard si les soulèvements démocratiques aient été pilotés par des jeunes, de manière spontanée, sans figure de proue et sans encadrement politique ? Ces jeunes, en colère, ont fait preuve d’un courage inouï, d’une maturité étonnante et d’une modernité saisissante, alors que leurs aînés étaient tétanisés par la peur. Les jeunes Arabes envoient un message à l’Union européenne : celle-ci a trop longtemps  courtisé les despotes arabes sous le prétexte que la stabilité était préférable au chaos et que ces despotes - faussement laïcs - étaient des remparts contre l’islamisme militant et des sentinelles anti-migratoires. L’heure est venue pour l’UE de faire oublier les errements du passé en accompagnant les révolutions démocratiques arabes et en fournissant aide et conseils pour créer, avec les pays arabes, des projets  pourvoyeurs d’emplois pour une jeunesse qui ne veut plus de cette «existence au rabais». C’est le sens de la communication de la Commission intitulée «Partenariat pour la démocratie et la prospérité partagée». Espérons que ce nouvel engagement ne se réduise pas à un simple «effet d’annonce»