Éloge du pluralisme

Éloge du pluralisme

Auteur : Jan-Werner Müller

L’essayiste allemand Jan-Werner Müller décortique la notion de populisme et propose des méthode pour faire face à ce mal qui ronge les démocraties représentatives.

 

« Qui, au juste, n’est pas populiste ? », s’interroge Jan-Werner Müller au seuil de cet essai d’une brûlante actualité. Professeur de théorie politique et d’histoire des idées, spécialiste du théoricien nazi Carl Schmitt (Carl Schmitt, un esprit dangereux, Armand Colin, 2007), le chercheur allemand se penche sur ce phénomène qui s’est répandu comme une traînée de poudre aux États-Unis, en France, en Pologne, en Hongrie, en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Turquie, mais aussi, et plus tôt, en Amérique latine. Et de s’interroger sur les critères qui font le populisme, qu’il se réclame de gauche ou de droite. Est-ce la référence au peuple ? Mais « les politiques, en démocratie, ne veulent-ils pas tous – ne doivent-ils pas tous – « prêter attention au peuple » ? » Est-ce cette « politique de l’émotion (ou même une politique « des tripes » » qui les caractérise ? Jan-Werner Müller propose dans ce bref ouvrage une « théorie critique du populisme », qu’il annonce d’emblée comme inextricablement liée à une « théorie de la démocratie ». Ce qui lui permet de clarifier les concepts et de balayer un certain nombre d’idées reçues, dont celles qui verraient dans le populisme l’image de la « démocratie originelle » ou bien un « un « carburant » pour une démocratie libérale où les éléments non démocratique (disons le libéralisme économique) auraient gagné d’une façon ou d’une autre ».

Pour lui, « le populisme est l’ombre portée de la démocratie représentative ». C’est donc un phénomène moderne, qui n’existait pas par exemple à Athènes. La première partie du livre fait le tour de la notion, d’un point de vue théorique. Le populisme n’est pas nécessairement une forme d’extrémisme. « La distinction entre populisme et démocratie ne recoupe pas la distinction entre extrémisme et centre libéral et modéré (quel qu’il soit) ». Il n’est pas non plus réductible à une approche simpliste ni un symptôme d’anti-intellectualisme, pas plus qu’il ne touche que les classes les plus fragiles : « Les vrais déclassés et menacés de déclassement ne votent pas forcément pour des partis populistes ». Jan-Werner Müller insiste sur la diversité des situations qui rendent le concept difficilement saisissable empiriquement. Il souligne ainsi l’existence d’un gender gap en Europe, où le populisme touche surtout les hommes, fait inexistant en Amérique latine. Il insiste aussi sur la perception du populisme, très négative en Europe, puisque compris comme régressif, alors qu’aux États-Unis, c’est « plutôt synonyme de progrès » : « En Europe, le populisme est principalement situé à droite et est bien souvent synonyme d’exclusion, alors qu’aux États-Unis, il est plutôt situé à gauche et associé à un projet d’inclusion de tous ceux que marginalise le capitalisme financier. »

 

« Nous sommes les cent pour cent »

 

S’il est un trait qui caractérise le populisme, c’est son opposition viscérale au pluralisme, qui prend la forme d’une « revendication morale d’un monopole de la représentation populaire ». « Les populistes considèrent que des  élites immorales, corrompues et parasitaires viennent constamment s’opposer à un peuple envisagé comme homogène et moralement pur – ces élites n’ayant rien en commun, dans cette vision, avec ce peuple. » Or, rappelle l’auteur, citant Jürgen Habermas, « le peuple ne se manifeste qu’au pluriel ». Et de critiquer toute approche psychologisante du populisme comme un contresens qui, en plus, rabasserait la politique à une « thérapie de groupe ». De plus, insiste-t-il, « les populistes ne s’intéressent absolument pas à la question de la participation des citoyens en elle-même » : ils s’en prennent non au principe de représentation politique mais aux représentants. Réclamer un référendum ne vise pas à « déclencher un processus de discussion ouvert entre électeurs », mais à « entériner ce qu’eux, populistes, ont toujours reconnu comme étant l’authentique volonté populaire (laquelle, très perfidement, ne serait pas mise en œuvre par la faute d’élites illégitimes guidées par leurs seuls intérêts) » - d’où un style politique « paranoïaque ». Bref, pour employer les concepts rousseauistes, à la représentation symbolique du peuple qui exprime la « volonté générale », le populisme préfère « l’esprit du peuple ».

La seconde partie du livre se penche sur le populisme en pratique. Il n’est pas réductible à une « anti-politique » qui aurait tôt fait de se dissoudre à l’épreuve du pouvoir : « Il est parfaitement possible d’être au pouvoir et de critiquer dans le même temps les élites, en l’occurrence les anciennes élites qui continueraient prétendument de tirer les ficelles en coulisses ». Exemples : Chavez, Erdogan, Kaczynski, etc. Jan-Werner Müller décrypte la praxis du populisme et en tire des leçons. « Celui ou celle qui entend défier efficacement les populistes doit  comprendre et prendre au sérieux cette dimension morale de la vision du monde populiste. Les démocrates libéraux s’illusionnent lorsqu’ils croient que l’argumentation rationnelle est ici efficace et qu’il suffirait également de montrer à quel point les populistes ont recours au clientélisme et à la corruption pour révéler automatiquement l’imposture morale et politique qu’ils représentent. » Dans la dernière partie, il fait le point sur les différentes réponses que les démocrates, notamment européens, ont formulées face au populisme depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Réponse aux critiques portées par les populistes, réflexion sur la crise des institutions ou de la représentation, réflexion sur les questions identitaires… Quoi qu’il en soit, martèle-t-il, « il importe absolument de respecter les règles démocratiques, même si le populisme est tendanciellement anti-démocratique ». Aucune réponse qui adopterait la même prétention à représenter une voie unique ne serait légitime.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace

Jan-Werner Müller, traduit de l’allemand par Frédéric Joly

Premier Parallèle, 200 p., 230 DH