« European Gate »

« European Gate »

Auteur : Flore Vasseur

Le troisième roman de Flore Vasseur décrit les dérives de la finance internationale.

Toute ressemblance avec des personnes et des faits réels est parfaitement délibérée, pourrait écrire Flore Vasseur à propos de son troisième roman. Après Une fille dans la ville (2006) et Comment j’ai liquidé le siècle (2010), la journaliste et documentariste française poursuit son auscultation de la société contemporaine. Dans sa ligne de mire, en particulier, la manière dont la finance internationale façonne les comportements sociaux et politiques. Ou plutôt, comment elle les défait.

Sept amis, anciens d’HEC, sont les multiples facettes de cette génération « Just do it » nourrie aux marques, aux médias de masse et à Google. A quarante ans, ils réalisent que, d’accommodements en renoncements, ils sont passés à côté de leur vie, n’ont plus de vie privée et sont au bord de la folie. Sébastien, « seigneur de la com’ » chez Folman Pachs (vous avez bien lu Goldman Sachs) est fasciné par l’humanité « véritable » des Occupy Wall Street. Bertrand, ancien banquier puis conseiller à Bercy, « affiche l’illusion du pouvoir », « « gère les attentes », qu’il confond avec le réel » et ne cesse de temporiser : il incarne « l’ancien régime et sa noblesse d’Etat : un monde en train de s’effondrer ». Sa femme Clara, chef de rubrique à Bizness Day, journal racheté par un grand groupe industriel, réalise, au moment où elle est faite Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres, qu’elle est devenue « un animal domestique, dressé à l’exécution du code ». Alison, 167 de QI et mère au foyer, s’adonne au pole danse. Son époux, Jérémie, ancien banquier tombé parce que dans son équipe « un type avait détourné 200 millions d’euros en une semaine », a fait fortune grâce au tableur qu’il a construit pour analyser les subprimes et en prédire l’effondrement : « médecin de banque, spécialiste en actifs pourris », il est au chevet des banques et des Etats pour « tracer des liens de causalité, imaginer les effets domino, proposer des scénarios de sortie ». La caricaturale Vanessa, vice-présidente Corporate Affaires chez Public, un des plus grands groupes de communication, s’absorbe dans l’ambition et le cynisme. Enfin Antoine, le plus mystérieux et le plus romanesque de tous – et certainement pas le plus raté –, rescapé d’un grave accident, se partage entre sa moto, le poker et le hacking. Ce petit monde fonctionne en vase clos, de services en renvoi d’ascenseur, jusqu’au jour où Sébastien est retrouvé mort…

Asservir les peuples par la dette

Ce n’est ni pour son style, ni pour ce portrait d’une génération blasée et frustrée, que le roman de Flore Vasseur est captivant : c’est pour l’efficacité de ce thriller économique et politique basé sur une véritable enquête. Dès 1995, plusieurs pays européens ont trafiqué leurs chiffres pour accéder à l’euro, alors qu’ils ne remplissaient pas les drastiques critères. Pour ce faire, ils ont accepté des conditions totalement aliénantes. « La fin, « L’Europe-sans-la-guerre-grâce-à-l’union-monétaire » a justifié les moyens. Se confortant dans leur fantasme de toute puissance, finance internationale et personnel politique se sont aidés et protégés ». En modifiant (à peine) les noms, Flore Vasseur reconstitue les rouages de cette collusion aux conséquences humaines dramatiques, dont la crise grecque n’est qu’un des volets. « La finance n’est pas le mensonge. Elle l’a rendu possible. Par fascination pour les chiffres et de peur d’avoir précisément à rendre des comptes sur un projet qui ne résiste pas à la réalité, le politique lui a donné les rênes ». Le livre est un témoignage à charge contre les représentants de l’Etat, plus occupés de leurs carrières que de l’intérêt général, d’où leur perte de légitimité. « Les élus sont impuissants, résume Vanessa. Ceux qui gouvernent n’ont pas été élus. En trente ans, le pouvoir est passé des parlements aux salles des conseils d’administration. L’humanité est un produit marketing ou financier, le politique un paravent, rémunéré comme tel. Du petit personnel ». L’auteure met en scène les pleurnicheries de banquiers agitant au ministère français des Finances la menace d’une faillite et du chômage après avoir « siphonné le portefeuille des clients de l’activité de dépôt, sur plusieurs générations ». Elle décrit de façon glaçante la Pieuvre qu’est « Folman Pachs », cet « écosystème » dont les employés « se considèrent uniques » alors qu’ils « sont des clones » : « Ici tout est parfait mais tout est mort. C’est de l’eugénisme véritable ». D’autant plus glaçante qu’elle maîtrise tous les outils de pression et de surveillance physique ou virtuelle, et ne recule pas devant le crime.

Au fond, c’est la question de la démocratie et de la souveraineté des Etats et des peuples qui constitue la réflexion de fond de ce livre-réquisitoire. Il dénonce le fait que « grâce aux politiques et aux technocrates les conseillant, la finance est devenue une industrie et non un moyen de financer l’activité ». Il s’en prend aux contraintes de plus en plus délirantes de « l’orthodoxie monétaire et fiscale », à la décision de la Cour européenne de justice de classer secret défense les documents liant la Grèce à Goldman Sachs. Le livre présente de nombreux flashcodes (aussi en ligne sur http://florevasseur.com/ebo), qui font le lien « entre la fiction et la « réalité » », reconstituent une atmosphère musicale et cinématographique. Les études, articles de presse et vidéos appuient l’argument : les larmes de la ministre italienne du Travail annonçant une réduction des pensions de retraites, la Grèce à court de médicaments sauf pour ceux qui paient en liquide, Julian Assange au Chaos Computer Club, les travaux de l’économiste Gustavo Piga (Derivatives and Public Debt Management, 2001). Un livre utile pour qui veut comprendre les tenants et les aboutissants des grandes questions économiques actuelles, avec, en toile de fond, ce cri des manifestants  : « Vous vouliez des esclaves. Vous aurez des rebelles ! »

 

Par : Kenza Sefrioui

 

En bande organisée

Florence Vasseur

Ed. des Equateurs, Littérature, 320 p., 19 €