L'art de se déconnecter [1]

Si vous voulez sentir au plus près les prochaines secousses qui se préparent en sous terrain, allez au théâtre. C’est un peu ce que suggère le philosophe Alain Badiou dans son dernier livre-entretien avec Nicolas Truong, Eloge du théâtre. Il nous dit que c’est le seul lieu qui nous permet encore de regarder en face nos vérités sans devoir les subir voire en y trouvant du plaisir. L’une des vérités qui se trament de plus en plus ouvertement est le sentiment d’être quadrillés par un monde virtuel qui opère sur nous un pouvoir de séduction irrésistible. Et c’est au théâtre que la prise de conscience est poussée à l’extrême. Dans l’une des expériences les plus audacieuses, donnée en représentation cet été au Festival d’Avignon, l’auteure et bloggeuse Cécile Portier expose ainsi son projet, Etant donnée, qui vise à déconstruire la notion de corps numérisés.

« Étant donnée une femme. Vous la retrouvez nue et inconsciente dans un terrain vague. Elle se réveille, amnésique. Vous aurez la tentation, le devoir, de la rhabiller entièrement en recousant pour elle le manteau de données collectées sur ce que fut sa vie d’avant : nom, prénom, situation, localisation, comportements d’achats, options de vote ou d’abstention, navigation et mouvements absorbés en télésurveillance… Faits, gestes et opinions répertoriés et mis en chiffres, en icônes indiscutables de son identité. Vous saurez tout. Mais que faites-vous en faisant cela, sinon échouer à la rendre à elle-même ? Et vous, votre vie s’écrit-elle seulement en données apposées ? ». En décrivant son projet dramaturgique, Portier nous met face à deux questions essentielles et paradoxales : la machine de vie hypermoderne parvient-elle à réduire l’homme à une série de données traçables ? L’homme, dans son essence, est-il réductible à une série de données numériques ?

Commençons par le présupposé de machination sous tendant la première question. Soyons lucides, l’évolution de la technologie numérique, de la géolocalisation, des formes de surveillance sophistiquées, du neuro-marketing, de la cyber-analyse des données en ligne par les vendeurs de contenus, tout cela aide à quadriller l’individu, à le pister et cerner ses goûts et ses penchants. Mais une fois toutes ces données recueillies sur chacun parvient-on réellement à saisir qui il est, ce qu’il ambitionne d’être et ce qu’il a envie de faire ou ne pas faire ? Et surtout, parvient-on à prévoir ce que plusieurs individualités connectées seraient enclines à créer ou provoquer ensemble ? C’est là où la théorie du conditionnement arrive à ses limites.

Voilà qui nous amène à interroger les deux éléments les plus saillants dans le comportement en ligne : la mobilisation et la fiction. Ainsi, les 22 millions de signatures réunies par le mouvement subversif égyptien, Tamarrud, demeure l’un des gros mystères à élucider, relatif au statut de l’action politique extra-institutionnelle. Tout comme la propension de plus en plus grandissante dans les réseaux sociaux de se créer des profils-paravents, avatars, anonymes, et d’enrichir son identité virtuelle par du story telling, nous invite à regarder de plus près le sur investissement de l’imaginaire dans le rapport à l’univers libre et hyper surveillé d’Internet.

Au fond, les deux tendances révèlent une vérité essentielle et équivoque : les néo-citoyens se comportent avec les réseaux sociaux, d’un côté comme locomotive pour accélérer les changements dans le réel, et d’un autre côté comme lieu refuge pour s’inventer de nouvelles vies et créer une réalité augmentée. Cela montre au fond qu’ils y ont recours pour combler des frustrations dans le réel. D’où la force du propos de Cécile Portier qui met à nu une femme réduite en données et se demande ce qu’elle est vraiment dans le réel. Elle montre ainsi que l’art de se déconnecter revient à trouver sa force intrinsèque, à cesser de se comporter avec le virtuel comme une arme, un masque ou un palliatif mais comme un outil qui ne pourrait jamais suppléer la force interne des êtres. Parce que les réseaux sociaux sont aussi libérateurs qu’aliénants et il faut avoir la force de caractère de s’en affranchir pour le réaliser.