Vers une autre représentation du politique?

Vers une autre représentation du politique?

L’ année 2011 a été caractérisée par une explosion de revendications de part et d’autre de la Méditerranée. La lutte contre la vie chère, l’exigence d’un emploi pour tous, la demande de dignité par le travail et l’intégration dans les rouages fondamentaux de la société, la critique d’un service public défectueux ou de sa mise en concession, la redécouverte du bien commun, la défense d’un métier ou d’une profession, le refus de la précarisation au travail, la dénonciation de la corruption… Toutes ces revendications entendues massivement ces derniers mois sont incontestablement des revendications économiques, sociales, parfois catégorielles, toujours fragmentées et spécifiques. Elles expriment effectivement un désir de voir se maintenir un minimum de pouvoir d’achat et d’assister à une amélioration des processus d’intégration au marché du travail, la recherche d’une reconnaissance des spécificités professionnelles de certains métiers, ou encore la volonté de vivre décemment et d’accéder à des biens publics considérés comme indispensables à la vie en société, au rêve de mobilité sociale ou à l’éloignement du spectre du déclassement.

Ces demandes et ces contestations font l’objet de multiples interprétations : ce que l’on appelle le Printemps arabe est-il l’expression d’une révolte sociale, d’une demande de liberté permise par les réseaux sociaux, de soubresauts inévitables en situation autoritaire, d’une révolution ou d’une transition démocratique ? Les mouvements des «indignés» européens ressortent-ils du mouvement social, de la revendication politique, de la crise de la démocratie, de la critique du néolibéralisme ou de l’antipolitique ? Parce que ces processus protestataires sont toujours d’actualité, parce que nous n’avons pas nécessairement et systématiquement une connaissance approfondie d’événements en cours ou récemment passés, il n’est évidemment pas possible de qualifier définitivement ce qui se déroule sous nos yeux.

Des revendications politiques

Mais l’on ne doit pas se cantonner à l’analyse ci-dessus qui repose sur des conceptions étroites de ces enjeux économiques et sociaux. Pour saisir toute leur portée, il faut dépasser les compréhensions substantialistes et fixes de ces questions économiques, et remettre en cause le partage usuel et peu explicatif entre ce qui est politique et ce qui ne l’est pas. Plus précisément, quelles que soient leurs formes ou leurs natures, ces revendications économiques et sociales sont éminemment politiques dans la mesure où elles remettent en cause un ordre. Dit autrement, la contestation actuelle est politique non pas en dépit de sa couleur économique et sociale, mais bien par le truchement de celle-ci : l’opposition à un ordre passe rarement par une critique systématique et intellectualisée des principes de son ordonnancement ; le plus souvent, et c’est ce à quoi nous assistons ces jours-ci, elle passe par des médiums, par des pratiques quotidiennes qui touchent les gens dans leur vie concrète et donc par la remise en cause des conditions de vie et des rapports économiques et sociaux. Au-delà de la diversité des modalités d’action et des revendications exprimées dans chacun des pays concernés par cette ébullition, ce débat est passionnant pour le chercheur en sciences sociales en ce qu’il permet de repenser le politique, de le penser autrement, en mettant au centre de sa compréhension les pratiques économiques et sociales quotidiennes.

Simultanément en effet, ces demandes d’accès égal au marché du travail ou au service public et ces dénonciations de prix trop élevés dénoncent la marginalisation d’un territoire, d’une région, d’une partie du pays ou de la localité (les régions de l’intérieur, de l’Ouest et du Sud en Tunisie, les territoires français d’Outre-Mer, les zones reculées du royaume chérifien, les banlieues et périphéries des villes européennes…) ; elles entendent rejeter un ordre social qui discrimine certaines catégories de la population (les Antillais descendants des esclaves africains, les déshérités marocains, les minorités ethniques en Europe centrale, les jeunes et certaines catégories ou statuts sociaux en général) et en favorise indûment d’autres (les Békés descendants des colons et les grandes entreprises, les «beldis» et l’alliance des Tunisois et des Sahéliens en Tunisie, les Fassis et les grands intérêts économiques liés au Makhzen au Maroc, les banques, les multinationales et les intérêts fisco-financiers en Europe, des catégories privilégiées, par exemple les armateurs en Grèce ou les acteurs du BTP et de l’immobilier en Espagne). Ces revendications sont l’expression d’une critique des modalités choisies par les gouvernements, quels qu’ils soient, pour gouverner les territoires et les hommes : une critique des politiques économiques, de la façon de concevoir les services publics et d’exercer les fonctions régaliennes, autrement dit une critique des relations économiques de pouvoir existantes. Concrètement, on comprend donc ce que signifie le refus de la primauté de la rationalité gestionnaire sur la rationalité professionnelle, de la primauté budgétaire et financière sur la logique politique et sociale : il récuse les modalités de l’exercice du pouvoir qui ont cours.

Ces revendications interrogent surtout la perpétuation d’un ordre politique spécifique (un ordre colonial dans les Antilles françaises, un ordre injuste de classes au Maroc ou en Tunisie, un ordre inégalitaire capitaliste en Europe continentale) et plus généralement d’un ordre où la logique de prélèvement et de ponction (la corruption endémique en Egypte, en Tunisie et au Maroc, l’inégale pression fiscale en Grèce, en France ou en Espagne) est perçue comme un mode de régulation insupportable. Ce qui est contesté relève moins de ces catégories aseptisées que sont la «bonne gouvernance» ou la «transparence» (même si celles-ci sont utilisées dans les discours, par un effet de mode ou par une décision stratégique des protestataires) que de l’égalité de tous devant le travail, le logement, les soins, l’éducation, bref les services publics, l’administration et l’emploi… du politique donc dans la mesure où celui-ci est inséparable des formes d’organisation possibles de la vie quotidienne, de la vie en société, des relations sociales.

Critique généralisée du néolibéralisme comme technologie de pouvoir

Il va de soi que la comparaison des revendications sociales et économiques en situation démocratique et en situation autoritaire met davantage en évidence les différences et les spécificités de chaque contexte que les similitudes et les convergences : le mouvement social de décembre 2010 (et auparavant de 2008) en Tunisie a été réprimé dans le sang et avec une violence inouïe parce qu’il a été compris comme une atteinte insupportable à l’économie politique et au système de contrôle du régime, alors que les indignés espagnols ou grecs sont tolérés, bien que combattus, parce que perçus comme une résistance marginale et inévitable. Mais l’accent mis sur les pratiques sociales et économiques pour comprendre le politique au quotidien permet de penser certaines formes universelles de domination, et donc de mieux concevoir l’opposition à des modalités d’exercice du pouvoir. C’est en ce sens que l’on peut comprendre les mouvements ou les revendications actuelles comme une critique du néolibéralisme, à la condition d’entendre ce dernier non comme une philosophie, une rhétorique, ou une pensée homogène et doctrinairement cohérente, mais comme un ensemble de pratiques (non forcément convergentes, voire compatibles) qui contribuent à fonder un ordre politique, l’ordre politique actuel perçu de part et d’autre de la Méditerranée comme amplifiant les rapports de dépendance, attisant les inégalités et donnant une place accrue aux processus de normalisation. Rien n’est en effet plus politique que les questions d’égalité, de justice sociale, de dignité et de reconnaissance qui ne se réduisent pas à des valeurs et des principes abstraits, mais s’incarnent dans des sentiments et des perceptions ancrés dans les pratiques quotidiennes, parfois dans les logiques de survie, parfois dans les logiques de normalité, parfois dans celles d’ascension sociale et de réalisation de soi.

A partir des conditions concrètes d’existence et de socialisation, ces revendications n’expriment en effet pas un rejet du «régime» mais celui beaucoup plus palpable des processus de privatisation de l’Etat et de managérialisation de ses fonctions régaliennes, de la marchandisation des services publics comme des modalités d’ascension sociale ; en clair, de la priorité donnée à la gestion, ou plus précisément de la compréhension du politique comme gestion à distance des hommes, des territoires et des biens. En Europe, comme dans le monde arabe, dans des contextes politiques totalement différents, l’ébullition sociale et politique prend appui sur une base commune :

la critique du néolibéralisme comme technologie de pouvoir, et de ses modalités économiques d’exercice de la domination, même si cette domination ne revêt pas la même signification ni les mêmes formes de part et d’autre de la Méditerranée, et qu’elle n’a évidemment pas les mêmes conséquences. Cette vague de mécontentement résulte en grande partie d’un processus de différenciation sociale, né d’un certain type de développement économique qui crée de l’inégalité et de la discrimination, ouvrant la voie au rejet d’un ordre compris comme représentatif d’une situation dépassée, d’un ordre politique ancien dans lequel les protestataires ne se reconnaissent pas.

Face à cette critique plus systématique et cohérente qu’elle n’apparaît au premier abord, force est de constater que la réaction des gouvernements se dégage le plus souvent de logiques comparables : les réponses bureaucratiques et la perpétuation de pratiques politiques et administratives antérieures, y compris dans la Tunisie révolutionnaire ou dans la Grèce insurrectionnelle, suggèrent une compréhension technocratique et gestionnaire des revendications, leur déniant leur caractère pourtant éminemment politique. Cette compréhension décalée, voire négatrice, n’est pas forcément intentionnelle de la part de gouvernements souvent dépassés ; mais l’enchaînement de pratiques et de mesures variées, l’enchevêtrement de logiques d’actions et d’intérêts différents créent cette absence fondamentale de réponse aux revendications. Le flou de nombre d’entre elles et le décalage des réponses étatiques reposent sur une série de malentendus quant à la nature même de la revendication, mais aussi, plus profondément, quant à la compréhension différentielle des problèmes et de la vie en société.

Le difficile apprentissage du conflit

Ce point est fondamental et constitue certainement le point d’achoppement de la situation actuelle dans nombre de pays, notamment sur les rives sud de la Méditerranée. A travers les revendications d’ordre économique et social, les moments de conflictualité, voire de violence, incarnent en réalité la confrontation de conceptions différentes du politique. Ces dernières se traduisent notamment par des positionnements différents dans les rapports économiques et sociaux, par des aspirations à un ordre économique et social différent, par des priorités opposées accordées à la sécurité, à la stabilité, à l’ordre d’une part et, de l’autre, à la transformation des modes d’organisation et de représentation dans la vie en société.

La démocratie, on le sait, n’est pas l’absence de conflits mais leur institutionnalisation. Or, cette dernière se heurte aujourd’hui à des difficultés croissantes face à la nature et aux formes relativement nouvelles des conflits, même si l’on ne peut comparer la situation en Europe et au Maghreb. Sur la rive nord de la Méditerranée, cette institutionnalisation pourtant ancienne se cherche de nouvelles voies, de nouvelles modalités alors qu’au Sud l’on assiste à un véritable processus d’apprentissage de cette conception du politique. Parfois, ce processus est totalement nié comme l’illustre le cas dramatique de la Syrie ; parfois, comme au Maroc, en Egypte et en Tunisie, il est balbutiant et s’amorce de façon aléatoire, sans que l’on sache s’il aboutira ou non à une véritable acceptation du conflit, tant la «culture du consensus» est prégnante. Presque partout une tendance prédomine cependant : l’ordre social et politique ancien dénie leur caractère politique aux revendications provenant de forces émergentes et contestataires ; le pouvoir en place ne reconnaît au mieux que leur dimension économique et sociale.

Les demandes sont alors qualifiées de catégorielles, de sectorielles voire d’expression d’un égoïsme corporatif, d’un irréalisme populiste et d’une irrationalité doctrinaire, d’un matérialisme et d’une absence d’idéal, d’un manque de vision du politique ou tout simplement d’immaturité. La critique de l’apolitisme devient générale : les autorités publiques tendent à opposer le «dégagisme» (considéré comme une expression limitée et non responsable d’une frustration, en tout cas comme une protestation viscérale et non politique) à l’engagement, alors même que les revendications qui ont soutenu le «dégage !» sont, on l’a vu, éminemment politiques et proposent une recomposition des conceptions et des pratiques politiques à travers une prise en compte du quotidien. De la même façon, les «indignés»

européens ne rejettent ni le politique ni le principe de la représentation ; au contraire, ils entendent s’affirmer politiquement, à la recherche d’une autre expression, d’une «meilleure» représentation, hors des canaux institutionnels, reconfigurant là aussi le politique à partir d’exigences universelles exprimées à travers des revendications concrètes pour un autre type d’intégration dans la société. Les uns et les autres ne remettent pas en cause la puissance publique et l’autorité, mais contestent les modes de gouvernement et la conception du politique, qui déclasse les expériences locales et les pratiques quotidiennes circonscrites. Tant que le caractère politique de ces revendications ne sera pas reconnu et que le conflit ne sera pas assumé, les pouvoirs en place seront incapables de s’engager dans la voie du renouvellement politique