Une évaluation des rapports stratégiques

Une évaluation des rapports stratégiques

Réfléchir sur une stratégie, c’est se donner les moyens d’analyser l’environnement pour identifier la position du pays et évaluer la valeur de la pièce Maroc sur l’échiquier régional et mondial. Sachant que dans les documents stratégiques des acteurs majeurs des relations internationales, le Maroc n’est jamais abordé en soi, qu’il est toujours traité comme le Finistère du Monde arabe et musulman (Rand Corporation, World Bank, Institut espagnol des études stratégiques), sachant aussi que l’usage exclusif d’une documentation francophone introduit un biais, ces analyses peuvent fonctionner comme un prisme déformant. Il s’agit dans ce texte d’une synthèse qui a utilisé plusieurs types de ressources, dont la disponibilité, la qualité et le nombre sont en soi symptomatiques d’un changement profond de mentalité (1)

Etat des lieux des études stratégiques

La préoccupation stratégique est assez récente au Maroc. Elle apparaît d’abord dans le cadre des études sectorielles tout au long des années quatre-vingt-dix. Le ministère de l’Agriculture est l’un des utilisateurs les plus friands du concept, sous l’impulsion des recommandations des agences techniques, notamment la FAO (Food and Agriculture Organization). Il apparaît ainsi comme un substitut à la planification bannie pour un certain temps des usages politiques. Concernant l’esquisse d’un regard synoptique sur les politiques publiques, qui renvoie à une définition civile du concept de stratégie, il faut reconnaître qu’elle est l’œuvre de la Banque mondiale qui l’a incorporée dans la liste de ses livrables sous le titre de CAS (Country assistance strategy). Elle illustre, en quelque sorte, l’engagement des Institutions financières internationales dans la définition de stratégies globales qui vont au-delà de leur mandat de bailleurs, visant à conforter l’ampleur du paradigme de développement durable qui associe dans son horizon des questions aussi diverses que la promotion de la croissance, la lutte contre la pauvreté, l’égalité des sexes, et la question de la gouvernance.

Le rôle joué dans ce cadre par un document de stratégie est accessoirement programmatique, mais principalement mobilisateur, aussi bien dans sa phase de conception que de dissémination. Autant dire que le document final est moins important que le processus qui a conduit à sa formulation. Les exemples sont nombreux dans le cas du Maroc : le CAS qui était un document interne à la Banque mondiale presque confidentiel a changé de fonction pour devenir un outil de mobilisation interne. En 1996, le roi défunt Hassan II a fait un discours - utilisant l’expertise de la banque qu’il aurait sollicitée dans le cadre du CAS - pour dire que le pays était au bord de la « crise cardiaque », du coup le document avait été porté sur la place publique pour devenir un outil de mobilisation.  

Au niveau national, le passage de la banalisation du concept de stratégie à un usage opérationnel s’est fait sous l’impulsion du Palais, à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance. Le concept de stratégie n’était pas central dans le dispositif de collecte et d’analyse de données par l’équipe du cinquantenaire, encore moins celui de bilan. Les concepteurs du projet, suivis (ou concurrencés) en cela  par le Haut commissariat au plan, ont hésité entre l’exercice prospectif ou tout simplement l’esquisse de scénarios d’avenir. Il est d’ailleurs difficile de coller à ces documents le qualificatif de « stratégie », même si tous les ingrédients y sont, à l’exception du rôle de stratège laissé inoccupé par égard au type de gouvernance existant, ou pour celui à venir. On y parle plus d’offre de débat, même si la formulation est programmatique.

Deux dimensions stratégiques, qui nous semblent cruciales, sont souvent immergées dans beaucoup de littérature : le pacte politique et le choix de société à venir en terme de valeurs. A défaut de les expliciter, les différents rapports pointent cinq nœuds du futur qui hypothèquent l’avenir : le savoir, l’économie, la gouvernance, la santé et l’inclusion. Ils représentent, selon le rapport RDH 50, des problématiques transversales qui correspondent aux blocages et aux déficits structurels. Sans leur dépassement, ces nœuds compromettront, à coup sûr, le développement du pays, en raison de leurs interdépendances complexes et de leurs impacts décisifs sur les autres dimensions.

Questions stratégiques transversales

Au-delà de ces nœuds (à supposer qu’ils soient les bons), nous pensons que certains facteurs doivent être pris en charge pour déterminer les capacités du système à les dépasser : la géopolitique et la question de la sécurité ; la démographie entre vieillissement et opportunité d’une décrue ; la stratification et la tentation émeutière ; la gestion du religieux ; la géopolitique et les questions de sécurité.

Les facteurs qui encadrent la position géostratégique du Maroc sont autant des contraintes que des atouts. Je vais les lister sans les hiérarchiser :

- la mondialisation va vraisemblablement s’amplifier en s’appuyant encore plus sur le développement des technologies de l’information et de la communication. Elle nécessite un pari sur les ressources humaines et sur les modèles de gouvernance et de régulation et partant, sur les niveaux de prise de décision et d’expression de l’intérêt (national et infranational).

- la nouvelle division du travail qui se met en place autour du Pacifique entre les USA et la Chine et l’Inde et la montée en puissance du BRIC (Brésil-Russie-Inde-Chine) a un impact certain sur les petits pays comme le Maroc, qui sont en phase de transition, voire de rattrapage.

A un niveau plus proche et donc accessible à une influence directe du Maroc, on peut lister deux problèmes de type géostratégique : la question du Sahara, qui pèse lourd sur les dépenses du royaume, au sujet de laquelle il n’est pas inenvisageable qu’un règlement puisse intervenir du fait d’événements exogènes, et dont la solution passe par une discussion directe avec l’Algérie. Cela implique l’acceptation de nouvelles postures et la rupture avec les approches précédentes.

L’autre donnée géostratégique est la rive nord. L’option stratégique dans nos relations avec l’Espagne est clairement définie dans le RDH 50, on y parle d’allié et de partenaire. Mais cette relation continue à être ambivalente et fragile, voire impulsive des deux côtés. Dans les documents géostratégiques espagnols, l’Espagne n’apparaît pas comme une puissance détachée de l’Europe, même si elle mène envers le Maroc une politique particulière. En même temps, le regard que les stratèges espagnols portent sur le Maroc ne le distingue pas du monde musulman et arabe dominé par la problématique de l’islam radical. Il apparaît dans les documents comme le pays qui incarne ce voisinage dérangeant. Ces ambivalences parasitent en quelque sorte une alliance stratégique sur le long cours.

Transition démographique et spectre du viellissement

Les données démographiques permettent les projections les plus sûres mais, génèrent aussi des effets inattendus. La donne actuelle est relativement claire : le rythme de la dynamique démographique est moins fort aujourd’hui que par le passé. La fécondité est passée de près de 7,5 à 2,5, mais la mortalité infantile demeure assez élevée, de l’ordre de 48 ‰. En même temps, la structure par âge de la population a  subi  des modifications importantes. Les moins de 15 ans sont en baisse mais continueront à constituer un défi pour l’amélioration tant quantitative que qualitative de l’enseignement. Par ailleurs, en 2020, la part des 60 ans dépasserait 11% de la population totale, atteindrait 13,3% en 2025, 20% en 2040 et 27% en 2060.

Les démographes envisagent globalement deux scénarios qui renvoient à une utilisation opportune ou non des effets d’aubaine de la transition démographique. Selon le premier scénario, « pessimiste », l’évolution démographique future correspondrait à une fermeture relative du Maroc sur le monde extérieur, et donc à un repli sur un ordre social rigide et sur les valeurs traditionnelles. Puisque, dans ce cas, l’économie connaîtrait une contraction très forte, la population en 2030 risquerait d’être à peine renouvelée. Le deuxième scénario suppose une ouverture du Maroc sur le monde extérieur et l’acceptation des règles de la mondialisation. L’offre et la demande d’éducation, particulièrement celle des filles, augmenteraient et s’adapteraient aux exigences de l’insertion du Maroc dans des ensembles économiques plus grands.

Stratification et distribution des richesses

L’analyse de la stratification sociale et des projections qu’elle suppose informe à la fois sur l’état de la distribution des richesses et des menaces qui pèsent sur son équilibre, mais aussi sur le projet de société et les capacités du système à définir un horizon d’attente commun et à mobiliser, en  prenant en charge la question de la mobilité. Elle renvoie à discuter de deux problèmes qui supposent une stratégie clairement définie, celui de la pauvreté et de la précarité, et celui des couches moyennes qui sont supposées fournir les assises d’une société stable.

Les classes moyennes sont d’ailleurs très peu connues et très peu étudiées au Maroc. Ce groupe hétérogène semble entrer dans une phase de consolidation, avec des difficultés liées au rythme de la croissance économique et des incertitudes sur un modèle cohérent des valeurs. Un autre trait caractérise ces couches moyennes et renforce leur ambivalence. Elles peuvent aussi bien être un facteur de progrès que de conservation en raison de la diversité des origines des groupes qui les composent : des liens de solidarité et de culture les relient aux travailleurs et aux masses pauvres et elles gardent aussi des liens de parenté avec les classes supérieures du fait des mobilités rapides d’individualités, par la corruption, la rente de situation... De ce fait et à cause de ses articulations fortes et multiples avec le reste de la société, cette classe moyenne est tiraillée au point que c’est elle qui semble vivre de la manière la plus dramatique le conflit des rationalités qui débouche le plus souvent sur des formes de puritanisme conservateur. En effet, on voit bien intervenir en elle une certaine uniformisation des choix et comportements : autonomisation des familles nucléaires, investissement dans l’éducation des enfants des deux sexes et renégociation des pouvoirs entre femmes et hommes au sein de la famille et dans l’activité publique. Mais on voit aussi que ces caractères généralisés aboutissent à des choix culturels et religieux radicalement opposés.

La gestion du religieux

Le paragraphe précédent nous montre le caractère crucial d’un débat sur la religion et sa place dans la cité. A ce niveau, quelles que soient les stratégies privilégiées, le Maroc a perdu la main et son sort se décide en partie ailleurs. Il n’en demeure pas moins que le pays (pouvoir politique et intellectuel) n’est pas prêt à assumer le cheminement de la sécularisation et à lui donner sens au niveau de la représentation commune. Dans ce contexte, le courage des acteurs les plus entreprenants, ceux qui sont en mesure de prendre des risques, est mis à mal par une configuration historique difficile et en pleine mutation. Trois traits la caractérisent :

La crise des institutions religieuses

Au Maroc, la capacité de fabriquer et de diffuser une orthodoxie religieuse construite sur l’unicité du dogme sera de plus en plus limitée. Les pressions fondamentalistes, notamment américaines, militant pour la liberté religieuse, vont se faire de plus en plus fortes, pour amener le Maroc à revoir sa position de protection des natifs musulmans contre les projets missionnaires des églises étrangères.

L’internationalisation de l’offre religieuse et la fragmentation de la demande religieuse

La disponibilité d’une offre religieuse diversifiée et non totalement contrôlée par les Etats va amener les Marocains à composer leur propre menu religieux et à s’autoriser des syncrétismes d’abord au sein même de la religion musulmane (dans le sens d’un rapprochement avec le chiisme) et probablement avec les autres religions. L’école a une grande responsabilité pour donner aux jeunes les outils de navigation dans ce marché libre des valeurs religieuses.

La cohabitation d’une demande de rationalité et d’enchantement

La présence de la religion et la demande accrue d’enchantement n’impliquent pas une mise en panne des processus de rationalisation en cours. Les tensions entre les deux sont résolues de façon pragmatique. Les Marocains, comme beaucoup d’autres sociétés, continueront à croire. Les pratiques religieuses risquent de changer, de gagner en intensité pour libérer des espaces-temps nécessaires aux autres activités non religieuses.

Quelle  crédibilité au discours stratégique ?

Pour un observateur de l’évolution politique au Maroc, les outils habituels de l’analyse d’un régime autoritaire en situation de transition démocratique sont de moins en moins convaincants, non pas que le pays ait changé de catégorie pour rejoindre les rangs des systèmes démocratiques, mais parce que des explications en terme de libéralisation ou de démocratisation ne rendent pas compte des dynamiques en cours, et encore moins des indicateurs contradictoires qui informent autant sur des avancées que sur des régressions. Le moment électoral était une occasion intéressante pour observer ces dynamiques contradictoires, rendre compte des décalages entre les options stratégiques et la réalité politique et proposer une modalité d’évaluation des changements en cours, qui ne se réduise pas à un jugement tranché sur la réussite ou l’échec d’une transition.

Au fond, pour évaluer la crédibilité du réformisme comme option stratégique, il faut observer les modalités d’adaptation du système et les confronter à la crise des élites. Car si la monarchie a décidé d’infléchir son mode de gouvernance dans le sens d’une prise en compte du rapport de causalité entre les expressions des opinions publiques et les choix des politiques à appliquer, et si ce choix rejoint les recommandations des partenaires financiers du Maroc pour « une bonne gouvernance », cela implique une refonte de la politique de recrutement des élites et le passage d’une notabilité de représentation à une notabilité d’intermédiation. Il faudrait faire en sorte que la prise du risque du changement soit du ressort des élites politiques et non de la monarchie. Or, trois traits caractéristiques de cette élite censée porter la stratégie réformiste s’imposent :

•  Les élites traditionnelles n’arrivent plus à capter les signaux du pouvoir. Les notables, habitués à bénéficier du soutien contre la loyauté, se sentent désemparés.

•  L’ancienne opposition est victime de l’usure du pouvoir. Cette situation est d’autant plus grave que sa participation au gouvernement la rend doublement vulnérable. La gestion des secteurs sociaux à très faible rente politique la pénalise. Du coup, elle est coincée entre les risques d’une stratégie de rupture et les besoins d’une mobilisation par la démagogie.

•  La monarchie a écrémé le marché des technocrates pour accompagner la diversification de ses besoins en compétences d’intermédiation et de gestion, mais les nouveaux chantiers de gouvernance participative, notamment l’initiative de développement humain et les besoins d’un formalisme politique exacerbent les manques en compétences élues qui ne peuvent pas être comblées uniquement par la cooptation.