Silences et enjeux du plan maroc vert

Silences et enjeux du plan maroc vert

En guise de première approximation, nous avons tenté d’appréhender les apports, marqués par certaines limites, de l’exercice Mac Kinsey. Ce rapport a laissé irrésolues certaines questions importantes, que nous avons tenté d’élucider. Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur un raisonnement économique très «classique», dont la règle première est la transparence et la compétition, piliers essentiels de toute pratique économique saine et démocratique.

Limites de l’exercice

Le mandat donné à Mac Kinsey n’a pas été rendu public, selon la procédure habituelle des études financées sur deniers publics. Il s’agit là d’un «vice de forme» assez surprenant, dans la mesure où rien dans le rapport, comme nous le verrons plus tard, ne stigmatise vraiment la gestion du secteur agricole. Il est certain que le recours au «gré à gré» sous-entend  une demande ciblée sur des compétences rares détenues par les consultants choisis1. Dans le cas précis de Mac Kinsey, les compétences recherchées étaient celles de l’application des techniques dites du «business development» (domaine où ils excellent) au secteur agricole. A partir de là, le processus de l’étude devait se dérouler comme prévu, suivant une démarche marquée par l’objectivité scientifique, éloignée de toute considération autre que l’approche rigoureuse.

Ainsi, dans un premier temps, les consultants ont posé la question des «marges de progrès» du secteur. Leur réponse a été d’un optimisme de bon aloi, trop positive pour n’être pas dictée par des choix stéréotypés. Les auteurs du rapport ont frôlé le ridicule même, en certifiant que «la stratégie visait à faire du secteur agricole le moteur du développement économique et social du pays». Insinuer une telle chose est une insulte pour l’intelligence économique de l’auditoire2.

Dans un deuxième temps, les consultants ont abordé la question du déploiement effectif du  «potentiel» de progrès identifié. La réponse initiale de Mac Kinsey comprend, comme dans toutes les études de ce type, un volet relatif aux réformes de politiques et un volet relatif aux investissements.  A ce stade, ce qui arrive en général, c’est que le donneur d’ordres demande aux consultants de revoir le volet des réformes, coûteux politiquement. L’architecture du PMV est une belle illustration de cette «focalisation» sur les politiques d’investissement (piliers) et sur la place ambiguë des réformes.

J’achèverai cette réflexion sur les limites de l’étude en précisant trois points.

• Primo : certaines critiques adressées à l’étude traitent de thèmes complètement externes à la démarche «Sectoral Business Development», notamment celles fondées sur les fonctions non directement productives de l’agriculture (sécurité alimentaire, développement durable, préservation de l’agriculture familiale). Elles relèvent de la responsabilité du donneur d’ordres et non de ses consultants.

• Deuxio : considérée dans les limites de son mandat, la mission confiée à Mac Kinsey a atteint, selon nous, un résultat positif, en ce sens que les perspectives offertes au secteur agricole sont meilleures qu’auparavant.

• Tertio : l’étude a notamment clarifié certains choix majeurs reportés durant plusieurs décennies sur le rôle de l’Etat et du secteur privé en matière d’investissement, de régulation ou de provision des services publics. Pour autant, sur les questions de mise en œuvre de ces choix, un silence de mauvais augure est maintenu depuis trop longtemps

Apports et questions en suspens

L’étude recommande une voie capitaliste, contractuelle et managériale pour assurer une croissance du secteur agricole, grâce notamment à l’apport avantageux de l’investissement.  Sur ces trois axes, elle a avancé des idées en rupture avec le modèle antérieur, malgré une apparente continuité. Les vrais enjeux de ce plan sont bien entendu liés à la concrétisation de ces ruptures, en dépit des résistances et des tentatives de détournement. Nous allons souligner pour chacun des trois axes à la fois les éléments de rupture et les quelques points clé non encore résolus.

Un capitalisme agricole performant exige des régulations crédibles qui font défaut

La voie capitaliste défendue dans l’étude trouve son expression  la plus flagrante dans la rupture que constitue l’appel lancé aux investisseurs non originaires du secteur (ni du pays), alors que tout le discours politique antérieur était basé sur l’encouragement de l’investissement des producteurs agricoles nationaux, voire locaux (la terre à ceux qui la travaillent). L’ouverture du secteur aux «capitaux» va passer par deux canaux, celui du pilier I, qui regroupe les projets d’investissement privés soutenus par l’Etat, et celui du pilier II, qui regroupe les projets collectifs co-financés par l’Etat, avec l’appui des fonds dits «sociaux».

Ce nouveau discours, diront certains, ne saurait être interprété comme un changement de politique, mais plutôt comme une reconnaissance tardive de la «vraie» politique agricole. Celle-ci, depuis la fin du monopole de l’OCE, a permis aux grands groupes capitalistes d’étendre leur influence sur le secteur. La part de vérité que recoupe cet argument ne doit pas nous faire oublier un point essentiel : la reconnaissance explicite de l’apport du capitalisme au développement du secteur agricole.

Cette reconnaissance a beaucoup de vertus, notamment le pouvoir d’interpeller les politiques sur les règles du jeu de ce capitalisme. Plus précisément, un développement capitaliste «harmonieux» nécessite une régulation de la concurrence entre capitaux, pour permettre l’accès au secteur agricole, aux droits de propriété et d’exploitation (comme diraient les économistes anglo-saxons) de la terre et de l’eau. Ce développement exige également une régulation des politiques des prix agricoles, afin de faciliter aux acteurs du métier leurs projections et la mise en œuvre de leurs projets. De ce point de vue, le PMV est loin d’avoir atteint son objectif.

Rien n’a été dit de définitif à propos des droits d’accès aux ressources, non plus. Les organes de gestion de la nouvelle politique agricole admettent que l’accès des capitaux au secteur pourrait se faire selon des mécanismes de sélection en gré à gré ou suivant des mécanismes d’appel d’offres. Tant que ce flou sera maintenu, le capitalisme rentier restera à l’affût.

En ce qui concerne la politique des prix agricoles, aucune précision n’a été donnée. Il est vrai que le sujet est ardu dans la mesure où cette politique doit prendre en compte les engagements réalisés dans le cadre des accords commerciaux ratifiés (USA) et les négociations commerciales en cours (UE), sans compter les aléas des marchés agricoles, qui dépendent de l’énergie, laquelle dépend à son tour de la relance mondiale, etc. Dans ce contexte, il est difficile de procéder à une stratégie économique définitive. Mais en dépit de cette multiplicité de facteurs externes, il est possible d’isoler deux approches possibles en matière de prix agricoles, et les adopter comme méthodes pratiques de projection. La première consisterait à libéraliser les prix et sécuriser les revenus à l’aide d’instruments alternatifs (fiscalité, assurances, aides directes). L’autre option consisterait à renégocier les accords en vue de maintenir une protection en attendant de résoudre la question sociale agricole par une politique de diversification rurale. Tant que les deux options seront incertaines, ce qui est le cas aujourd’hui, les opérateurs normalement constitués ne pourront se hasarder à formuler des business plans.

Une agriculture contractuelle moderne exige un cadre institutionnel   

L’étude prône la voie contractuelle comme moyen de rationaliser la division du travail entre les divers partenaires, le long d’une «chaîne de valeur». La notion d’agrégation développée par l’étude correspond à un «business model» dans lequel les productions des agrégés sont valorisées grâce aux apports techniques et commerciaux des agrégateurs dans une division du travail basée sur les avantages comparatifs de chacun. Cette forme d’agriculture contractuelle repose sur l’idée, chère à Williamson - prix Nobel d’économie 2009 -, que  la «minimisation des coûts de transaction» constitue un facteur clé de compétitivité.

Ceci n’a pas grand-chose à voir avec la contractualisation telle qu’elle a été comprise et pratiquée jusqu’à présent. Les diverses formes d’agriculture contractuelle ont pour but de mobiliser le potentiel de production et de création de valeur que recèle la meilleure intégration  de la production agricole entre l’amont et l’aval. Plusieurs études ont mis en évidence les externalités positives de l’agriculture contractuelle, notamment celle des produits à haute valeur ajoutée (HVA). Cette agriculture contractuelle concerne  toutes les formes de production qui sont basées sur un accord entre les agriculteurs et leurs acheteurs, pour la production, la livraison et l’achat d’une marchandise, selon des conditions de rémunération fixées à l’avance. La FAO distingue cinq principaux modèles d’agriculture contractuelle.

L’agriculture contractuelle n’est autre chose qu’un accord de collaboration entre deux ou plusieurs acteurs de la filière (principalement producteurs et acheteurs), un accord qui va plus loin que le simple contrat d’approvisionnement.  Les pays expérimentés en matière d’agriculture contractuelle mettent à la disposition des opérateurs des contrats-type et institutionnalisent des dispositifs de régulation des conflits appropriés aux besoins des parties engagées. De ce point de vue également, le PMV est loin du compte, étant donné l’ampleur des domaines à couvrir - cela va de la protection de la propriété intellectuelle, aux unités de poids et mesures.Si cette formalisation venait à manquer, alors on pourrait craindre que la loi du plus fort ne s’installe de nouveau, en matière d’application des dispositions contractuelles, et qu’in fine l’agrégation ne soit, de ce fait, réservée qu’aux initiés. 

Un management public efficient suppose le désempilement des structures existantes

L’étude recommande une restructuration de l’administration autour de «missions» et non plus autour de «métiers» et des corps d’ingénieurs qui les représentent. Cette réforme a abouti à une redéfinition des directions centrales et à la création de Directions régionales. L’étude a également soutenu la création d’agences pour les missions à fort contenu opérationnel, l’ADA pour la mise en œuvre des projets d’investissement du PMV et l’ONSSA pour la sécurité des aliments.

Ce qui dans un premier temps ne pouvait qu’être qualifié de raisonnable comme réforme de l’administration, commence à poser problème au vu de l’empilement des nouvelles structures (agences, régions) sur les anciennes (CT, DPA et ORMVA) et de la répartition des ressources humaines entre elles.

Quelles que soient les raisons de cet état de fait, ceci ne contribue pas à consolider le PMV, mais plutôt à le  fragiliser. En effet, l’incapacité à délimiter les responsabilités exclusives porte atteinte à la faisabilité des projets de partenariat-public-privé, pour lesquels toute superposition de compétences représente un risque3.

Pour autant, il est clair que la cohérence stratégique voudrait que les orientations du PMV soient mises en œuvre de A à Z par des agences d’exécution dédiées aux projets, en dehors des circuits de l’administration générale. La cohérence stratégique suppose aussi que ces agences d’exécution soient dotées de ressources humaines rompues aux techniques «projet», restées «cachées» dans les services administratifs.  L’incohérence se traduit dans les faits par les organigrammes des services extérieurs, qui incluent des missions attribuées aux agences. Il existe par ailleurs, au plan international, d’excellents exemples de structures dédiées à la fois aux projets d’agrégation et aux projets de développement solidaire en Asie et en Amérique Latine. Le pire pour la crédibilité du PMV serait que ces hésitations donnent corps à la rumeur sur la «réversibilité» du processus.

Ouvrir un débat sérieux sur les conditions de mise en œuvre

En optant pour une voie capitaliste, contractuelle et managériale, le PMV met en avant la question plus générale du type de développement capitaliste. Pour ceux qui voient le verre à moitié plein, l’occasion est offerte de rompre avec la version «rentière» du capitalisme agricole, telle que nous l’avons subie jusqu’à présent.

Cette rupture passe d’abord par l’abrogation de la loi du silence qui entoure encore certaines questions clés. La première exigence du capitalisme moderne est d’obliger les responsables politiques à partager l’information. Il faut rompre cette tradition, qui fait de l’information pertinente une ressource rare, accessible uniquement aux initiés.

Rompre ce silence, signifie qu’il faut définir et faire connaître les règles de la compétition entre projets pour accéder au secteur et rechercher une participation maximale de plans. Cela passe aussi par la définition de critères équitables, qui laissent toute leur place aux opérateurs locaux, et des procédures d’évaluation fiables, donc vérifiables.

Rompre le silence suppose également qu’il faut renseigner le public sur les orientations en matière de politique de prix et de revenu agricole, sans lesquelles aucun projet sérieux ne saurait être évalué. Il s’agit également d’offrir aux opérateurs un cadre institutionnel et légal approprié pour la contractualisation.

Rompre ce silence, cela signifie enfin un désempilement des structures et un renforcement des agences dédiées aux projets.

Tant que ces silences n’auront pas été rompus, il y aura de fortes chances pour que le PMV reste englué dans les méandres du capitalisme rentier, et ses pratiques douteuses : absence de politique annoncée, gré à gré, contrats sans valeur légale, superposition des attributions, etc.

Il n’est pas encore trop tard. Pour pallier les lacunes actuelles, on peut imaginer un site web dédié au PMV, et qui inclurait les règles de sélection compétitive des projets d’investissement, les bases de la politique des prix et des revenus agricoles, les contrats type d’agrégation et leurs conditions d’application ainsi qu’un organigramme renforcé de l’agence d’exécution.