Marketing des produits halal

La constitution d’une demande en produits halal est davantage liée à la transformation de la communauté musulmane et de ses exigences qu’à un accroissement de ladite population. Au fil des témoignages, recueillis auprès des commerçants, sur le sens de la consommation halal, nous nous sommes en effet aperçus que l’exigence de consommation halal relève plus d’un besoin social de marquer son appartenance à une communauté particulière que d’une exigence religieuse au sens strict. La catégorie «viande halal» semble donc avant tout répondre à un besoin identitaire, qui émerge dans les années 70, et prend de l’ampleur dans les décennies suivantes, tandis que la communauté musulmane s’implante durablement en France : le commerce halal est en effet largement apparu au moment des regroupements familiaux et de la transformation des politiques migratoires qui, limitant la circulation entre la France et le pays d’origine, ont fixé des populations qui étaient jusque-là en situation transitoire ou étaient perçues et se percevaient comme telles. Désormais installés de manière durable, les musulmans de France se sont mis à exiger des «droits» au particularisme sur le plan alimentaire notamment, au même titre que les juifs, qu’ils mentionnent d’ailleurs volontiers lorsqu’on les questionne sur le sens du halal :

«Les juifs mangent casher, nous mangeons halal, c’est chacun sa dignité», ai-je souvent entendu en guise d’explication.

Un rituel invisible

Parallèlement à ces transformations sociales, le marché de la viande en général a connu de profondes transformations, la plus importante pour le sujet qui nous préoccupe étant l’industrialisation systématique de l’abattage : une directive européenne interdit d’abattre des bêtes en dehors d’abattoirs industriels contrôlés. Depuis, l’abattage artisanal étant interdit, les bouchers musulmans sont dans l’incapacité d’assurer eux-mêmes le rituel, qui se retrouve invisibilisé au sein d’une chaîne technico-commerciale hautement mécanisée, et dont les exigences de rendement sont peu compatibles avec l’exécution d’un rituel religieux. Enfin, pour des raisons politico-religieuses autant que financières, aucune certification rigoureuse n’a réellement été mise en place de manière systématique à ce jour en Europe. La norme halal n’est pas définie en amont par un cadre légal, et elle se définit donc essentiellement dans les pratiques, les arrangements, les mises en scène et les relations commerciales tissées tout au long de la chaîne de production et de commercialisation.

Il s’agit donc de comprendre comment ces commerçants halal vendent de la conformité religieuse, alors que, dans le cadre d’une économie totalement industrialisée, ils ne maîtrisent pas la production de leurs produits, et dès lors ne peuvent être techniquement garants eux-mêmes de la conformité de ceux-ci. Cet article, réalisé sur la base d’un travail de recherche universitaire sur les acteurs les pratiques et les enjeux du commerce de la viande halal en Provence, propose un aperçu des stratégies des principaux acteurs du marché halal à Marseille. 

Réputation, relation au client et prix

La garantie de la «halalité» de la viande est avant tout basée sur la «confiance personnelle» que l’on accorde au commerçant. Les stratégies «marketing» des bouchers sont donc fortement axées, nous allons le voir à travers quelques exemples, sur la capacité à se bâtir une réputation au sein de la communauté musulmane locale. Si les signes religieux (tampons, étiquettes, certificats de mosquées, photos de la Mecque et versets du Coran) sont bien présents dans les boucheries, ils n’apparaissent pourtant pas comme le principal gage de réussite dans ce commerce.

L’observation des commerces et des atmosphères visuelles et sonores déployées nous en disent  long aussi sur les arguments de vente. Les boucheries semblent faites pour incarner à la fois la modernité des grandes surfaces et les ambiances sonores et relationnelles du souk maghrébin. Une atmosphère «comme au bled » - comme le signalent parfois les harangues des hauts parleurs -,  en adéquation avec les garanties d’hygiène des infrastructures commerciales européennes.

Enfin, s’adressant à une communauté en majorité très peu fortunée, le prix est un argument non négligeable dans les arguments de vente et certaines enseignes, nous le verrons, misent quasi entièrement sur ce dernier.

La description des stratégies particulières de quelques-uns des principaux acteurs de ce marché halal marseillais va nous permettre d’illustrer et d’appronfondir le propos.

La famille H1 ou l’éthique commerçante

Cette famille est la plus ancienne famille commerçante halal de Marseille, et  sa légitimité semble reposer entièrement sur cette ancienneté. Dans les discours des membres de cette famille, leurs qualités de bons commerçants, honnêtes, travailleurs, attentionnés et arrangeants en termes de prix, a bien plus d’importance que leur pratique religieuse, qu’ils ne se donnent pas la peine de mettre en avant.

Ils misent beaucoup sur l’argument «prix» dans leur affichage et leurs harangues aux clients. L’une de leur boucherie s’appelle ainsi «1,2,3 euros !». Une sorte de boucherie «discount» qui mise sur le volume et la diversité des produits proposés  pour faire des bénéfices. Leurs boucheries, surtout les plus récentes, ont souvent l’allure de petits supermarchés, ambiance maghrébine festive et accueil chaleureux du client en plus.

M. Z, le bienfaiteur

Les boucheries de M. Z, déployées dans tous les quartiers de la ville, sont de véritables supermarchés, autant par la superficie que par la scénographie et la modernité des installations qu’animent de nombreux employés en uniforme au service du client. L’enseigne est à son nom, clinquante, affichée en très gros caractère au fronton des boucheries.

L’homme a mis en place un outil particulièrement vendeur au moment de l’Aïd : il possède son propre abattoir d’ovins, construit de manière à ce que les clients puissent assister, dans un couloir vitré, aux opérations d’abattage. Sur l’espace devant la boucherie, une semaine avant l’Aïd, des camions livrent des moutons «de toutes les tailles, pour tous les goûts et pour toutes les bourses», comme le clame Mme Z. dans les haut-parleurs. C’est une véritable foire qui prend place dans l’espace qui entoure la boucherie et les abattoirs. Le fond sonore, omniprésent, mêle appels à la prière, musique populaire algérienne, harangues et arguments commerciaux qui mettent en valeur l’accueil chaleureux, les prix bas, les ristournes faciles, la modernité et la propreté des abattoirs et des boucheries.

Deux télévisions sont placées en hauteur, l’une diffusant en boucle des images de l’abattoir, tandis que l’autre est branchée sur une chaîne religieuse satellitaire. Les clients sont invités à venir choisir et tâter leurs moutons dans leurs enclos, pendant que des jeunes filles, drapeaux algériens sur les épaules, proposent aux clients du thé à la menthe. Les clients pourront, le jour de l’Aïd, les mener eux-mêmes jusqu’à l’abattoir Z. «propre et moderne», entend-on clamer, pour une fête «comme au bled», nous dit encore la voix, omniprésente, de Mme Z. qui veille en personne à ce que ses employés mettent à l’aise la clientèle familiale en présence. L’abattoir ouvert au regard du public permet aussi de toucher des clientèles scrupuleuses sur le rite, qui ont l’assurance de voir «de leurs yeux» son accomplissement.

Les jeunes couples portant la tenue fondamentaliste ne sont donc pas rares parmi les clients venus choisir leur mouton pour le jour J. Même en dehors du moment très particulier de l’Aïd, des affiches sur les vitrines de la boucherie affirment que «tous nos agneaux sont abattus dans nos abattoirs selon le rituel musulman». Cet abattoir est pourtant plus une vitrine qu’un véritable outil de production :

en supposant que tous les ovins soient vendus dans ses boucheries (ce qui est déjà peu probable : cet outil très coûteux, fonctionnant seulement deux ou trois matinées par semaine, n’abat que quelques centaines d’agneaux), il ne peut fournir que de l’ovin : la viande bovine, et la volaille proviennent nécessairement d’autres circuits, avec des modes d’abattages bien moins vérifiables.

M. Z «oeuvre» par ailleurs pour la communauté musulmane, finançant la construction de mosquées, offrant des méchouis lors de certains évènements dans les quartiers maghrébins. Il est visiblement en très bons termes avec la plus grosse mosquée algérienne marseillaise, qui recommande à ses fidèles d’aller s’approvisionner chez lui, affirmant que «c’est le seul pour lequel on est sûr que c’est vraiment halal», l’abattoir ouvert au public permettant de s’assurer de visu du respect du rite. Dans les faits, on sait pourtant qu’il se fournit largement ailleurs, jusqu’en Irlande par exemple où les garanties de respect du rite sont très faibles. M. Z semble également avoir des contacts avec la presse locale qui publie parfois des articles assurant qu’il est le seul à respecter réellement le rite (ce qui est, nous l’avons vu, difficilement vérifiable).

M. Z est donc devenu bien plus qu’un commerçant : il a cherché à s’imposer comme un acteur social et politique incontournable pour se bâtir une légitimité.

La relation en plus...

La grande distribution se lance désormais goulûment à l’assaut du marché halal, pratiquant des prix comparables à ceux des commerçants maghrébins. Mais cette concurrence n’inquiète pas trop les bouchers halal : ceux-ci misent sur leur relation privilégiée à la clientèle, sur les conseils prodigués par les femmes de la famille aux clientes, sur la confiance et le lien créés, pour conserver une clientèle qu’ils se plaisent effectivement à choyer. Prendre des nouvelles, saluer des clients qui passent devant leur boucherie pour traverser le marché, faire des réductions et des offres aux clients nouveaux ou réguliers : faire commerce, pour les bouchers de Noailles et du Marché aux Puces, c’est aussi créer un rapport social.

Pour l’instant, cette stratégie sociale semble fonctionner : d’après une étude récente, bien que la grande distribution se soit lancée à l’assaut de ce marché prometteur, «le circuit d’écoulement des produits alimentaires halal passe encore, pour la plus grande partie, par les commerces traditionnels (boucheries musulmanes, marchés…)»2

 

1 Pour préserver l’anonymat, tous les noms propres ont été modifiés

2 Etude de l’institut Solis sur le marché halal, 2010 LA NORME HALAL N’EST PAS DÉFINIE PAR UN CADRE LÉGAL MAIS ESSENTIELLEMENT PAR DES PRATIQUES