Les gamins du Facebook

Les gamins du Facebook

 

Génération Internet, génération «Y», génération des  «natifs du numérique» (digital natives) : toutes ces expressions désignent une même réalité, celle de l’arrivée à l’âge adulte de ceux qui sont nés un peu avant la fin du siècle dernier, au moment où les technologies de l’information et de la communication (TIC) ont connu un essor sans précédent, notamment avec la diffusion massive des différents services Internet. Même s’il concerne aujourd’hui près de deux milliards d’individus1 répartis sur l’ensemble de la planète, le web est resté pendant  «longtemps» - le mot est relatif pour une invention qui n’a guère que quelques décennies d’existence ! - un phénomène propre aux sociétés industrialisées. Trop souvent en retard au regard des critères du développement humain2, associés qui plus est à une religion devenue pour une partie de l’opinion mondiale synonyme d’archaïsme et d’hostilité à la modernité, les pays arabes, à quelques exceptions près, étaient voués, à en croire les experts3, à se tenir à l’écart de la révolution de l’information. Rarement perçue et encore moins étudiée, l’évidence de l’acculturation numérique de la jeunesse n’en est que plus brutalement apparue avec les mouvements sociaux du Printemps arabe. Du jour au lendemain, ou presque, cette région du monde qui passait il y a peu encore pour une sorte de  «trou noir» dans la toile globale des réseaux numériques s’est retrouvée promue au rang de laboratoire des révolutions du troisième millénaire.

A dire vrai, les acteurs eux-mêmes ont été les premiers surpris par l’enchaînement des événements qui ont conduit notamment à la chute des régimes tunisien et égyptien. Quand bien même ces militants tablaient sur la dynamique des réseaux sociaux, ils étaient loin d’espérer un tel succès. En réalité, ce qui a peut-être fait la réussite de ces mouvements, c’est que la classe politique dans son ensemble a été prise au dépourvu par la rapidité des évolutions : comme une digue rompant d’un seul coup, les vagues de protestation de la jeunesse ont renversé des systèmes en place depuis des décennies. Car si les situations diffèrent en Égypte, en Tunisie et dans tous les pays arabes qui connaissent des protestations du même type, on retrouve un même élément : la présence d’une jeunesse dont l’importance, sur le seul plan démographique, constitue un facteur singulier depuis longtemps observé par les démographes. Parmi les phénomènes les plus frappants de ce Printemps arabe figure sans nul doute le constat de cette brutale arrivée sur le devant de la scène de nouveaux acteurs aux parcours inédits. La trajectoire d’un Slim Amamou, blogueur tunisien devenu ministre ou encore celle d’un Wael Ghonim, responsable marketing chez Google et icône de la révolution égyptienne4 qui plaide  aujourd’hui la cause de son pays devant le Congrès américain, illustrent de manière particulièrement saisissante un phénomène qui a déferlé sur la scène politique comme une lame de fond.

Ces deux exemples, parmi bien d’autres, disent bien que cette dynamique sociale s’incarne tout particulièrement dans la sphère des technologies de l’information et de la communication. Même s’il existe de profonds écarts d’un pays à un autre, la forte croissance des pratiques numériques au sein des populations arabes (globalement connectées sur Internet pour 20% d’entre elles) est sans commune mesure avec ce qu’elle était il y a quelques années encore. Pour des sociétés caractérisées - du moins jusqu’à présent - par un renouvellement générationnel particulièrement lent, à commencer au sein du système politique5, cette entrée dans la société numérique est à la fois source d’espoirs mais aussi de tensions, notamment au sein des élites en place qui voient, non sans interrogations et inquiétudes, l’irrésistible ascension des «gamins du Facebook»6. Pour bien comprendre

l’importance des conséquences politiques de l’essor des TIC dans le monde arabe, il convient, paradoxalement, d’accepter dans un premier temps de s’éloigner de ce seul théâtre, réduit à ses dimensions traditionnelles. Comme partout ailleurs dans le monde, l’observation des pratiques des jeunes internautes arabes (où les femmes comptent désormais pour un tiers du total) révèle des motivations parfaitement triviales, et leurs navigations au sein du Réseau des réseaux se font en fonction de préoccupations parfaitement ordinaires. Parmi les sites les plus fréquentés, on trouve ceux de la presse et des médias régionaux (Al-Jazeera en tête), mais aussi ceux qui traitent de questions sentimentales ou sexuelles, ou encore ceux qui font écho aux pratiques culturelles de masse (sport, musique...), sans oublier ceux qui abordent des sujets religieux. Statistiquement, le profil que dessine la masse des requêtes posées en majorité par la jeunesse urbaine éduquée est donc assez conforme à ce que l’on peut observer ailleurs dans la toile mondiale.

Il en va de même avec les fameux «réseaux sociaux», ferments et vecteurs, pour bien des  observateurs, des protestations du Printemps arabe. Coïncidant avec l’accélération des pratiques numériques dans la région, l’essor depuis cinq ou six ans de ce que l’on appelle le web 2.0 se mesure au succès foudroyant de certaines applications. Cependant, s’il est vrai que les réseaux Facebook ou Twitter peuvent acquérir, dans certaines circonstances, une dimension politique, en créant des réseaux d’information et de mobilisation, force est de reconnaître que leur utilisation ordinaire, dans les pays arabes comme ailleurs, ne s’inscrit pas en principe dans ce registre, mais plutôt dans celui de l’affirmation individuelle construisant un «for privé» au gré de navigations ludiques sur Internet. C’est encore plus vrai pour d’autres types de réseaux, bien moins souvent cités lorsqu’il s’agit de commenter les événements de l’actualité mais tout aussi massivement utilisés, à savoir les plates-formes d’échanges de vidéos (YouTube), d’images (Flickr) et plus encore de musiques. Bien qu’il soit rarement mentionné, un site de réseautage social tel que MySpace joue ainsi un rôle considérable vis-à-vis de la constitution d’une nouvelle scène musicale, au sein de laquelle une génération d’artistes noue des relations transnationales en totale rupture avec les règles des industries culturelles qui se sont développées dans la région, en particulier depuis l’essor des chaînes  télévisées commerciales.

A ceux qui en douteraient, la place prise dans les événements tunisiens par le rappeur tunisien El General, mais tout aussi bien l’incroyable créativité artistique dont ont témoigné les rassemblements de la place Tahrir au Caire7, révèle la nature politique que peut prendre, aussi, cette production. A l’évidence, on est loin de posséder des certitudes quant au rôle qu’ont pu jouer les réseaux sociaux dans les bouleversements du Printemps arabe. Toutefois, s’il est imprudent de parler de «révolution Twitter» ou Facebook, les «origines culturelles numériques» des révolutions arabes n’en sont pas moins réelles. A côté des légitimes questionnements que l’on peut développer sur le potentiel d’Internet en tant qu’outil de communication capable de révéler des réalités trop longtemps cachées à la connaissance des populations, ou même en tant que vecteur de mobilisations susceptibles de créer de nouveaux rapports de force sur le terrain, il faut ainsi certainement s’interroger sur les conséquences politiques de la constitution par cette génération des «natifs du numérique» d’un nouvel espace public de dialogue et d’échange.

Il y a certainement de la naïveté à croire que l’éclatement en chaîne de révolutions est la nécessaire conséquence de la formidable explosion quantitative des réseaux sociaux  dont le rôle ne peut être que très marginal sur le terrain de la confrontation politique directe. Pour autant, le rôle des  pratiques numériques ne doit pas être sous-estimé dès lors qu’il s’agit de forger, dans un environnement radicalement transformé, de nouvelles identités connectées à des plates-formes collectives où les expressions individuelles peuvent entrer en interaction pour œuvrer à la définition d’un projet social collectif.

http://www.internetworldstats.com/stats.htm

2 Voir les rapports arabes sur le développement humain publiés depuis 2002 par l’UNDP : http://www.arab-hdr.org/

3 Voir, entre autres exemples, Bukhart Grey E. and Older Susan, The Information Revolution in the Middle East and North Africa, Rand Foundation, 2003, http://www.rand.org/pubs/monograph_reports/2005/MR1653.pdf

4 «Wael Ghonim, nouvelle icône de la révolution égyptienne», Le Monde, 9 février 2011 (http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/02/09/wael-ghonim-nouvelle-icone-de-la-revolution-egyptienne_1477199_3218.html ; avec des extraits vidéo d’entretiens sur la chaîne égyptienne Dream)

5 Droz-Vincent, Ph., Moyen Orient : pouvoirs autoritaires, sociétés bloquées, Paris, Presses universitaires de France, 2004

6 L’expression est du Syrien Durayd Lahham, vedette aujourd’hui vieillisante de la scène artistique arabe

7 Voir le dossier «Signs of the Times : the Popular Literature of Tahrir», réalisé par la revue ArtǝEast : http://arteeast.org/pages/literature/641