La place et les complémentarités du privé

La place et les complémentarités du privé

Au Maroc, au début des années 80, au moment même où les universités publiques commençaient à être submergées par la demande, les premiers établissements privés du supérieur se sont mis en place.

La place de l’enseignement supérieur privé dans le contexte marocain

Au départ, ce jeune secteur s’est développé « un peu dans le désordre ». Il était surtout perçu comme une solution alternative réservée aux nantis qui leur offre une parade aux barrières d’accès (concours) aux établissements publics (particulièrement dans les filières d’ingénierie, de classes prépa, des professions réglementées : médecine, santé, pharmacie, dentaire, architecture…). Cette perception a connu une évolution dans la mesure où le privé s’est progressivement forgé son propre modèle, relativement plus lié au marché de l’emploi. En effet, le privé semble être, de plus en plus, perçu comme assurant une meilleure adéquation du couple formation-emploi. En tant que recruteur, le secteur économique privé aurait une préférence pour les lauréats du privé comme en atteste la présence nombreuse de ses lauréats parmi les cadres bancaires et ceux des multinationales (une meilleur insertion qui pourrait s’expliquer par de multiples raisons, notamment par la maîtrise des langues, le professionnalisme et les compétences méthodologiques des lauréats du privé).

La perception de l’enseignement privé ne serait donc pas figée, elle serait évolutive : dans un premier temps et jusqu’à la fin des années 90, un lauréat issu du public était plus valorisé sur le marché de l’emploi aussi bien des secteurs privé que public, puis la tendance s’est inversée. Selon les répondants, l’enseignement public pâtit aujourd’hui d’une mauvaise perception à cause de ses critères de recrutement, de la qualité des professeurs, de la faiblesse des débouchés et du fort taux de chômage de ses lauréats. Ainsi, le privé supérieur s’est construit « sur les ruines du public », diront les répondants qui estiment que l’essor de l’enseignement privé révèle « le désistement partiel de l’État ».

Les établissements d’enseignement supérieur publics ont besoin de décompression. Ils reçoivent de plus en plus de bacheliers (environ 12% d’étudiants de plus chaque année), alors que leurs capacités d’accueil a déjà dépassé leurs limites. Cela offre des opportunités indéniables aux privés bien que, selon certains participants, le secteur souffre d’une baisse des inscriptions qui tourne autour des 20%. Cela n’est pas uniquement le cas des institutions les plus chères (dont l’inscription coûte environ 60 000 dirhams par an), des écoles moins onéreuses (à 25 000 dirhams/an) souffrent de la même manière. Au sujet des frais d’inscriptions, il est à noter que, globalement, l’enseignement est coûteux. L’université publique « gratuite » coûte en réalité, au contribuable une moyenne annuelle de 30 000 dirhams par an et par étudiant. Dans l’ensemble, un étudiant diplômé coûte en moyenne 600 000 dirhams à l’Etat (un étudiant dans les établissements à accès limité et dans les professions règlementées reviendrait même à un million de dirhams). Pourquoi ces chiffres excessifs ? C’est à cause du très lourd taux de perdition pour le Maroc, explique un intervenant bien informé.

Ainsi, l’enseignement privé supérieur serait une soupape de sécurité au Maroc. Mais celui-ci demeure à géométrie variable. Il s’agit de 190 institutions reconnues dont 56 proposent une  formation médicale, paramédicale et en  ingénierie, et 130 qui offrent des formations en marketing et management. Le caractère encore réduit de ce supérieur privé est un fait. Sa place, qu’il soit « privé de tout » ou « privilégié » dans le secteur est de 5,4% », selon une participante. Il est peu représentatif au niveau de la carte de formation nationale, comme il n’a aucune percée dans le milieu rural.

Réalités en termes de gestion de la place du privé

Mais, au-delà de ces considérations de conjoncture, se pose un double problème de gouvernance. À l’incohérence des politiques publiques se mêlent le manque de vision des institutions privées et l’importance des opportunités non saisies. Si, au départ, les opérateurs du secteur ont fondé beaucoup d’espoir sur la loi de 2000, leur élan aurait été compromis après la sortie du décret sur l’accréditation. Selon les participants au focus groups, « la force du privé, c’était justement sa souplesse, la possibilité de créer des options du jour au lendemain pour répondre à la demande de l’entreprise ». Or, le ministère de tutelle « traîne volontairement à mettre en place le cadre réglementaire permettant l’équivalence et la reconnaissance des diplômes délivrés par les écoles privées »1. En effet, un participant regrette que « quinze ans après la loi 01-00, les textes règlementaires accompagnant l’énoncé des différents articles de la loi ne soient pas encore sortis ». Cette situation crée un paradoxe au niveau de la formation interne puisque le cahier de charges interdit aux écoles de recruter des titulaires n’ayant pas des diplômes étatiques, elles sont amenées à refuser leurs propres lauréats et « à embaucher des diplômés qui n’ont que le diplôme public, sans la moindre compétence ! ».

De plus, parmi les opportunités non saisies, les participants évoquent la faiblesse des partenariats public-privé. Même si « la loi 01.00 ouvre la possibilité de contractualité des formations, très peu d’opérateurs privés ont tissé des relations de partenariat avec l’université pour la formation des formateurs ».  Les participants estiment qu’on est encore loin d’avoir atteint les objectifs de la loi 01-00 qui définit le privé comme un partenaire du public, notamment en matière de formation, d’accès à la technologie et de recherche scientifique ; cela relèverait « sinon de la fiction au moins des ambitions encore inabordables ».

Quelles sont les attentes en termes de reconnaissance du privé et de complémentarité public-privé ?

La principale attente exprimée est celle de l’amélioration de la qualité de l’enseignement supérieur privé. Les participants regrettent l’existence d’une catégorie bas de gamme qui récupère les étudiants n’ayant pas réussi dans le public pour leur « vendre des diplômes ». L’État voudrait continuer, selon eux, à garder la main sur le secteur « avec un regard sur le contenu, sur le recrutement, sur les professeurs ». Mais c’est l’anarchie, disent les participants : « On a vu des écoles se créer dans des appartements de deux pièces ; on a vu des écoles se créer dans des caves. L’État laissant faire ! ». Par ailleurs, même si un cahier de normes pédagogiques national existe, « dans un contexte de déficit de transparence, le privé ne le respecte pas ».

Malgré ce constat, les participants reconnaissent que le secteur privé a également certaines réussites entièrement méritées. Certains établissements, déjà labellisés et certifiés (ISO), offrent les avantages de la proximité, de petits groupes, de suivi, de l’encadrement, chose que l’université publique ne peut plus offrir. Un des participants n’a pas hésité à en parler : « C’est une fierté aujourd’hui qu’un établissement supérieur privé totalise 3000 étudiants avec plus de 500 à 600 lauréats par an et s’assure d’un taux de recrutement au-delà de 85% ». Tous étaient également unanimes à considérer positivement « l’effet d’entrainement provoqué par les partenariats avec l’étranger donnant de nouvelles crédibilités, notamment le co-diplôme ». Par ailleurs, les participants ont apprécié que « dans un souci de solidarité sociale, les établissements couvriraient 30% des frais d’inscription d’étudiants boursiers ».

Les échanges entre les participants ont également mis en évidence la nécessité de créer des passerelles entre le public et le privé et de renforcer le rôle de l’État qui devrait encourager le secteur privé en ouvrant l’accès aux infrastructures des universités (laboratoires…) et en généralisant les partenariats public-privé (en contrepartie d’avantages fonciers et de crédits) notamment au niveau de la formation continue, de formation de formateurs.

De même, les participants proposent la mise en place de prestations de services demandées à l’État que le privé pourrait rémunérer avec des conditions avantageuses, pour éviter l’investissement de départ très lourd. Un des participants se demande justement si le privé a les moyens de couvrir tous les secteurs de formation dont le pays a besoin. Il cite notamment les exemples des formations en mécanique qui exigent des bancs d’essai qui coûtent 10 millions de dirhams et des formations des techniciens radiologues qui nécessitent un investissement d’un milliard de dirhams (sachant qu’un IRM dernière génération coûte 30 millions de dirhams). Quel porteur de projet serait en mesure d’investir de telles sommes  pour avoir un retour d’investissement sur vingt ans ? Combien faudrait-il d’étudiants pour rentabiliser cet investissement ? Combien d’années de formation ? À combien devraient s’élever les frais d’études ? La question de la gouvernance, c’est aussi cet espace d’interrogations majeures sur les relations du privé, de l’État et des bénéficiaires.

Enfin, les participants expriment différentes attentes comme celles de la valorisation du statut de chercheur, actuellement très peu attrayant, la mise en place de modes de financement pour les projets innovants, ainsi que la poursuite du développement de la coopération avec les institutions étrangères réputées, notamment à travers la co-diplomation.

Que se passe-t-il dans l’enseignement secondaire ?

Selon les participants au focus group, le poids du secteur privé dans l’enseignement secondaire ne représente que 6% au niveau national. Il serait par conséquent encore loin d’atteindre les 20% souhaités par la réforme de 2000 et cela s’expliquerait par l’érosion du pouvoir d’achat de la classe moyenne au Maroc. Les participants observent également que la répartition territoriale de l’enseignement primaire et secondaire privé dans le système national est marqué par de fortes disparités régionales. Si trois régions capitalisant avec 13%, ce pourcentage tombe à 2% ou 3% dans la grande majorité des régions.

Perception du Privé par le Public

Bien que la perception de l’enseignement privé bénéficie de l’« image dévalorisée du public » qui en fait un avantage par défaut, elle est surtout marquée par deux visions : la première est celle de promoteurs et intervenants cherchant à se faire de l’argent sans véritables projets pédagogiques au détriment du besoin fondamental des enfants à l’éducation, alors que la deuxième le considère comme un facteur de discrimination, car tout le monde ne peut pas y accéder, mais aussi un facteur de démarcation par une qualité relative.

Les participants décrivent l’école privée comme un lieu refuge pour enfants gâtés dans un contexte d’inégalités à la base où se côtoient des professeurs vacataires issus du public (leur assiduité et motivation à l’école publique en seraient d’ailleurs fortement affectés), des enseignants titulaires qui manquent, parfois, de formation pédagogique et des élèves qui fuient les écoles publiques dévalorisées.

Cependant, les participants reconnaissent au privé certains mérites, il offrirait notamment une meilleure discipline, une assiduité et une continuité que le public n’arriverait plus à assurer aujourd’hui. Ils apprécient également l’implication des parents, alors que leur absentéisme serait radical dans les écoles publiques ! Par ailleurs, le niveau des élèves du privé serait souvent supérieur à celui des élèves du public, bien que des suspicions « souvent avérées » pèsent sur la notation, le contrôle et l’évaluation des élèves.

Réalités en termes de gestion de la place du Privé

Les participants avancent que l’enseignement privé n’est pas vraiment contrôlé. Une participante a insisté sur le fait que ce secteur « illustre l’état de  l’élève-client, où les institutions privées proposent ou imposent, y compris à leurs propres élèves des cours de soutien rémunérés ». Par ailleurs, certains participants font remarquer que certaines « institutions d’enseignement privées trichent en matière de conditions d’exercice de leur activité. Par exemple, ils ont l’obligation d’avoir un directeur pédagogique, le patron ira mettre le nom de sa femme comme directrice pédagogique laquelle sera rarement  là. Elle viendra de temps en temps pour signer les papiers qu’il faudra signer, c’est tout ».

De même, les participants sont unanimes à dire que « souvent, des établissements scolaires éliminent les notes des contrôles continus leur substituant des notes fictives. Il y a de la complaisance et du dopage ». De même, les établissements privés ne feraient le suivi de leurs élèves que dans la mesure de leur strict intérêt. Un élève médiocre, pourtant inscrit chez eux depuis le primaire et arrivé au baccalauréat, peut se retrouver orienté par leurs soins vers l’option « lettres » parce qu’ils n’ont pas cette option afin de le mettre légalement à la porte. Ils préfèrent s’en débarrasser parce qu’il ne sera pas inscrit parmi les meilleurs bacheliers.

Attentes en termes de reconnaissance du privé et de complémentarité public-privé

La première des attentes exprimée est celle de la transparence à la fois administrative et pédagogique. Face à la très forte augmentation du nombre d’élèves, les participants proposent d’envisager un véritable partenariat public-privé. L’État ne peut pas tout faire, il faudrait identifier les besoins, faire confiance à des professionnels pour des projets ciblés, des objectifs, et des publics ciblés et spécifiques. Plusieurs participants ont même estimé que « l’État pourrait obliger les écoles privées à s’engager dans la formation des professeurs plutôt que leur faire payer des impôts et des taxes et les obliger à alphabétiser gratuitement ou à ouvrir leurs locaux à un pourcentage d’enfants pauvres ». Les participants invitent donc à la réflexion sur d’autres formes du privé : « À côté du privé lucratif, on peut penser à un privé à but non lucratif, contractuel avec l’État et sous son contrôle pédagogique, administratif et budgétaire », ou encore sur de nouvelles formules de tarification qui tiendraient compte des revenus des parents. 

Certains participants, encore plus ambitieux, ont même proposé le recours à un classement des établissements privés, qui accepteraient une bonne articulation avec la carte éducative publique nationale. Cette dernière définirait les zones où il y a un besoin pour répondre à l’attente publique, et ce, en contrepartie d’incitations ! Rêvons un peu…